Intervention de Michel Reynaud

Réunion du 9 juillet 2013 à 9h00
Commission des affaires sociales

Michel Reynaud, chef du service de psychiatrie et d'addictologie de l'hôpital Paul-Brousse :

La cinquantaine d'experts qui composaient le groupe que j'ai animé m'ont remis leurs conclusions en fonction de leurs spécialisations. Le groupe de pilotage, quant à lui, comprenait des épidémiologistes, un juriste, un économiste, une sociologue, des représentants de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) et de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), une spécialiste du marketing.

Notre objectif était de repérer et de définir les possibilités de réduire les dommages liés aux addictions. Il est temps, en effet, de sortir des incantations. C'est pourquoi nous ne nous sommes appuyés que sur des données validées dans le domaine médical comme au plan juridique, économique ou épidémiologique, de façon à dégager des pistes de réussite.

Nous avons refusé de censurer nos conclusions, tout en sachant que les arbitrages prendront en considération d'autres considérations que sanitaires. L'addiction est la rencontre, dans un contexte précis, d'un individu vulnérable et d'un produit. Or c'est sur le contexte que vous, législateurs, avez la possibilité d'agir, en modifiant la disponibilité des produits et leur représentation pour les rendre moins incitatifs, l'action sur les individus étant du ressort des praticiens.

Ces cinq dernières années a été conduite une politique aussi répressive que possible en matière de drogues illicites : or nous avons assisté parallèlement à une augmentation des consommations de tabac et d'alcool, notamment chez les jeunes, voire les jeunes femmes. Le phénomène étant récent, nous ne disposons que de rares données épidémiologiques, en provenance des services d'urgences. Cette alcoolisation constituera le prochain gros problème de santé publique, comme l'augmentation de la consommation de tabac chez les jeunes femmes entraîne aujourd'hui des conséquences importantes en termes cardio-vasculaires ou pulmonaires. De même que nous avions prévu que le cancer du poumon deviendrait le premier cancer chez la femme, nous avons prédit l'augmentation des consommations nocives d'alcool chez les jeunes : je le répète, elle entraînera à plus ou moins long terme une catastrophe de santé publique. Je ne fais qu'aligner des faits.

La répression de la consommation du cannabis n'a pas empêché son augmentation, la France étant le premier consommateur d'Europe. Il convient aussi de noter la croissance exponentielle des drogues de synthèse proposées sur Internet – il ne se passe plus de semaine sans qu'une nouvelle drogue surgisse, puisqu'il est très facile à la fois d'en fabriquer et de s'en procurer. Les dommages ne sont pas prévisibles, compte tenu des changements incessants de molécules.

Le tabac provoque chaque année 70 000 décès et est une des premières causes de mortalité. Quant aux dommages dus à l'alcool, les travaux de Catherine Hill concluent à 48 000 morts par an. La direction générale de l'offre de soins du ministère de la santé et l'Agence technique de l'information sur l'hospitalisation (ATIH) reprennent les conclusions de nos travaux, selon lesquels l'alcool est l'une des premières causes d'hospitalisation. Or moins de 10 % des patients connaissant des problèmes d'alcool sont correctement pris en charge dans les hôpitaux. Le Plan addiction avait pourtant mis en place des équipes de liaison, mais, faute de moyens, elles ne peuvent se rendre dans les différents services. Six ans après une première entrée pour alcoolisation aiguë, un patient revient pour dépendance et, six ans plus tard, pour complications : 50 % de ceux qui viennent consulter pour dépendance ne restent que deux jours à l'hôpital et ne sont pas pris en charge à leur sortie.

Il est par ailleurs très difficile de disposer de données relatives aux dommages sociaux liés à l'alcool. Nous en avons trouvé dans deux rapports parlementaires, dont un qui porte sur les violences familiales. Il n'existe aucun observatoire de l'ensemble de ces dommages, alors que la moitié du travail des juridictions concerne des infractions routières dont 50 % sont liés à l'alcool, ce qui représente 25 % des procédures. Un autre quart est lié aux infractions aux législations sur les stupéfiants. Il convient également, pour les 50 % restants, de faire la part des dommages dont l'alcool est un facteur déclenchant : entre 30 % et 50 % des violences faites aux femmes et aux enfants, des rixes et des agressions. La masse des dommages sociaux liés à l'alcool est donc très difficilement repérable. L'OFDT aurait pu assumer la fonction de cet observatoire des dommages sociaux liés à l'alcool : malheureusement, il n'a pas été organisé à cette fin.

Les dommages liés au cannabis sont bien connus. La consommation chronique entraîne, notamment chez les jeunes, des troubles de la concentration et donc de l'insertion sociale et scolaire, voire une dépendance chez certains sujets, et, pour quelques rares cas, une facilitation de l'entrée dans la schizophrénie.

Plus importants que les dommages sanitaires me paraissent être les dommages sociaux liés à la vente et au trafic de cannabis, en termes d'économie parallèle et de développement de circuits mafieux. Le problème majeur du cannabis relève de la sécurité publique.

