Intervention de Claude Guibal

Réunion du 10 juillet 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Claude Guibal, journaliste à France Culture, ancienne correspondante de Radio France en égypte :

Je précise tout d'abord que je n'étais pas en Égypte au cours des semaines qui viennent de s'écouler. L'analyse que je vais vous livrer se fondera sur mon expérience d'un pays où j'ai vécu quinze ans, de 1997 à 2012, assistant à la dérive des années Moubarak, à la montée de l'islamisme et, depuis un poste d'observation privilégié, au premier acte de ce qu'il faut bien appeler une révolution – même si l'on n'a parlé un temps que d'une révolte, le pouvoir étant resté, après la déposition de Hosni Moubarak, aux mains de l'armée, laquelle demeure la colonne vertébrale du pays depuis 1952.

J'étais sur la place Tahrir il y a un an, lors de l'annonce des résultats qui ont porté Mohamed Morsi au pouvoir. Il faut imaginer ces centaines de milliers de personnes attendant de savoir qui serait le premier président élu démocratiquement en Égypte, la clameur, les « Allahu akbar » résonnant sur les murs, et le désespoir d'une immense partie de la population égyptienne, qui ne se reconnaissait pas dans ce résultat. L'opposition que l'on pourrait qualifier, de manière quelque peu schématique, de laïque et démocrate ayant éparpillé ses voix entre de nombreux candidats, le second tour offrait, de l'aveu de bien des Égyptiens eux-mêmes, le choix entre la peste et le choléra : d'un côté l'armée, de l'autre les Frères musulmans, soit les deux principales forces de l'époque prérévolutionnaire.

Une anecdote révélatrice : la veille de l'annonce officielle de l'élection de Mohamed Morsi, qui a été précédée de quelques jours de flottement, des amis, aujourd'hui membres, comme beaucoup d'Égyptiens, du mouvement Tamarrod – « rébellion » – qui a demandé le départ de Morsi, m'affirment savoir de source sûre – qui par un cousin dans l'armée, qui par un proche du pouvoir – que c'est Ahmad Chafik, le candidat de l'armée, qui a gagné. Nombre d'entre eux sont contre l'armée, mais ils craignent les Frères musulmans et ne veulent pas de Morsi au pouvoir.

Pour comprendre la situation en Égypte, il est ainsi essentiel de saisir le rôle de la rumeur : ce qui compte, ce sont moins les faits que l'effet produit par ce qui est dit. Les faits étant extrêmement difficiles à vérifier, la rumeur se propage à une vitesse incroyable. D'où l'importance des idées, des nouvelles, des vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, dont dépend la diffusion de l'information puisque les médias officiels ne bénéficient plus d'aucun crédit depuis longtemps, mais où cette information n'est guère vérifiable.

L'élection de Morsi semblait donc illégitime à beaucoup d'Égyptiens, qui l'estimaient truquée par les Frères musulmans. Il est vrai que l'on a pu voir des membres de la confrérie expliquer gentiment devant les bureaux de vote à des électeurs analphabètes comment ils devaient s'y prendre pour voter, par exemple – un exemple pris au hasard –, pour le candidat islamiste… L'on a aussi parlé de votes achetés dans les campagnes, comme sous l'ancien régime. Il se trouve que Mohamed Morsi a été élu à une très courte majorité, et notamment grâce aux voix d'électeurs qui ne sont pas du tout islamistes mais qui ne voulaient absolument pas que l'armée s'installe formellement au pouvoir. Je me souviens avoir répondu à mes amis que l'élection de Morsi était inévitable, et peut-être souhaitable dans la mesure où elle mettrait pour la première fois à l'épreuve du pouvoir des islamistes tout juste sortis de la clandestinité, dans un contexte très délétère où leur tâche allait être rude.

À son arrivée au pouvoir, Morsi a rencontré des résistances au sein de l'appareil d'État, de la magistrature et de la police. L'on a senti d'emblée que cette dernière ne lui était pas acquise, ce qu'a confirmé l'épisode de décembre dernier, lorsque, assiégé dans son palais présidentiel, il a dû faire appel aux milices supplétives des Frères parce que la garde présidentielle aurait refusé de le protéger, mais surtout parce qu'il n'avait pas les moyens de s'assurer la loyauté des forces de l'ordre.

Depuis la chute de Hosni Moubarak, le pays vit une grande insécurité, un état de chaos permanent. Si les Égyptiens ont été aussi nombreux – 17, 20 ou 25 millions, nul ne le sait – à descendre dans la rue ces derniers jours, plus nombreux en tout cas que pendant la révolution, c'est parce qu'ils sont épuisés. La révolution a été violente et profondément perturbante ; on se lève chaque matin sans savoir si l'on pourra rentrer normalement chez soi après sa journée de travail ou si l'on sera bloqué par des manifestations ou par un autre événement, parfois quatre heures durant ; rien ne fonctionne ; la peur étant tombée, chacun veut s'exprimer, ce qui provoque des manifestations tous les jours, pour un oui ou pour un non ; tout cela entrave la vie politique et le processus de décision. L'insécurité, qui existait certes auparavant, a atteint un degré inédit et insupportable, des vols de sacs aux fusillades ; les prisons ont été ouvertes pendant la révolution, des bandes armées circulent à travers le pays, de nombreux Égyptiens se sont eux-mêmes armés.

