Monsieur le président, monsieur le ministre des outre-mer, mes chers collègues, il y a cent ans naissait Aimé Césaire. S’il avait été parmi nous, cette journée aurait été pour lui une journée comme une autre. Césaire n’aimait pas les honneurs.
Pourtant, la poésie de cet homme très simple, très humble, a été essentielle pour des millions de nègres, de colonisés, d’opprimés, d’offensés de tous les horizons. Tous, presque sans exception, ont pu, à des degrés divers, y trouver la source d’une espérance nouvelle. Oui, la poésie de Césaire, qui se disait essentiellement poète, a d’emblée dépassé le seul champ poétique pour s’ouvrir sur une lecture du monde ; plus encore : sur une vision très exigeante du monde et de l’Homme.
Parole de poète, oui, mais parole essentielle qui vient des profondeurs ou, plus exactement, du fondement de ce qui fait l’humain. C’est pourquoi cette poésie s’est instituée en arme miraculeuse de libération : libération esthétique, libération mentale, libération physique et aussi, bien entendu, libération politique. Car cette parole de poète fut aussi une parole éruptive, une parole péléenne, qui a su maintenir en nous la force des rébellions, le souffle de l’idéal.
Enfin, l’oeuvre poétique césairienne s’est augmentée d’une réflexion d’envergure, qui a fait du poète un homme d’action, et de l’homme d’action un politique. Un très grand politique, doté d’une conscience aiguë des enjeux et de la complexité du monde.
Le centenaire de cette naissance est célébré dans le monde entier. C’est une occasion de revisiter sa pensée, son action, le ferment irremplaçable que constitue la vision d’un immense poète. Celle de Césaire aura exprimé toutes les révolutions qui deviennent nécessaires quand un être, quand un homme, quand un peuple ou quand une société se retrouvent confrontés aux ignominies du racisme et de la violence dominatrice.
Hölderlin disait : « Là ou croît le danger, croît aussi ce qui sauve. » L’histoire lui a souvent donné raison. La petite commune perdue d’une petite île à sucre où va naître Aimé Césaire était un lieu terrible où l’idée même d’humanité s’était vue piétinée à l’extrême. Piétinée par le génocide des Amérindiens, piétinée par la traite des nègres, piétinée par trois siècles d’une forme d’esclavage inconnue jusqu’alors, piétinée par les brutalités quotidiennes des oeuvres colonialistes.
La Martinique aura donc fécondé ce XXe siècle avec l’une des plus grandes inspirations intellectuelles visant à réhabiliter les peuples noirs et, à travers eux, les minorités écrasées. On pense à Toussaint Louverture en Haïti, qui fit de son combat pour la liberté une révolution internationale proprement humaniste ; on pense à Delgrès en Guadeloupe, qui sut rendre sa mort féconde par son magnifique cri de l’innocence et du désespoir adressé à l’univers tout entier. On pense à Gandhi en Inde, à Martin Luther King aux États-Unis, à ce cher Mandela dans les enfers de l’apartheid. Tous ces hommes appartiennent à une même histoire et sont faits d’une même matière, celle qui fonde les plus grands idéaux. Tous sont d’une même origine : ils émergent d’un territoire où l’idée même de l’Homme – ses droits, ses valeurs, ses principes – se voyait dévastée. Chacun à sa manière consacrera sa vie à réparer autour de lui ce qui avait été détruit. « Notre responsabilité, disait Césaire, c’est de construire précisément à partir de ce qui a été détruit par la violence de l’histoire. » « Avec des lassos lacérés avec des mailles forcées de cadènes avec des ossements de murènes avec des fouets arrachés avec des conques marines avec des drapeaux et des tombes dépareillées par rhombe et trombes te bâtir », évoquait-il dans Moi, laminaire en 1982.
Alors, permettez-moi une image audacieuse. Aux Antilles, dans les anciennes habitations esclavagistes ravagées par le temps, en général tout disparaît, comme sous le rabot d’une justice immanente. Mais souvent, dans les broussailles, de manière toujours inattendue, on peut tomber sur de très inquiétantes voûtes de pierre, d’anciens cachots où l’on enfermait les esclaves rebelles, qui résistaient parfois jusqu’à la mort.