Tous les experts internationaux s'entendent pour reconnaître la gradation de la dangerosité des produits, en fonction de leurs dommages sociaux et individuels. Le pharmacologue David Nutt, ancien président de l'équivalent britannique de la MILDT, a été mis à l'écart après avoir soutenu que l'alcool était la substance entraînant les dommages les plus graves, ce qui l'a conduit à affiner encore sa méthode en reprenant des modèles mathématiques développés pour l'analyse des risques nucléaires : il est arrivé aux mêmes conclusions. Des travaux semblables ont été conduits en France et aux Pays-Bas, et la branche européenne de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) est arrivée aux mêmes conclusions. Après l'alcool, les produits les plus dangereux sont, par ordre décroissant, l'héroïne, la cocaïne, le tabac et le cannabis. Il ne s'agit évidemment pas d'interdire ou de stigmatiser la consommation d'alcool. Ce produit est à la fois celui qui procure le plus de plaisir et de bien-être et le plus dangereux : c'est cette polarité, qui n'est pas encore perçue par les consommateurs, qui devrait faire l'objet d'une information de santé publique.

Quant au tabac, il est évidemment un facteur de mortalité, alors que le cannabis, je le répète, entraîne surtout des dommages sociaux.

La perception de la dangerosité des produits par les professionnels ne correspond donc pas à celle de la population qui, tout en ayant une surreprésentation de la dangerosité de l'héroïne, de la cocaïne et du cannabis, sous-évalue celle de l'alcool, qui est classée au même niveau que le cannabis pour les dommages individuels et après la cocaïne et le cannabis en termes de dommages sociaux.

Une politique de santé publique efficace ne devrait pas s'appuyer sur les représentations mais sur la réalité. C'est pourquoi nous proposons un changement de paradigme. Depuis vingt ans, les représentations de la toxicomanie ont évolué. Dans les années 1990, l'alcoolisme et la toxicomanie étaient avant tout considérés comme des fléaux sociaux et non médicaux. Aussi la lutte était-elle confiée à des structures médico-sociales et non pas médicales ou scientifiques. Dans les années 2000, l'apparition de la notion d'addiction, qui s'appuie sur des données scientifiques, a entraîné la médicalisation du regard, les addictions étant traitées à l'hôpital dans des services spécialisés. Les années 2010 et suivantes devraient être celles de la réduction des dommages. La notion d'addiction, en établissant des liens entre l'alcoolisme, la toxicomanie et le tabagisme, en tant que comportements humains problématiques, et en donnant une place plus importante à la notion de vulnérabilité, a permis de rompre avec les politiques d'abstinence qui étaient prônées dans les années 1990, au profit d'une pratique, dispensée de manière plus précoce, de réduction des dommages via une réduction des consommations, quel que soit le produit.

La lutte contre les fléaux sociaux s'est révélée à la fois coûteuse et peu efficace. Les États-Unis commencent eux aussi à s'interroger sur l'efficacité de la guerre contre la drogue, qui a vu se développer une criminalité importante.

À la perception exacerbée de la dangerosité des produits illicites, correspondent donc une sous-évaluation relative de celle des produits licites et une concentration des moyens sur la répression et non sur l'intervention précoce.

Il faut en effet savoir que la consommation de produits psychoactifs est inhérente à la condition humaine. Les humains recherchent leur plaisir, même au prix d'une modification de leur fonctionnement psychique – le tabac est apaisant, l'alcool et le cannabis sont euphorisants. Toutes les cultures et toutes les époques ont recouru à de tels produits : le tout est d'en maîtriser la consommation pour la rendre la moins nocive possible. Ce sont les abus et les dommages entraînés par ces pratiques et les conditions de leur développement qu'il faut viser, d'autant que la réduction des dommages est une donnée objective : son efficacité peut être chiffrée. Une politique de santé publique peut se donner des objectifs quantifiés de consommation.

On peut agir sur les trois déterminants des addictions, en diminuant la dangerosité des différents produits ou les comportements addictifs, en agissant sur les situations à risque et les populations les plus vulnérables – les enfants, les femmes, les précaires et les détenus – et en jouant sur les déterminants sociaux, culturels et économiques.

La réduction des dommages implique un nouveau référentiel de santé publique et conduit à une nouvelle façon de soigner. Pour être efficace, il faut partir de la demande de l'usager et l'accompagner dans une approche graduée : chaque petit pas est un progrès puisqu'il réduit les dommages. À l'heure actuelle, l'entrée dans le processus de soins est difficile, l'hôpital remplissant mal cette fonction et le patient devant se rendre dans des centres spécialisés.

L'abstinence a été longtemps prescrite en matière de tabac, d'alcool et d'héroïne. Pour l'héroïne, les traitements de substitution ont permis de changer la vie des toxicomanes. Recourir à des stratégies plus subtiles est un grand progrès, notamment dans le traitement de l'alcoolisme pour lequel l'abstinence était souvent vécue de manière dramatique. L'enjeu de l'organisation des soins est d'offrir désormais un éventail gradué de réponses coordonnées et articulées.

