Mesdames et messieurs les parlementaires, je vous remercie de votre présence. Je commencerai par des propos, un peu généraux, sur l'activité agricole, en la rattachant au développement durable et en en présentant les grands défis.
Nous avons intégré dans nos réflexions une dimension qui n'est pas nouvelle en soi mais qui prend sans doute une acuité particulière : la demande alimentaire mondiale, sur laquelle je voudrais dire quelques mots.
On a l'habitude de traiter cette question sous l'angle exclusif des volumes ou des quantités disponibles au regard de la démographie mondiale, qui est en forte expansion – d'ici à 2050, on annonce 9 milliards d'êtres humains. Mais il ne faut pas négliger un autre aspect, à savoir l'évolution des modes alimentaires à travers le monde.
L'accroissement du niveau de vie dans un certain nombre de régions du monde – pays émergents et pays en voie de développement – s'accompagne en effet d'une modification des modes de consommation : alors que l'alimentation était essentiellement basée sur des protéines végétales, on y consomme de plus en plus de protéines animales. Les conséquences en sont extrêmement importantes. Trois chiffres suffisent à le démontrer : lorsque l'on consomme une unité de protéines végétales, une unité reste une unité ; lorsque l'on consomme la même unité sous forme de viande blanche, il faut pratiquement multiplier par trois les volumes en équivalent végétal pour obtenir la même fonctionnalité nutritionnelle ; lorsque l'on consomme la même unité sous forme de viande rouge, le rapport passe de un à sept. La conjugaison de ces deux phénomènes est particulièrement nette en Chine. Grand pays exportateur jusque dans les années 2000, celle-ci est devenue l'un des premiers importateurs mondiaux, notamment en soja nord et sud-américain.
La réduction de plusieurs facteurs de production constitue un autre défi d'importance.
D'abord, la raréfaction des terres arables. Certes, il y en a toujours. Mais encore faut-il qu'elles soient exploitables. Ce n'est pas aussi simple que cela, en particulier sur le continent africain.
Ensuite et enfin, la raréfaction de l'accès à l'eau potable – du moins dans certaines régions – et à des investissements de développement ou d'infrastructures. Les grandes organisations internationales, comme la Banque mondiale ou le FMI, l'ont révélé : il y a une vingtaine d'années, l'aide au développement représentait, pour les pays du Sud, 20 % du soutien global apporté au secteur agricole et alimentaire. Aujourd'hui, ce pourcentage est tombé à 4 %, ce qui est notoirement insuffisant.
Cela nous amène à aborder un autre enjeu sur lequel nous travaillons activement. Jusque dans les années 2000, nous étions en effet convaincus que le monde se partageait entre des pays producteurs et exportateurs d'un côté, et des pays consommateurs et importateurs de l'autre. Mais une telle théorie n'est plus d'actualité. Cette théorie se traduisait, notamment à l'OMC, par la réduction de toutes les formes de protection – protection douanière, contingents, etc – entre les États-Unis, le Canada, l'Amérique latine et l'Europe – élargie à la Russie, à l'Ukraine et au Kazakhstan – qui avaient de fortes capacités de production agricole, et le reste du monde qui devenait progressivement importateur.
Nous sommes aujourd'hui incités à repenser ce modèle et à considérer qu'il faut privilégier une action beaucoup plus transversale, favorisant l'émergence de toutes les formes d'agriculture à travers le monde. Pour prendre un exemple très contrasté mais qui illustre bien mes propos, nous avons organisé, en 2011 à Paris, à l'OCDE, ce que nous avons appelé un « G120 » qui a réuni 120 délégations d'agriculteurs ou représentants agricoles de la planète. Il s'est tenu en amont du G20, organisé sous présidence française. Il est ressorti de ce G120 qu'il était finalement tout aussi important de considérer qu'un agriculteur brésilien possédant 15 000 ou 20 000 hectares avait autant d'importance, sur le plan agricole et alimentaire, qu'un agriculteur japonais avec 2 hectares, sept rotations par an, très intensives. L'une et l'autre de ces agricultures ne s'opposent plus comme c'était auparavant le cas. Cela montre que nous ne pourrons plus régler nos problèmes alimentaires uniquement sous un biais commercial, au sens « OMC » du terme, et que nous devrons reconsidérer ce qui pouvait apparaître comme acquis après les accords de Marrakech en 1995 et toute la phase de négociations qui s'en est suivie dans les années 2000 – conférences de Doha et de Hong-Kong.
