Intervention de Frédéric Reiss

Séance en hémicycle du 24 juin 2013 à 16h00
Hommage à aimé césaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrédéric Reiss :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est avec solennité que le groupe UMP se joint à l’hommage que le groupe socialiste souhaite rendre à Aimé Césaire.

J’associe à mon propos Thierry Solère, Frédéric Lefebvre et Daniel Gibbes, député de Saint-Barthélemy et Saint-Martin.

Nous célébrons aujourd’hui le centenaire de la naissance d’un grand homme, d’un homme de lettres, d’un homme d’action, de terrain, de conviction. D’un grand représentant du peuple et des peuples. On se souvient du député Césaire, rapporteur de la loi faisant des colonies Guadeloupe, Martinique, Guyane française et Réunion des départements français.

On peut dire d’Aimé Césaire qu’il était un intellectuel plus qu’un penseur. Ses vers étaient bien des « armes miraculeuses », loin de l’art pour l’art. Il a traversé le siècle, le combat chevillé au corps.

Au-delà des appartenances politiques, tous ceux qui le rencontraient étaient marqués par sa force. Ce fut le cas de mon collègue Frédéric Lefebvre, comme de bon nombre d’entre nous.

Mes chers collègues, l’hommage est un exercice difficile et je ne souhaite pas paraphraser Aimé Césaire, dire moins bien ce qu’il a très bien dit, l’instrumentaliser ou en faire le prétexte d’un joli discours.

Pour honorer dignement sa mémoire, il faut le lire plus que le commenter, reprendre ses mots plutôt que d’en mettre de nouveaux sur les siens, l’écouter, plus que prendre le risque de s’écouter.

Et comment mieux se souvenir, sinon en relisant la conception qu’il avait lui-même de son action ?

En guise d’hommage, je vous proposerai ainsi de relire quelques extraits du discours qu’il a tenu à Rome en 1959 sur « l’homme de culture et ses responsabilités » lors du deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs :

On peut faire confiance aux peuples. Ce qu’il leur faut, ils le savent mieux que personne, ils le savent de l’intérieur et que toute création, parce qu’elle est création, est participation à un combat libérateur.

On peut l’expliquer comme on voudra. Pouvoir foisonnant de la parole. Mieux, pouvoir de l’acte.

Le régime colonial est négation de l’acte : négation de la création. Dans la société coloniale, il n’y a pas seulement une hiérarchie maître et serviteur. Il y a aussi, implicite, une hiérarchie créateur et consommateur.

Le créateur des valeurs culturelles, en bonne colonisation, c’est le colonisateur. Et le consommateur, c’est le colonisé. Et tout va bien tant que rien ne vient déranger la hiérarchie. Il y a une loi de confort dans toute colonisation. Si prega di non disturbare – on est prié de ne pas déranger.

Or la création culturelle, précisément parce qu’elle est création, dérange. Elle

bouleverse. Et d’abord la hiérarchie coloniale, car du colonisé consommateur, elle fait le créateur. Bref, à l’intérieur même le régime colonial, elle rend l’initiative historique à celui à qui le régime colonial s’est donné pour mission de ravir toute initiative historique.

Et voilà pourquoi il faut créer… Oui, en définitive, c’est aux poètes, aux artistes, aux écrivains, aux hommes de culture, qu’il appartient, brassant, dans la quotidienneté des souffrances et des dénis de justice, les souvenirs comme les espérances, de constituer ces grandes réserves de foi, ces grands silos de force où les peuples dans les moments critiques puisent le courage de s’assumer eux-mêmes et de forcer l’avenir. Certains ont pu dire que l’écrivain est un ingénieur des âmes.

Nous, dans la conjoncture où nous sommes, nous sommes des propagateurs d’âmes, des multiplicateurs d’âmes, et à la limite des inventeurs d’âmes.

