L'accueil des jeunes enfants est une question centrale du point de vue économique, social et sociétal. La question de l'égalité entre les femmes et les hommes est transversale à celle de l'accueil de la petite enfance, car le soin aux enfants est jusqu'à présent assuré essentiellement par les mères.
Je commencerai par brosser un rapide état des lieux.
La France accueille aujourd'hui quasiment tous les enfants de trois à six ans et se situe à cet égard en tête des pays européens, grâce à l'école maternelle. Ce dispositif, lié à l'Éducation nationale et financé par l'impôt, est gratuit ou presque – même si le périscolaire et la cantine représentent une charge pour les parents. Il est en revanche plus difficile de savoir exactement combien d'enfants de moins de trois ans sont accueillis, car ils peuvent l'être par plusieurs modes de garde – école, assistante maternelle ou parents. On peut néanmoins savoir que quatre enfants sur dix sont accueillis à l'extérieur de leur famille dans une structure officielle. Le reste des enfants – ceux qui ne sont ni en crèche, ni à l'école, ni auprès d'une assistante maternelle ou gardés par une nounou au domicile des parents – sont pour l'essentiel gardés par la mère ou par les grands-parents, selon un mode informel. Lorsqu'ils sont gardés par la mère, ce peut être au titre d'un congé parental ou d'une interruption d'activité.
Le congé parental, qui fait l'objet d'un volet dans le projet de loi que vous avez évoqué, madame la présidente, a été créé sous sa forme moderne en 1986, où il était initialement ouvert à partir du troisième enfant. La prestation, versée jusqu'aux trois ans de l'enfant, était d'un montant forfaitaire correspondant à peu près à la moitié du SMIC. Ce congé est à 98 % pris par les mères. En 1994, le dispositif a été élargi au deuxième enfant, ce qui a permis d'en mesurer l'effet désincitatif sur l'activité des femmes : de nombreuses mères de jeunes enfants n'auraient pas arrêté de travailler si on ne leur avait pas proposé ce congé. Ce dernier doit par ailleurs être toujours mis en regard des modes d'accueil alternatifs disponibles, car il est en partie choisi par défaut, lorsque les parents n'ont pas d'autre possibilité que l'interruption de leur carrière.
Le congé parental est un dispositif hybride, pensé aux confins de trois types de politiques : la politique de l'emploi, la politique sociale et la politique familiale. C'est ce qui le rend gênant et inefficace de trois points de vue.
Du point de vue de la politique de l'emploi, l'élargissement du dispositif au deuxième enfant en 1994, en période de chômage de masse, en a fait un instrument permettant, momentanément au moins, de retirer du marché du travail un certain nombre de personnes, notamment des femmes, ce qui est dommageable en termes d'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.
Du point de vue de la politique sociale, ce dispositif est en partie perçu comme offrant à des femmes en situation d'emploi ou de non-emploi une allocation sociale.
Du point de vue de la politique familiale, il a pour objet de permettre aux parents de passer du temps avec leurs enfants.
Or, si un congé parental doit permettre à un parent qui travaille d'arrêter de travailler pour s'occuper de son enfant durant une période définie par la loi, ce n'est pas le cas aujourd'hui.
Les bénéficiaires de ce dispositif sont en effet de deux types. Il s'agit d'abord de femmes bien insérées dans l'emploi, qui cumulent le complément de libre choix d'activité (CLCA) avec un congé parental au sens du droit du travail : elles prendront les trois ans de congé auxquels elles ont droit et retrouveront leur emploi au terme de cette interruption. Ces femmes sont satisfaites d'avoir pris ce congé. Le deuxième type de bénéficiaires est constitué par les femmes mal insérées – voire pas insérées – dans l'emploi. De fait, l'éligibilité au CLCA supposant d'avoir eu deux ans d'activité dans les quatre ans précédant la naissance de l'enfant, certaines personnes sans emploi peuvent y recourir. Pour celles-ci, le retour à l'emploi au terme des trois ans de congé est tout à fait compromis et aucun dispositif ne leur permettra de « raccrocher » leur carrière.
Les pères figurent également parmi les bénéficiaires du dispositif, car un peu plus de 2 % d'hommes recourent au congé parental. Ces hommes présentent du reste des profits atypiques par rapport à ceux que l'on trouve sur le marché du travail.
La réforme proposée permet d'inciter davantage les pères à recourir au congé parental, en réservant six mois sur sa durée de trois ans au parent qui n'aura pas pris ce congé en premier lieu. Ce dispositif est intéressant, mais le congé parental n'a pas été repensé dans sa globalité, ni inséré massivement dans une refonte de la politique d'accueil des jeunes enfants. En période de pénurie d'accueil, il faut cependant se demander qui va garder les enfants qui ne sont plus pris en charge par leur mère si le père décide de ne pas utiliser les six mois de congé qu'il peut prendre.
La loi prévoit une augmentation des « solutions d'accueil », mais il ne suffit pas de budgéter des places en crèche pour qu'elles soient effectivement construites, car ce processus implique plusieurs types d'acteurs, notamment les collectivités locales, souvent frileuses lorsqu'il s'agit d'engager de tels investissements, qu'elles jugent risqués.