Pensez donc à cette étrangeté : tout disparaît de ces habitations, mais leurs cachots subsistent ! Comme si le temps respectait le courage de ceux qui, au prix de leur vie, avaient tenu tête à ces pierres sans âme. Eh bien, pour moi, la naissance d’Aimé Césaire s’est faite, pour ainsi dire, parmi ces ruines, comme s’il avait émergé d’un de ces vieux cachots où le concentré de toutes les violences s’était heurté à l’extrême densité de toutes les résistances ! C’est ce miracle que nous célébrons aujourd’hui.
Dès lors, les dates miraculeuses ne vont cesser de s’enchaîner.
1934 : parution à Paris de L’Étudiant noir toute première revendication de l’identité nègre, qui transcende les territoires d’origine et les langues.
1939 : parution de l’immense Cahier d’un retour au pays natal le grand cri prophétique qui condamne la colonisation et qui réinstalle l’Afrique offensée dans le devenir du monde.
1955 : Discours sur le colonialisme dans lequel la bonne conscience colonialiste se voit invalidée et grâce auquel l’idée du vivre-ensemble au monde reçoit un nouvel oxygène.
1956 : dans la fameuse Lettre à Maurice Thorez la lucidité des colonisés reprend l’initiative et refuse d’être instrumentalisée par un nouveau système, si généreux prétend-il être.
Je passe sur les oeuvres théâtrales, dans lesquelles le poète visionnaire anticipe tous les défis de la décolonisation, ainsi que sur la parution de recueils poétiques qui allaient accompagner bien des consciences du monde, pour retenir le tout dernier : Moi, laminaire paru en 1982. Ce recueil est une longue méditation, qui rompt avec le ton épique de l’ensemble de son oeuvre, mais où subsiste encore le jaillissement d’une grande foi en l’Homme.
Au plus profond de la « blessure sacrée » qu’il disait habiter, le poète ne renonçait à rien. C’est pourquoi cette attention portée aux grands défis du monde ne le détournera jamais des misères ordinaires qui constituaient son quotidien en tant que maire de Fort-de-France : désenclaver, bâtir des passerelles, construire des routes, installer des écoles, ouvrir des crèches, accueillir ces milliers de familles qui venaient chercher refuge en ville au moment de l’effondrement de l’économie sucrière. Il déployait une compassion de tous les jours autour de petites choses et de petites misères, qu’il traitait avec une exigence identique à celle que requéraient selon lui les grands problèmes du monde.
Né sur une terre de souffrance, Césaire allait rencontrer en Europe la condition qui était faite aux nègres, à l’Afrique, aux fils des colonies venus de tous les coins de la terre : racisme institutionnalisé, discriminations, mépris. En ce début du XXe siècle, au Congo, à Madagascar, en Indochine, en Algérie, au Maroc, dans les îles antillaises, les violences coloniales sont bien là ! Des révoltes sont réprimées dans des bains de sang ! Des massacres se commettent en toute impunité ! L’inhumain constitue l’ordinaire de bien des malheureux !
L’Europe coloniale tient sous sa botte la presque totalité du monde. Que va faire Aimé Césaire ? S’enfermer dans la haine, la violence, la colère ? Non ! Assailli par la mort, il a des visions de la cale de ces bateaux négriers qui s’en allaient saigner l’Afrique et faire de l’Atlantique le plus grand des cimetières du monde. Il voit dans la richesse des ports européens et des grandes villes américaines le sang de millions de nègres à peine séché, et partout dans le monde l’effrayant silence des opprimés. Il prendra à son compte toutes les hontes, toutes les injures : les zoos humains où les non-Blancs sont exposés, les milliers de morts de la construction du chemin de fer Congo-Océan, le massacre de Madagascar en 1947, l’assassinat de Patrice Lumumba, Sétif, Haïphong, Côte-d’Ivoire, Casablanca. Il éprouvera toutes les indignations, se nourrira de toutes les colères. Mais, là encore, un miracle s’opère. Aucun de ces poisons ne portera atteinte aux générosités de sa pensée, à la grâce de son chant poétique !
On lui oppose de l’inhumain ? Il s’interroge sur l’Homme et sur la liberté.