À ce moment, l'on pourrait dire que Mohamed Morsi, en quelque sorte, n'est pas totalement aux commandes. Ainsi, il ne s'est pas véritablement attaqué à la réforme de la police, ce qu'il aurait pu faire. Toutefois, il tente de placer des proches à des postes clés : c'est la « frérisation » du pouvoir aujourd'hui dénoncée par l'opposition. Face à cette entreprise, l'opposition fait encore plus blocage. Loin de comprendre ces signaux, Mohamed Morsi s'obstine dans une position autistique et ferme le jeu politique au lieu de l'ouvrir : il s'appuie sur une coalition islamiste qui compte notamment les salafistes du parti Al-Nour et la Gamaat al-Islamiyya, ancien groupe islamiste armé qui a terrorisé le pays pendant les années 1990 et dont il a nommé un membre, voici un mois, gouverneur de la province – hautement symbolique – de Louxor, ce qui a suscité une grande émotion.

Alors que l'on disait des Frères musulmans qu'ils pourraient être de bons gestionnaires, au pouvoir, ils ne parviennent pas à faire face aux difficultés. Aucune décision n'est prise. La situation économique est catastrophique. Vous avez raison, madame la présidente : ce dernier aspect est essentiel pour comprendre pourquoi les Égyptiens sont descendus aussi massivement dans la rue, y compris les habitants des campagnes. Ces derniers ont certes participé à la révolution, qui est née à Suez avant de gagner la place Tahrir, et ils ont eux aussi demandé, le 25 janvier 2011, la démission du ministre de l'intérieur et la fin de l'impunité policière. Mais ils ont été beaucoup plus nombreux à manifester cette fois-ci, parce qu'ils souffrent de l'inflation, de l'insécurité et des lynchages – dont ont été victimes, outre quatre chiites dernièrement, des jeunes accusés d'avoir volé ou tué dans tel ou tel village.

Si les anti-Morsi sont bien plus nombreux que ceux qui demandaient le départ de Hosni Moubarak, c'est aussi parce que la peur a disparu et que les Égyptiens ont pu mesurer le pouvoir de leur voix et de leur mobilisation. Dans ce front anti-Morsi, les cercles révolutionnaires traditionnels côtoient les feloul, les partisans de l'ancien régime de Moubarak. C'est dans ce contexte qu'apparaît, il y a quelques mois, le mouvement Tamarrod, dont la pétition, diffusée par ses partisans à travers le pays et demandant la destitution du président pour le 30 juin, date anniversaire de sa prise du pouvoir, a recueilli plus de 20 millions de signatures. Lorsque l'on a vu des policiers en uniforme la signer, l'on a compris que quelque chose était en marche. Mais si tous s'attendent à une très grosse manifestation le 30 juin, nul n'imagine une telle ampleur, qui défie tous les calculs. J'ai été frappée par le fait que c'est l'armée qui a annoncé le nombre de manifestants, d'emblée assez précis, et supérieur au nombre de voix qu'aurait obtenues Mohamed Morsi lors de son élection, comme pour montrer que la légitimité présidentielle était contestée par une majorité d'Égyptiens. De fait, en quelques heures, tout bascule et le président est déposé par l'armée, deux jours après avoir prononcé à la télévision un dernier discours qui rappelait ceux de Moubarak au début de la révolution : attendu jusqu'à une heure tardive dans l'espoir d'un message d'apaisement, mais toujours plus autistique, s'enferrant dans le déni. Depuis sa destitution, la situation n'a cessé de se détériorer.

S'agit-il, me demanderez-vous sans doute, d'un coup d'État ? Cette expression provoque la fureur des opposants à Morsi lorsqu'elle est employée par les médias internationaux. Comment, leur rétorque-t-on, qualifier la déposition par l'armée d'un président démocratiquement élu ? L'armée, répondent-ils, s'est contentée de répondre à la demande du peuple ; c'est si elle s'était emparée elle-même du pouvoir que l'on pourrait parler de coup d'État. En outre, et les Égyptiens en sont tout à fait conscients, en qualifiant de coup d'État ce qu'ils appellent pour leur part un « coup d'éclat », la communauté internationale se trouverait dans une position très délicate : comment poursuivre l'aide à l'Égypte, comment coopérer avec la nouvelle Égypte si c'est sous ces auspices qu'elle est née ?

Quoi qu'il en soit, l'armée a montré qu'elle restait aux commandes. Depuis le coup d'État des officiers libres, en 1952, tous les présidents égyptiens jusqu'à Hosni Moubarak ont été des militaires. Colonne vertébrale du pays, l'armée est dotée d'une puissance considérable, moins militaire qu'économique : elle est à la tête d'un empire encore occulte, bien que mieux connu depuis que la révolution a commencé voici deux ans, et composé d'industries agro-alimentaires, de propriétés foncières, de stations balnéaires, d'industries textiles. Des généraux à la retraite dirigent les grandes entreprises d'État. C'est cette armée qui a nommé Adli Mansour, magistrat anonyme, à la présidence, comme pour montrer que c'est la justice qui dirige le pays, et demandé au cheikh d'Al-Azhar et au patriarche copte d'être les bonnes fées du processus à l'oeuvre.

Toutefois, aujourd'hui, celui-ci est de nouveau dans l'impasse. La déclaration constitutionnelle, qui n'apporte pas de grand changement par rapport à la constitution puisque la charia reste la source de la loi, l'islam religion d'État, et que l'armée conserve ses prérogatives, a été rejetée par les différentes forces de l'opposition, sans que l'on sache pourquoi – sans doute ont-elles voulu montrer qu'elles ne se laisseraient rien imposer par l'armée. Après les affrontements survenus il y a quelques jours qui ont tué plus de 50 personnes devant le quartier général de la garde républicaine, la guerre civile menace et l'avenir de l'Égypte est éminemment incertain. Je crains donc de vous livrer moins d'éclaircissements que de nouvelles interrogations. Quoi qu'il en soit, la situation, extrêmement complexe, est irréductible à un affrontement entre laïques et religieux ou entre civils et armée.

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