Dans ce contexte nouveau, nous devrons sans doute intégrer deux phénomènes qui ne sont pas nouveaux en soi, mais qui ont pris beaucoup d'importance. Le premier est la récurrence des grands évènements climatiques à travers le monde. Les épisodes de sécheresse ou, à l'inverse, les inondations ou les ouragans ou autres cataclysmes qui se produisent à l'échelle de grandes régions, ont des impacts très forts sur la production agricole. Aujourd'hui, il est difficile de maîtriser la production mondiale, ce qui conduit de facto le marché financier à porter un autre regard sur les matières premières agricoles. C'est le second phénomène.
Par exemple, on a découvert en 2006-2007 que les matières premières agricoles pouvaient faire l'objet d'une spéculation financière, tout comme les autres types de matières premières – ferreuses, issues du pétrole, métaux précieux, etc. Avant 2007, on échangeait chaque année à Chicago cinq fois la récolte mondiale de blé, alors qu'en 2007-2008, on l'a échangée quarante-cinq fois. Ces afflux de capitaux ont accentué les phénomènes de volatilité auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés. Les profits réalisés sur un très court terme finissent par déstabiliser singulièrement les marchés agricoles et alimentaires – même si, en valeur absolue, le niveau moyen des échanges mondiaux de l'ensemble des produits atteint au maximum 15 % de la production mondiale.
De fait, les marchés financiers ont aujourd'hui une influence réelle sur la teneur des marchés agricoles et alimentaires. D'où la demande que nous avons exprimée à plusieurs reprises, notamment à l'occasion du G20 agricole de Paris, d'un minimum d'encadrement de ces marchés financiers : davantage de transparence sur les opérations, et éventuellement, application de limites de position. Au fond, dix ou douze opérateurs mondiaux, pourraient aujourd'hui s'offrir à eux seuls une récolte mondiale. C'est évidemment extrêmement dangereux.
Rajoutez à cela les difficultés que rencontrent les politiques agricoles mondiales à consacrer quelques moyens – comme c'était le cas autrefois – à des politiques de stockage interannuel, et le cocktail devient assez explosif. En effet, comment peut-on, dans ces conditions, réguler la production agricole au regard des besoins alimentaires ?
Pour terminer ce propos introductif, je résumerai en quelques mots ce qui nous motive – du moins en tant qu'agriculteurs français : la double performance, aussi bien sur le plan économique que sur le plan environnemental.
Mais cela doit aller de pair avec le maintien de la diversité de notre agriculture, qui constitue une grande richesse pour notre pays. Cette diversité provient à la fois du type de production et d'alimentation que nous sommes à même de proposer, mais aussi de la différenciation qu'expriment aujourd'hui nos territoires en tant que tels. Voilà pourquoi – notamment à l'occasion de la future réforme de la PAC – la France entend conserver, à travers des instruments de nature politique et publique, l'identité de son agriculture. Il ne faudrait pas que, demain, celle-ci se trouve « banalisée » autour de quelques grands secteurs.
Nous ne pouvons pas laisser sous silence ce qui sera sans doute un point d'achoppement dans les négociations commerciales que nous menons – avec le Canada – ou que nous allons mener – avec les États-Unis. En effet, il est fort probable que nous nous affrontions, non seulement sur des questions de droits de douane et de contingents, mais encore sur des questions non tarifaires, à savoir : au regard de ce que sont nos alimentations respectives, quelle agriculture voulons-nous ? La confrontation sera culturelle, identitaire et historique. Nous souhaitons préserver ce qui nous différencie, à savoir des modes de production assis sur des cahiers de charges, la recherche de la qualité, voire de l'excellence à tous les stades de la filière. En face de nous, notamment aux États-Unis, ce sont les aspects sanitaires et hygiéniques qui priment. On pourrait même parler d'exception culturelle appliquée à l'agriculture, ou du moins à l'alimentation.