Et je dis aussi que c’est la mission de l’homme de culture noir que de préparer la bonne décolonisation, et non pas n’importe quelle décolonisation.[…]

Si nous croyons, et nous avons raison de le croire, que le passage de la colonisation à la décolonisation vraie ne peut se faire que par rupture, cela accroît encore et définit plus complètement nos responsabilités d’hommes de culture. Car au sein même de la société coloniale, c’est l’homme de culture qui doit faire à son peuple l’économie de l’apprentissage de la liberté. Et l’homme de culture, écrivain, poète, artiste, fait faire à son peuple cette économie, parce que dans la situation coloniale elle-même l’activité culturelle créatrice, devançant l’expérience collective concrète, est déjà cet apprentissage.

On nous a mis en garde contre la tentation de croire que l’on ne pourra jamais restructurer une culture indigène dans un contexte colonial. Et sans doute a-t-on raison. Mais la restructuration d’une culture est une oeuvre de longue haleine et il ne fait point de doute à mes yeux que dans la situation coloniale actuelle et plus précisément dans ce moment de transition que nous vivons, l’activité culturelle créatrice, et c’est cela qui la légitime, prépare d’ores et déjà cette restructuration indispensable.

J’ai dit au premier Congrès des écrivains et artistes noirs que s’il y a une chose qui caractérise la situation coloniale c’est l’anarchie culturelle. A l’unité culturelle primitive, la colonisation a fait succéder l’hétérogénéité culturelle, et l’anarchie culturelle. L’ordre colonial c’est, en réalité, par un désordre culturel qu’il se traduit.

Voyez le roman nègre. Voyez la poésie noire. Inutile de rechercher ici les apports ou de signaler les influences. Les matériaux peuvent être disparates, hétérogènes, mais tout cela est refondu, tout cela est transcendé, tout cela est dominé et restructuré. Car enfin, qu’est-ce que l’art sinon la structure ?

C’est là la première contribution, me semble-t-il, de l’écrivain et de l’artiste noir à la libération de son peuple ? […]

Quand Sékou Touré, leader d’un pays libre, affirme fièrement : « Je suis le descendant de Samory », il ne s’agit pas d’une puérile vanité généalogique. Cela signifie : « J’assume Samory » et, ce faisant, il fait une grande chose : il rétablit l’histoire, il remet les choses à leur place. Il dit : la colonisation ce n’est pas l’histoire, ce n’est que l’accident, et il rétablit le « continuum » historique. Il réaffirme ou réinvente la continuité historique rompue par l’intrusion coloniale.

Ce n’est pas autre part qu’il faut chercher notre devoir à nous, écrivains et artistes noirs : il est de rétablir la double continuité rompue par le colonialisme, la continuité d’avec le monde, la continuité d’avec nous-mêmes.

Parce que nous sommes des forces de vérité, nous sommes les réintroducteurs au monde de nos peuples, et d’abord les réinventeurs de cette solidarité entre nous dont le colonialisme a essayé d’offusquer ou de détruire l’idée. Parce que nous sommes, et parce que, par-delà le mensonge colonial, nous voulons être des hommes de vérité, nous sommes en même temps les soldats de l’unité et de la fraternité.

Et ce n’est pas seulement la solidarité dans l’espace que rétablissent l’écrivain et l’artiste noirs, c’est aussi, et à leur manière, la continuité historique.

Tradition ? Évolution ? Toute cette opposition devient vaine dans la création artistique et par la création artistique, car l’art est cette vérité qui, comme telle, fusionne et brasse d’un seul jet les éléments analytiquement disparates.

Je prétends qu’il ne faut pas chercher ailleurs le secret de l’importance de la littérature et de l’art dans les circonstances que vivent présentement nos peuples. Dans les conditions qui sont les nôtres, notre littérature, sa plus grande ambition, doit être de tendre à devenir littérature sacrée, notre art, art sacré.

Mes chers collègues, le groupe UMP soutient naturellement les deux requêtes de cette proposition de résolution : la défense du pluralisme culturel et la valorisation des départements et régions d’outre-mer.

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