Intervention de Antoine Basbous

Réunion du 10 juillet 2013 à 9h30
Commission des affaires étrangères

Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes :

Il n'est pas surprenant que le processus révolutionnaire, inachevé, se poursuive. Car ce n'est pas à un printemps arabe que nous avons assisté en 2010 et 2011, ni à un été, ni à un hiver d'ailleurs, mais à un tsunami. Voici maintenant venu le temps des répliques. Une révolution ne consiste jamais à porter un simple coup de balai mais c'est un processus lent et complexe qui comporte de multiples répliques.

La cohabitation était impossible entre les deux piliers du pays que sont l'armée et les Frères musulmans, séparés par l'incompatibilité de leurs valeurs et par 60 années de répression. Pendant 85 ans, la confrérie a développé son programme, préparé le terrain et s'est implantée dans le pays profond en attendant d'accéder au pouvoir pour créer le Califat islamique.

Cette dernière réplique du tsunami égyptien s'explique aussi par une pressante urgence économique qui a poussé les différents protagonistes à intervenir. Car si Moubarak avait laissé 33 milliards de dollars de réserve de change à la Banque centrale, il n'en reste plus que de quoi financer deux mois d'importations. Or l'appareil industriel est désorganisé, l'insécurité se propage, le chômage est en hausse, les touristes désertent le pays. Le gaz extrait par British Gas et Petronas aux termes des contrats que ces compagnies avaient signés avec l'Égypte, et qui devait être exporté, a été confisqué par le pays, les compagnies nationales ne parvenant plus à satisfaire les besoins domestiques. De ce fait, l'Égypte doit à ces compagnies, qui n'ont rien d'organisations à but non lucratif, 3 milliards de dollars. Elle n'a même pas encore dit comment elle les réglerait, ni proposé un échelonnement. La très mauvaise gestion des Frères musulmans expose ainsi le pays à de graves problèmes économiques et financiers.

Rappelons en outre que l'État profond – l'administration, la justice, la police, l'armée – n'offrait pas un terrain tout à fait favorable à la greffe Morsi. Il n'adhérait pas aux valeurs des Frères musulmans et n'a pas cherché à favoriser leur succès. D'autant que le président s'est attribué les pleins pouvoirs et que les Frères musulmans, après avoir assuré en 2011 qu'ils ne présenteraient de candidats qu'à 30 % des sièges aux élections législatives, et aucun à l'élection présidentielle, ont concouru pour la totalité des sièges au Parlement et présenté deux candidats à la présidence, dont l'un risquait de voir sa candidature invalidée et l'autre, la « roue de secours », était Morsi. Après s'être attribué les pleins pouvoirs, ce dernier a en outre créé au sein du palais présidentiel une cellule diplomatique qui doublait le ministère des affaires étrangères, dirigée par l'ex-patron des Frères musulmans en Grande-Bretagne. Celui-ci, fort d'un riche carnet d'adresses, contactait les puissances étrangères grâce à un téléphone satellitaire Thuraya, lequel ne pouvait être capté par les écoutes téléphoniques dans le pays. Ainsi, le ministre tombait des nues lorsque les diplomates étrangers l'appelaient pour faire suite à leur conversation avec le conseiller diplomatique. Ce qui a encore plus alarmé l'État profond, notamment l'armée.

Morsi a également tenté d'infiltrer celle-ci, nommant d'emblée à la tête des services de renseignement le général le plus proche de la confrérie. Certains ont émis l'hypothèse que l'assassinat de 16 soldats l'été dernier dans le Sinaï résultait d'une commande passée au Hamas pour se débarrasser des deux principales figures de l'armée qu'étaient Tantaoui et Anan. L'une des premières décisions du président par intérim, dès son installation, a d'ailleurs consisté à remplacer le patron du renseignement. En somme, la défiance entre les deux parties était grande.