La réduction des dommages implique également de mieux cibler la prévention sur les populations à risque, notamment les jeunes, sur lesquels la majorité des actions devrait porter. C'est à l'adolescence, période où mûrissent les circuits cérébraux qui sont ceux de l'addiction – circuits du plaisir, de la gestion de l'autonomie et de l'apprentissage du contrôle – que le cerveau est le plus vulnérable, et c'est pourquoi elle est l'âge privilégié de la consommation de drogue ou d'alcool.

Il convient aussi de faciliter l'accès aux soins, notamment dans les services hospitaliers et dans les dispositifs médico-sociaux, afin que les patients accèdent le plus tôt possible aux soins et soient bien orientés.

La réduction des dommages implique également un développement de la formation, de l'enseignement et de la recherche : l'addictologie n'a qu'une dizaine d'années. Le Plan addiction voulu par le président Chirac, qui en avait fait une priorité, a permis, en 2007, d'ouvrir quelques postes. Malheureusement, le président Sarkozy n'a pas repris ce plan et les doyens d'universités n'ont pas reçu la manne attendue. Aussi la situation universitaire a-t-elle peu évolué entre 2007 et 2012, alors que les services hospitaliers ont connu une légère amélioration. Or c'est à l'université que les médecins peuvent apprendre une culture scientifique et non idéologique des addictions. Les politiques publiques commencent à le comprendre : il faut encourager le mouvement, afin de généraliser cette culture dans toutes les facultés françaises.

La réduction des dommages implique enfin un renforcement de la réglementation, de la législation et de la fiscalité, qui a été le point le plus médiatisé du rapport alors qu'il n'en représente qu'un des trois volets, avec l'accès aux soins et l'évaluation systématique des comportements addictifs par la police et la justice – ces trois volets sont à mes yeux indissociables.

Le rapport propose l'instauration d'une taxation au prorata du degré d'alcool. En France, le vin est peu taxé, pour des raisons historiques et culturelles : alors qu'il représente entre 50 % et 60 % de la consommation d'alcool, il rapporte moins de 5 % des taxes. Certes, les choix seront difficiles, mais il conviendra de privilégier les priorités de santé publique. Il en est ainsi de la nécessité de réguler le marketing. Nous avions annoncé, lorsque la publicité pour l'alcool a été autorisée sur Internet, que ce cavalier législatif de la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) que Mme Bachelot a fait adopter conduirait à la catastrophe. Nous y sommes : les consommations aiguës d'alcool chez les jeunes sont liées à un marketing très subtil, diffusé notamment par le biais des réseaux sociaux. On ne peut pas à la fois se plaindre de la consommation excessive d'alcool chez les jeunes, qui provoque des accidents mortels sur la route ou des comportements sexuels problématiques, et s'en laver les mains. La publicité sur Internet pour l'alcool, qui envahit les sites festifs, musicaux ou sportifs, et qui est démultipliée par les réseaux sociaux, fait consommer. Internet mettant à disposition tous les produits de plaisir – le sexe, les jeux d'argent, l'alcool et les achats –, il est nécessaire d'instaurer une forme de régulation.

Le rapport propose également une législation comparable pour tous les délits liés à la consommation de drogues, qu'elles soient licites ou illicites, dans le cadre d'une évaluation de l'état addictologique de chaque personne qui a conduit ou a commis un délit sous l'emprise d'une substance. Les ivresses aiguës manifestes sont actuellement très peu évaluées sur le plan clinique, alors qu'une majorité des personnes qui ont conduit sous l'emprise de l'alcool ou ont été verbalisées pour ivresse aiguë sont des consommateurs réguliers et problématiques d'alcool. On les laisse récidiver jusqu'à la catastrophe, alors que la prévention de la dépendance est un élément important de la prévention de la récidive. Une meilleure évaluation permettrait de traiter de manière précoce un grand nombre de personnes et de faire baisser la récidive.

Il convient par ailleurs de modifier les interactions entre les services de santé, la police et la justice pour permettre aux actions sanitaires et policières de se compléter en orientant la justice vers le soin et le sanitaire vers la prévention des récidives.

Les dommages étant gravissimes, la lutte contre les addictions doit devenir une priorité nationale, portée non pas par le Premier ministre mais par le Président de la République lui-même. Ce sera la seule façon de vaincre les blocages auxquels nous sommes confrontés depuis de trop nombreuses années, notamment ceux des lobbies viticoles, des alcooliers ou de Bercy, sans oublier la pesanteur des systèmes médicaux et universitaires. Comme il n'existe plus de plan addiction depuis 2012, nous espérons beaucoup du prochain plan gouvernemental après cette année blanche – à son installation, le nouveau gouvernement n'avait aucune politique en matière d'addiction.

Il est enfin nécessaire de modifier la représentation des populations grâce à des états généraux sur les addictions.

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