Dans la grande distribution, les horaires changent tous les jours et toutes les semaines ; ils sont en outre calculés quart d'heure par quart d'heure en vue de l'ajustement du nombre de salariés au nombre de clients présents dans le magasin. Au-delà de la question de la fragmentation du temps de travail, cet ajustement pose la question de la pénibilité. Dans notre jargon, nous parlons de prolifération des horaires atypiques, phénomène qui n'existait pas il y a vingt ans. Ces horaires atypiques sont devenus la norme : un tiers seulement des salariés en France travaillent aujourd'hui selon un régime diurne et régulier, c'est-à-dire proche des horaires de bureau. Par conséquent, en tant que chercheurs, nous sommes confrontés à de nouvelles organisations temporelles sur lesquelles nous n'avons pas encore le recul nécessaire pour donner des conseils avisés aux entreprises. Par contre, nous savons que le travail de nuit et les horaires de travail posté ne sont pas bénéfiques pour la santé, comme en attestent la majorité des études nationales et internationales, et que les horaires atypiques – tôt le matin et tard le soir – ne dérogent pas à cette règle.
Les femmes ne sont pas épargnées par ce phénomène car elles sont plus nombreuses que les hommes à travailler au contact de la clientèle. L'adaptation du temps de travail à la fluctuation des clients, des patients ou des usagers, leur pose toute une série de questions organisationnelles compliquées à gérer. En changeant d'horaires tous les jours et toutes les semaines, ces femmes ont de plus en plus de mal à gérer leur vie au travail, mais aussi leur vie hors travail, au point qu'elles peuvent se tromper dans leur emploi du temps. Cet emploi du temps détermine également le temps qu'il leur reste pour leur vie personnelle, en particulier pour leurs enfants.
Au surplus, l'augmentation des heures, non pas supplémentaires, mais complémentaires – car les femmes sont plus nombreuses que les hommes à travailler à temps partiel –, complique encore les choses. Une caissière devant terminer son service à seize heures à qui l'on demande de prolonger son activité de deux heures pour faire face à la fluctuation inopinée de la clientèle ratera la sortie de l'école ! En vérité, si elle accepte de travailler davantage, elle devra gérer dans l'urgence la prise en charge de ses enfants, ce qui constitue une source de stress épouvantable ; mais si elle refuse, elle court le risque de ne pas se voir proposer à l'avenir d'autres heures complémentaires, dont elle a besoin car son temps partiel ne lui fournit pas un revenu suffisant !
En tant qu'ergonomes, nous entendons parfois des choses hallucinantes dans les entreprises : pour des emplois de caissières, certains recruteurs choisissent plutôt des femmes célibataires avec enfants car elles acceptent davantage les contraintes du fait qu'elles ont besoin de travailler ! Ce sont les réalités du travail : les entreprises choisissent une population fragilisée afin de pouvoir augmenter la flexibilité…
En outre, comme l'ont montré nos travaux, les salariées à temps partiel ne sont pas en meilleure santé que les femmes travaillant à temps plein, car elles sont systématiquement positionnées au moment où la charge de travail est la plus importante. Or subir les exigences les plus fortes est extrêmement coûteux en termes de stress et d'épuisement.
Par ailleurs, une femme et un homme ne vivent pas de la même manière des horaires identiques. Comme nous l'avons constaté dans tous les travaux que nous avons menés dans l'industrie et le secteur hospitalier, une femme qui termine son service à quatre ou cinq heures du matin ne se couche jamais avant neuf heures du matin car elle sait qu'elle va devoir s'occuper de ses enfants et les accompagner à l'école. Un homme ayant les mêmes horaires se couche en rentrant chez lui à six heures. Or comme le montrent toutes les études scientifiques, plus on se couche tôt, plus on a un sommeil de qualité – autrement dit, il vaut mieux se coucher à six heures qu'à neuf heures. Vous imaginez ce que cela signifie en termes de perturbation de l'horloge biologique et d'altération de la santé de ces salariées.
En tant qu'expert à l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) sur le travail de nuit et le travail posté, je peux vous dire que les effets du travail de nuit sur la santé des femmes comme des hommes sont importants. Plusieurs études scientifiques font état de la probabilité de développer un cancer du sein chez les femmes travaillant la nuit. Nous faisons actuellement le point sur la littérature nationale et internationale sur le sujet. On le sait : la perturbation de l'horloge biologique n'a pas les mêmes conséquences selon qu'il s'agit d'une femme et d'un homme.
Nous avons noté que certaines pratiques, comme les horaires coupés, sont davantage imposées à des populations féminines, comme les femmes de ménage et les caissières. C'est aussi le cas pour les conductrices de bus, notamment de transport scolaire, qui travaillent davantage le matin et le soir. Ces salariés peuvent parfois attendre quatre à cinq heures sur le lieu de l'entreprise pendant leur coupure, et elles sont plus nombreuses que les hommes dans les salles de pause car, dans les milieux modestes, c'est le conjoint qui a la voiture et qui les dépose au travail. Le coût de l'essence entre évidemment en ligne de compte, ce qui fait que les niveaux de salaires jouent en défaveur la qualité de vie de ces femmes.
Nous avons également observé que des métiers s'ouvrent aux femmes, comme celui de douanier. Néanmoins, les femmes qui entrent dans des corporations essentiellement masculines doivent faire deux fois plus que les hommes pour convaincre qu'elles sont aussi capables qu'eux pour le même travail – nous avons même vu une femme douanière dans une brigade de sept douaniers changer elle-même la roue crevée du fourgon ! Nous avons également constaté que les femmes dans les douanes se voient confier les tâches les plus difficiles, auprès des usagers notamment, afin d'apporter la preuve de leur fermeté. Or le fait d'être envoyées au front représente pour ces femmes un coût qui se surajoute à leur activité.