On domine, on massacre, on centralise ? Il exalte la fraternité et l’échange.
On confronte les cultures et les civilisations ? Il cherche ce qui les relie et les magnifie.
On exalte la pureté ? Il célèbre le partage.
On s’installe dans les absolus et dans l’unicité ? Il explore les rencontres et la diversité.
On lui impose une vision de conquérant aveugle ? Il s’interroge sur le rapport entre les peuples, les civilisations, sur le sens profond de toute vie et du monde !
Son exigence le placera toujours du côté de la perte, là ou gît le plus faible. C’est ainsi que sa vie tout entière devint, pour des millions de personnes, le refuge d’une espérance maintenue intacte pour tous ! Aujourd’hui, dire Aimé Césaire, c’est dire ce qui fait l’Homme. Ce qui l’honore et le grandit aura toujours plus de beauté que ce qui l’humilie ou qui le dénature ! Même ses pires ennemis n’ont pu que reconnaître qu’il était un très grand humaniste, c’est vrai. Mais, quand on explore la fulgurance de sa pensée, on s’aperçoit qu’il ne se situait ni en dehors ni au-dessus de la nature. Quand je dis « nature », je parle de tout le possible du biologique et de la géophysique. Il disait : « La poésie est une démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour, m’installe au coeur vivant de moi-même et du monde. » Il disait dans Soleil cou coupé : « La faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent devenir ni une pierre ni un arbre. » Et, dans un fameux passage du Cahier d’un retour au pays natal il évoque les peuples noirs comme « chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde ! »
Tout est là, tout est dit ! Ce n’était pas seulement une posture poétique, c’était véritablement la proclamation d’une conscience qui ne sortira jamais l’idée d’humanité de l’ensemble des biotopes qui forment notre planète. Pour Césaire, porter atteinte aux hommes, à leurs cultures, aux civilisations, revenait à porter atteinte à la vie. Et quand on porte atteinte à la vie, cela vous précipite dans un abîme sans fin.
Les éléments du miracle césairien sont donc considérables : la vision d’une Afrique réunie, restituée à l’humanité et aux futurs du monde. La vision d’une humanité où la dimension du nègre prend sa place dans le concert des autres. La contestation de toute forme de conquête ou de domination, et le chant d’une humanité neuve, riche de ses diversités et forte de son inscription humble dans l’ensemble du Vivant. Enfin, le grand rendez-vous du donner et du recevoir, qu’il va opposer à la prédation et à toute tentative de hiérarchisation.
Donner sans possibilité de recevoir en retour est une des formes de la domination. Recevoir sans la possibilité de donner à son tour, est une des occurrences de l’assistanat. Aimé Césaire va réunir les deux mots dans un même rendez-vous, et mobiliser ainsi une formidable éthique !
Cette éthique suppose que l’interaction du donner et du recevoir installe l’Autre dans la construction de soi. Que l’altérité est une donnée essentielle de l’épanouissement de toutes les formes du Vivant. Que le rapport entre les cultures et les civilisations – institué de manière verticale par le colonialisme – puisse retrouver une amplitude horizontale qui va en profondeur et s’ouvre dans l’étendue !
Elle signifie que toute culture, toute identité, toute langue, toute spiritualité, a besoin des autres et que les enlever au rendez-vous du donner-recevoir n’ouvre qu’aux asphyxies.
Il recevait de partout, il restituait partout !
Mais son pays, la Martinique, faisait partie de lui. Il s’y accrochait comme une algue laminaire balayée par les grands océans et fixée à un unique rocher. Et donc pour son pays, il refusera toujours l’appauvrissement d’une assimilation, même bienveillante, qui ne respecterait pas les identités singulières et qui nierait la responsabilité, la dignité, la différence. Pour lui, la différence restera la brique première de toute possibilité d’une quelconque unité. Aimé Césaire réclamera toujours pour son pays une autonomie politique. Une autonomie de conception, d’action, de relation aux Amériques et au reste du monde. Une autonomie d’épanouissement, non dans l’indépendance mais véritablement dans l’interdépendance, et donc dans le donner et dans le recevoir.
