Au-delà de l'adaptation des postes de travail aux individus, l'ergonomie vise à améliorer les conditions de travail dans un objectif de conciliation entre la santé des salariés et la « santé » économique de l'entreprise.
Par santé des salariés, nous entendons un état de bien-être, un équilibre entre les différentes sphères de l'individu : la sphère physique, mais également les sphères psychique et sociale. La sphère psychique concerne l'affect dans le travail, c'est-à-dire le sens que le salarié donne à son activité professionnelle et la reconnaissance qu'il en obtient. Ce thème est important à l'heure du débat sur les risques psychosociaux. La sphère sociale concerne la vie hors travail, c'est-à-dire la vie familiale et parentale des salariés. À cet égard, nous savons tous ici que « le travail a le bras long »…
En tant qu'ergonomes, nous analysons les situations de travail dans leur ensemble en vue de leur transformation. Point très important : nous analysons le travail réel, ce qui signifie que nous distinguons le travail tel que le pensent les concepteurs et le travail tel qu'il est réellement exécuté par les salariés qui s'approprient des consignes et font face à des dysfonctionnements. Pour ce faire, nous intervenons principalement au sein des entreprises, c'est-à-dire au plus près des salariés. Charles Gadbois a passé une grande partie de sa vie à l'hôpital auprès des infirmières, des aides-soignantes et des agents sanitaires hospitaliers (ASH). Ensemble, nous avons mené un grand nombre d'études auprès des agents de la RATP et de la SNCF. Ainsi, en accompagnant ces travailleurs, de jour comme de nuit, quels que soient leurs horaires, nous comprenons en quoi consiste réellement leur travail – au-delà de ce que nous en dit leur hiérarchie.
M. Gadbois et moi-même nous sommes toujours intéressés à la composante temporelle, qui nous semble fondamentale. À ce titre, nous observons les effets de l'organisation du temps de travail sur la santé des salariés, mais aussi sur leur vie familiale et leur vie sociale. Et nous nous apercevons que la frontière entre la vie au travail et la vie hors travail est de plus en plus poreuse, qu'il y a en quelque sorte une diffusion du travail et de ses contraintes dans la vie hors travail.
Nous sommes intervenus auprès de femmes qui travaillent la nuit ou en horaires postés – en 3x8, en 4x8, en 2x12 heures, très fréquents dans le secteur hospitalier. Nous avons analysé leurs effets sur la santé physique et la santé psychique des salariées, leurs conséquences en termes d'équilibre vie au travail et vie hors travail, mais aussi les différences qui peuvent exister entre les hommes et les femmes qui ont un même horaire de travail.
Nous avons travaillé dans le secteur hospitalier, celui de la distribution – caissières d'hypermarché, charcutières, employées de libres services –, mais aussi sur des métiers qui ont été ouverts aux femmes comme celui d'agent des douanes, sur lequel Charles Gadbois et moi avons fait une étude pendant deux ans. Actuellement, nous menons une étude sur le métier de conducteur de bus, qui se féminise également. Une fédération nous a en outre sollicités sur les horaires et la temporalité du travail des femmes de ménage de bureau, dont le service se déroule très tôt le matin, entre cinq et huit heures, et tard le soir, entre dix-huit heures et vingt-deux heures. Nous avons donc rencontré les salariés travaillant dans tous ces secteurs et avons analysé leur activité en les interrogeant sur les exigences de leur métier.
La question de la temporalité se pose de manière différente depuis quelques années en raison du contexte sociétal qui a beaucoup évolué, en particulier avec l'augmentation des familles monoparentales puisque, de nos jours, environ 2 millions de femmes vivent seules avec leurs enfants. Cette situation pose la question du travail à temps partiel et de la précarité de l'emploi et, par conséquent, celle de la difficile conciliation activité professionnelle - vie familiale pour les femmes seules avec enfants. Après avoir mené en 1993 une étude sur les caissières pour l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), je constate dix ans plus tard que leur situation ne s'est malheureusement pas améliorée du point de vue de la précarité, les contraintes pesant sur ces salariés à temps partiel s'étant renforcées. Ce phénomène soulève le problème des travailleuses pauvres, que l'on rencontre dans certains secteurs professionnels, parfois même chez les fonctionnaires d'État. La question de l'égalité hommes femmes prend toute sa dimension dans ce contexte.