Claude Guibal l'a rappelé : dans la province de Louxor, première destination touristique du pays, où, en 1997, 62 touristes ont été assassinés par la Gamaat al-Islamiyya, l'on a nommé un préfet issu de cette organisation ! Les habitants de Louxor ne s'y sont pas trompés : grève, boycott, occupation de la préfecture, ils ont tout fait pour empêcher l'installation de ce préfet, qui a dû quitter ses fonctions, dans la foulée de la démission du ministre du tourisme. Il y a eu d'autres gaffes : quelques jours après le dernier discours solennel du président, on a découvert une vidéo très révélatrice dans laquelle le guide suprême de la confrérie, assis derrière un bureau, fait venir Morsi pour que celui-ci relise le discours qu'il est en train de lui réécrire. Cela en dit long : en réalité, c'était la confrérie qui gouvernait et Morsi n'en était que la vitrine. Il n'en était d'ailleurs que le second choix, après Khairat al-Chater, tête pensante et financier de la confrérie.

Pour toutes ces raisons, la cohabitation ne pouvait pas durer éternellement.

Que peut-il se passer aujourd'hui ? Tout dépend du rapport de forces. J'ai entendu le guide des Frères musulmans prononcer un discours solennel qui était – au premier degré – un appel à la violence. D'autres muftis de la confrérie ont même appelé au djihad, de même que leurs alliés de la Gamaat al-Islamiyya. Si le rapport de forces est de cette nature, il en résultera une dynamique de guerre civile sur le modèle de l'Algérie des années 1990. Mais les deux pays ne se trouvent pas dans la même situation : que les Algériens travaillent ou se battent, les tuyaux continuent de déverser pétrole et gaz, alors que l'Égypte ne peut pas se payer le luxe d'une guerre civile.

Il faut donc faire très vite. Les deux ou trois prochains jours seront particulièrement décisifs. Aujourd'hui commence le ramadan, qui va permettre d'observer les réactions à l'appel des Frères musulmans au soulèvement – appel qui, hier, n'a pas été véritablement suivi d'effet – et d'affiner l'analyse. Mais une nouvelle époque s'ouvre, travaillée par la dynamique de guerre civile à l'algérienne voulue par les Frères.

Au niveau régional, le petit Qatar, dont la population autochtone représente 175ème de celle de la seule ville du Caire, était jusqu'à présent le parrain de la mouvance des Frères musulmans au pouvoir. Il avait mis à la disposition de celle-ci sa fortune et, surtout, l'arme de destruction médiatique que représente Al-Jazeera. Ces derniers jours, la chaîne était devenue plus royaliste que le roi : Frères musulmans pur-sang ! Mais l'Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis se réjouissent de ce qui est arrivé et c'est désormais la chaîne Al-Arabiyya, financée par ces deux pays, qui a endossé le rôle de soutien aux masses manifestantes que jouait auparavant Al-Jazeera et relayé les arguments de l'armée. Depuis deux ans, le Qatar a versé ou promis de verser 8 milliards de dollars à l'Égypte ; la nuit dernière, l'Arabie Saoudite s'est engagée à lui en verser 5 et les Émirats 3, soit la même somme au total. L'Arabie a été la première à reconnaître le nouveau régime, suivie des Émirats, qui, le même jour, ont jugé et condamné à la prison une soixantaine de Frères musulmans locaux ou étrangers se trouvant sur son territoire. Aussi, les Emirats hébergent à Abou Dhabi le général Ahmad Chafik, ancien premier ministre et candidat malheureux face à Morsi. En somme, l'on assiste à un changement de portage et la nouvelle Égypte peut compter sur le Golfe pour la soutenir.

Le Qatar ayant perdu avec les Frères musulmans, les Turcs qui font partie de cette mouvance redoutent de subir le même sort, surtout après les événements de Taksim, à Istanbul, et les manifestations d'Ankara. Mais il ne faut pas comparer l'incomparable. L'AKP a été élu à trois reprises, il est au pouvoir depuis onze ans ; sa gouvernance a procuré au pays une croissance de 8 % par an en moyenne, ce qui conforte sa légitimité. Il a d'ailleurs respecté la laïcité lors de son premier mandat, ne commençant qu'à compter du deuxième mandat du premier ministre Erdogan à appliquer son propre programme : l'islamisation du pays. C'est au cours de son troisième mandat que Erdogan a montré son arrogance et commencé d'être rejeté.