En revanche, la montée en charge de la scolarisation des jeunes enfants, qui dérivait depuis le pic des années 2000, est une dynamique positive.
En termes de dépenses publiques, la France consacre autant à l'accueil des enfants de zéro à trois ans qu'à celui des trois à six ans, alors qu'elle accueille 100 % de ces derniers et 44 % seulement des moins de trois ans. Cette césure est problématique sur le plan de l'égalité professionnelle, car le manque de cohérence de l'action publique dans le domaine de l'accueil des enfants de moins de six ans est dommageable à l'activité des femmes, qui interrompront leur activité plus massivement que les pères.
J'évoquerai maintenant ce qu'il pourrait être envisagé de faire.
La césure à trois ans est dommageable à une réforme globale et cohérente : mieux vaudrait penser l'accueil des enfants de moins de six ans en articulant clairement l'accueil des très jeunes enfants et l'entrée dans la préscolarisation. On pourrait pour ce faire se fonder sur les écoles maternelles – qui, je le répète, sont un atout central du système français –, en augmentant à nouveau massivement la scolarisation des enfants de deux à trois ans dans des conditions adaptées à cet âge et en utilisant le dispositif des places en crèche pour les enfants de un à deux ans. Le congé parental devrait alors être beaucoup plus court que les deux ans et demi proposés et beaucoup mieux rémunéré, retrouvant ainsi sa véritable fonction – permettre à un parent en emploi de s'arrêter de travailler – tout en voyant ses contours redéfinis.
Cette redéfinition doit s'inscrire dans une perspective d'assurance du travail, avec une indemnisation proportionnée au salaire – dans une proportion qui reste à négocier et dont je ne saurais dire si elle doit être de 60 % ou de 80 % du salaire. Le modèle d'indemnisation pourrait s'apparenter à celui qui s'applique pour le congé de paternité ou de maternité, avec un droit individuel qui pourrait être de six mois pour le père et six mois pour la mère. Ce serait là une redéfinition claire de ce que doit être un congé parental bien inséré dans un système d'accueil de la petite enfance lui-même mieux défini.
Il faut renoncer à la notion de « libre choix » de l'activité ou du mode de garde. De fait, les choix, qui sont essentiellement faits par les femmes, sont souvent contraints – même s'ils ne le sont pas toujours, car une partie des bénéficiaires du congé parental optent pour un congé de trois ans en sachant qu'elles retrouveront leur emploi in fine.
Pour ce qui est du libre choix du mode de garde, l'illusion est totale car, en fonction de l'âge de l'enfant, du lieu de résidence des parents et de leurs revenus, un seul mode de garde est en général disponible. Il faut donc abandonner cette illusion et construire plutôt des parcours d'accompagnement des enfants en adéquation avec des contraintes territoriales très variables.
Aujourd'hui, en fonction du mois où ils sont nés et de l'endroit où ils habitent, les enfants ne seront pas socialisés au même âge : il y a donc une très forte inégalité des enfants face à la socialisation. Ainsi, un enfant né au mois de janvier dans une zone connaissant une pénurie d'accueil pour les modes de garde collectifs et un engorgement des écoles maternelles ne sera scolarisé qu'à trois ans et demi, alors qu'un enfant né en décembre pourra l'être avant trois ans. Le bien-être de l'enfant et sa capacité à être socialisé ne sont aucunement pris en considération : il ne s'agit que de gérer la pénurie sur le territoire. Il serait important, du point de vue de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, mais aussi de l'égalité des enfants face à la socialisation et à la scolarisation, de repenser des parcours balisés et clairement identifiés garantissant aux enfants un droit uniforme sur l'ensemble du territoire.
Pour conclure, de nombreux travaux ont montré que le congé parental doit être repensé dans une perspective d'assurance du travail et qu'il doit être plus court et mieux rémunéré, incitant très fortement au partage entre les hommes et les femmes. L'une des réticences auxquelles se heurte souvent ce type de réforme est que les populations de bénéficiaires déjà bien insérées sur le marché de travail et présentant plutôt un profil de professions intermédiaires moyennement qualifiées vont y voir une contraction de leurs droits.
Le droit accordé à certaines de ces femmes, qui en sont légitimement satisfaites, pèse sur l'égalité professionnelle de toutes les femmes qui travaillent. Plusieurs travaux d'économistes ont montré que le soupçon de maternité pèse sur la carrière des femmes et que même les femmes qui ne se sont pas arrêtées de travailler et sont restées investies dans leur carrière se voient pénalisées, car la population féminine est perçue sur le marché du travail comme moins fiable et moins intégrée, avec des carrières plus discontinues. Le congé parental contribue à cet effet de réputation.
Les politiques publiques doivent donc véritablement mettre en balance un droit qui n'est pas fondamental – il n'a jamais été écrit dans le marbre que la collectivité doive financer trois ans d'arrêt d'activité – et l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. On pourrait ainsi penser un congé parental plus raisonnable de ce point de vue et qui aurait des effets bien maîtrisés sur l'égalité, évitant l'effet de réputation qui affecte globalement les femmes sur le marché du travail.