Dans son allocution pour le dixième anniversaire du Parti progressiste martiniquais, il en donnera la définition suivante : « Autonomie, c’est-à-dire la ratification de l’existence de la Martinique en tant que peuple, et la faculté pour les martiniquais d’organiser leur propre vie collective […] »
Il réaffirme inlassablement, lors d’une visite de François Mitterrand, en 1974 : « Le vrai problème est à mes yeux, celui de notre place, de notre juste place dans cette communauté », « une place qui ne soit ni humiliante, ni dégradante, ni aliénante, une
place qui ne soit ni discriminatoire, ni attentatoire à notre personnalité, ni dirimante de nos responsabilités […] »
On perçoit comment ce visionnaire voyait déjà la France comme cette entité pluri-culturelle, pluri-sociétale, pluri-religieuse qu’elle est devenue de manière évidente aujourd’hui. Aimé Césaire considérait cette diversité comme une richesse. Pour lui, chaque élément de cette richesse devait disposer de tous les moyens de se penser, d’agir et de se réaliser dans l’égalité et dans la solidarité républicaine. Il considérait que l’énergie de la responsabilité collective se situait dans la force des responsabilités particulières, en France, comme dans toute l’Europe.
Pour lui, la notion de peuple martiniquais et sa reconnaissance n’étaient pas incompatibles avec une appartenance au pacte républicain de la France. Ce peuple martiniquais doté d’une personnalité collective, d’une culture, d’une identité, d’une langue est une communauté d’individus vivant sur un même territoire, formant un tout économique, psychique et culturel. Et donc pour Aimé Césaire, l’unité majestueuse est d’abord le concert d’une grande diversité.
Aujourd’hui, pour mobiliser le génie créatif de ces pays dits départements et régions d’outre-mer, il ne faut pas les forcer à choisir entre une appartenance qui invalide leur différence et une capacité d’agir qui les éloigne de la République et qui les fragilise. Ce qu’il faut, c’est à la fois l’égalité des droits et la reconnaissance du droit à la différence, comme moyens de parvenir à l’émancipation et à un développement économique et social responsable.
C’était cela, l’esprit de la départementalisation pour Aimé Césaire, en 1946 : ni une demande de dilution, ni une demande d’assimilation, ni une demande de mise en assistance, mais l’application de l’égalité voulue par le peuple tout en cherchant à préserver sa personnalité collective.
En l’inscrivant au Panthéon, la France s’est en quelque sorte engagée à prendre en compte cette vision si prophétique du monde !
L’homme qu’il nous est donné d’honorer aujourd’hui n’est pas seulement un anticolonialiste, un grand homme du Vivant. Il fut aussi un de nos collègues. Il a fréquenté les bancs de cette assemblée durant près de quarante-huit ans et, durant ces décennies, il n’a cessé de réclamer que la France des grandes valeurs, que la belle idée européenne s’ouvrent à leurs nouvelles diversités. Ce message centenaire a aujourd’hui toute sa résonance !
La vie d’Aimé Césaire aura donc été valable pour tous.
Si l’on a suffisamment magnifié son inlassable travail pour la réhabilitation de l’homme noir, pour la décolonisation, on est loin d’avoir évalué les horizons de sa pensée. Il s’adresse à l’Homme, d’où qu’il vienne, d’où qu’il soit. Ses racines puisent sans fin dans l’aventure des rencontres et du partage. C’est donc à la totalité du monde qu’il a adressé son message de liberté, de fraternité, d’égalité, d’identité, inscrit dans une responsabilité sociétale nouvelle qui est celle du multiculturalisme ou, si vous préférez, du pluralisme culturel.
Son verbe aura été, sans conteste possible, la voix de ceux dont la parole s’est affaissée dans les cachots du désespoir, le Cahier d’un retour au pays natal un monument contre toute atteinte à la dignité humaine et son oeuvre une stèle dédiée à l’humanité tout entière !
Alors, mes chers collègues, accueillez cette demande : que le jour de la naissance d’Aimé Césaire, le 26 juin, nous offre à tout jamais une occasion de recueillement autour d’une pensée dont la force prophétique s’inscrit dans la plus pure des traditions de lutte pour l’humaine dignité !
Le 03/11/2013 à 04:27, Jérémy THIRY-CESAIRE (Consulting / Business) a dit :
Très très bien.
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