La situation en Égypte n'est pas sans répercussions à Gaza. Le Hamas, qui avait abandonné son parrain iranien pour retrouver sa tutelle d'origine, les Frères musulmans égyptiens – dont il est la branche palestinienne –, est aujourd'hui coincé, à la merci du nouveau régime. Deux semaines avant les événements, l'armée avait d'ailleurs fermé tous les tunnels qui relient Rafah à Gaza et renforcé la sécurité à la frontière, de peur que le Hamas n'envoie des renforts aux Frères musulmans au Caire.

En Libye, avec laquelle l'Égypte partage, à l'ouest, une frontière de près de 1.500 kilomètres, les Frères musulmans, désavoués dans les urnes, ont pris le contrôle du terrain avec leurs milices et imposé au nouveau Congrès général national les lois qu'ils voulaient, de manière à chasser du pouvoir les personnes qui comptent, même des résistants ayant échappé à des assassinats à l'époque de Kadhafi. La menace est réelle : les forces du fait accompli peuvent venir au secours de l'Égypte des Frères musulmans.

Quant aux Tunisiens d'Ennahda, ils s'inquiètent un peu du phénomène Tamarrod, qui commence à s'étendre dans leur pays ; mais, dans ce cas aussi, comparaison n'est pas raison, car c'est une coalition qui est à la tête de la Tunisie. En effet, ne disposant pas de la totalité du pouvoir, Ennahda a su composer avec d'autres formations et s'est gardée de franchir certaines lignes rouges. De plus, l'armée tunisienne n'a rien à voir avec l'armée égyptienne, ni par sa puissance, ni par son organisation, ni par ses traditions, ni par sa structure, ni par ses réseaux et ses relais dans la société.

Deux pays se réjouissent : la Syrie et l'Algérie. La Syrie, parce que Morsi venait, par populisme, d'y décréter le djihad et d'appeler les Égyptiens à s'y rendre pour se battre contre le régime, allant jusqu'à rompre brutalement les relations diplomatiques entre les deux pays. L'Algérie, qui a elle aussi ses deux branches islamistes : d'un côté, la mouvance des Frères musulmans, dirigée par Mokri, qui n'a aucune « casserole », qui n'est tenu par personne et qui représente une menace dans la perspective des élections présidentielles à venir ; de l'autre, AQMI, avec laquelle il n'existe pas de dialogue, et qui s'est exportée – après le nord Mali – dans le Sud libyen et même en Tunisie. Tout échec de l'islam politique dans un pays des tsunamis arabes ne peut donc que réjouir le régime au pouvoir en Algérie, puisqu'il témoigne de l'impasse à laquelle cette voie conduit.

Je terminerai par une note d'espoir. En 2011, qui a mené la fronde ? Qui a fait la révolution ? Ce sont les jeunes, grâce aux vecteurs d'Internet et des réseaux sociaux. C'est sur Twitter et sur Facebook qu'ils se sont donné le rendez-vous magistral du 25 janvier. Qui a repris le flambeau aujourd'hui, après l'échec des deux transitions, celle du maréchal Tantaoui et celle de Morsi ? Ce sont les mêmes jeunes, grâce aux mêmes instruments. Certes, dans un pays dont un tiers au moins de la population est analphabète, ceux qui peuvent manier ces outils ne sont pas assez nombreux pour compter dans les urnes, ils ne possèdent pas assez de relais dans la société profonde. Mais l'action de cette jeunesse montre que le mur de la peur est tombé, que le pouvoir soit contrôlé par les militaires ou par les islamistes. Les révolutions et les répliques du tsunami vont se poursuivre.

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