Intervention de Noël Mamère

Séance en hémicycle du 24 juin 2013 à 16h00
Hommage à aimé césaire — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNoël Mamère :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’hommage que nous rendons aujourd’hui à Aimé Césaire prend une dimension particulière au moment où nous apprenons que Nelson Mandela, une autre grande figure de la lutte contre toutes les discriminations, contre l’apartheid et pour les nègres, au sens noble du terme, arrive au crépuscule de sa vie.

Aimé Césaire a consacré l’essentiel de son oeuvre et de son action politique au service de la République universelle et à la lutte contre l’esclavagisme et le colonialisme. C’est pourquoi l’hommage que nous lui rendons aujourd’hui n’est pas seulement celui de ces députés qui viennent des anciennes colonies ou qui sont des descendants des anciens esclaves ; il est aussi celui de l’ensemble de la République.

Lorsque nous lisons les poèmes et les oeuvres d’Aimé Césaire, nous en mesurons la profondeur et la portée. Il a, dans un certain nombre de ses ouvrages, condamné l’esclavage, mais il ne l’a pas regardé comme une période temporaire de notre histoire, même si, pour ceux qui l’ont vécue, elle fut longue, du fait de leur souffrance. Il a tenté de l’analyser comme un système, comme une doctrine ; il a essayé de comprendre pourquoi cette barbarie a pu naître dans l’esprit des Occidentaux et comment on a pu considérer des hommes comme de simples marchandises.

En ce sens, sa réflexion était de portée universelle. Après l’esclavage, aboli en 1848, nous avons vu d’autres formes de barbarie se développer dans cette Europe dont Césaire nous disait qu’elle portait une responsabilité morale et spirituelle.

Rappelons-nous ces mots de Césaire : « J’entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de l’homme qu’on jette à la mer ».

C’est ainsi qu’il a pu dire avec force la brutalité et la sauvagerie de la traite négrière. Mais il nous a aussi appris que l’esclavage reste dans la mémoire des descendants des esclaves, que cette cicatrice, cette blessure, y demeure inscrite et pose un vrai problème d’identité. Je repense à ce poème : « J’habite une blessure sacrée, j’habite des ancêtres imaginaires, j’habite un vouloir obscur, j’habite un long silence ».

Césaire nous apprend que les traces sont encore profondes de l’esclavage et du colonialisme. Il faut ainsi revenir, comme l’a indiqué tout à l’heure Serge Letchimy, à un certain nombre de textes qui n’étaient plus simplement des textes poétiques, mais des textes politiques. En 1936, avec deux compagnons – qui n’étaient pas forcément du même parti politique et qui n’avaient pas forcément les mêmes orientations, le Sénégalais Senghor et le Guyanais Damas –, il a créé L’Etudiant noir et forgé le concept de négritude, à propos de laquelle il dit cette phrase magnifique : « Les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la nègrerie ».

Tel est le combat de Césaire : il ne voulait pas simplement magnifier le nègre, mais expliquer comment des Occidentaux, des Européens ont pu s’avilir dans l’esclavagisme, se renier dans le colonialisme et abandonner l’essentiel de leurs valeurs. C’est en ce sens que Césaire a une portée universelle.

On la retrouve un peu plus tard, en 1939, dans le fameux Cahier d’un retour au pays natal puis dans un texte majeur Discours sur le colonialisme publié en 1955. Césaire a beaucoup réfléchi à la condition d’homme libre, d’homme debout. Il disait qu’en définitive, il est plus facile d’être un esclave, parce que la vie est réglée par celui qui vous a soumis à l’esclavage et bien difficile d’être un homme libre, un homme debout, assumant ses responsabilités et son destin lorsqu’on est le descendant d’hommes et de femmes qui ont été enchaînés et soumis.

Serge Letchimy a dit tout à l’heure qu’il n’évoquerait pas le théâtre d’Aimé Césaire, mais il faut évidemment citer cette pièce majeure de 1963 La Tragédie du roi Christophe qui se passe en Haïti et qui montre comment un homme qui a voulu libérer son peuple de ses chaînes est devenu lui-même un dictateur sanguinaire. Il faut se rappeler Une saison au Congo, ce texte magnifique de 1966, hommage rendu à l’une des grandes figures de la lutte pour l’indépendance, pour la dignité des nègres, Patrice Lumumba.Rendant hommage à Aimé Césaire, nous ne pouvons pas nous contenter de regarder le passé et nous enfermer dans la nostalgie. Il serait vain, irresponsable et politiquement dangereux de vouloir le « momifier », car sa pensée est très actuelle.

Faut-il en effet rappeler, chers collègues, que des députés ont osé voter dans cet hémicycle, le 23 février 2005, un amendement nous expliquant que la colonisation est un bienfait pour ceux qui l’ont vécue ? Faut-il rappeler qu’Aimé Césaire, encore maire de Fort-de-France avant notre collègue Serge Letchimy, a refusé de recevoir en sa mairie un certain ministre de l’intérieur qui a créé un ministère de l’immigration et de l’identité et cautionné ce vote infâme ? Faut-il rappeler, en écho au pluralisme culturel évoqué par Serge Letchimy, que des artistes et des musiciens africains n’ont toujours pas le droit d’obtenir des visas ? Faut-il rappeler que nous interdisons le chlordécone en métropole mais l’autorisons encore aux Antilles et dans les autres départements d’outre-mer ? Faut-il rappeler la contradiction identitaire qui est au coeur de la résolution proposée par Serge Letchimy ? Oui, c’est ici, en 1946, qu’Aimé Césaire a été rapporteur du projet de loi sur la départementalisation de la Réunion, la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe. Départements français, oui, mais était bien précisée dans la résolution la nécessité d’une forme d’autodétermination, en tout cas de la responsabilité de leur destin : dans la République ou hors de la République ?

Aimé Césaire était un maître. Il avait des disciples, qui sont eux-mêmes devenus des maîtres et qui n’ont pas fait les mêmes choix. Il ne nous revient pas ici de décider qui a eu tort et qui a eu raison. Je pense en particulier à Frantz Fanon, l’auteur des Damnés de la terre qui a pris les armes et a été l’un de ceux qui ont contribué à l’indépendance de l’Algérie, devenant même porte-parole du premier gouvernement après l’indépendance. Je pense aussi à d’autres auteurs qui n’ont pas eu le même engagement par les armes et auxquels on ne doit pas moins. Parmi eux, Édouard Glissant, l’un de ceux qui aujourd’hui expliquent le mieux la contradiction vécue par les hommes et les femmes qui habitent les départements d’outre-mer, à la fois solidaires du destin des Français et conscients qu’il leur revient d’assumer leurs propres responsabilités et leur propre destin.

Qu’allons-nous faire, nous qui aujourd’hui favorisons les békés, qui détiennent 90 % de l’économie antillaise ou guadeloupéenne ? Se conformera-t-on à ce qui a été dit par Mme Christiane Taubira ? Il s’agit là en effet de réparation, mais non financière, et je passe sur la dette envers Haïti qui, depuis son indépendance, a versé à la France près de 25 milliards de dollars qui ne lui ont jamais été remboursés.

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