Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission des affaires européennes, monsieur le président de la commission des affaires culturelles, mesdames et messieurs les députés, la proposition de résolution que vous soumettez aujourd’hui au vote de l’Assemblée nationale est absolument essentielle, à plus d’un titre.
Nicole Bricq vient de rappeler les enjeux majeurs que recèle le mandat de négociation qui sera confié à la Commission européenne vendredi 14 juin.
Votre résolution défend un principe essentiel pour l’Union européenne : le respect de l’exception culturelle dans le cadre de l’ouverture des négociations entre l’Union européenne et les États-Unis.
À l’instar du président Patrick Bloche, je tiens à saluer Jack Ralite, présent parmi nous, ainsi que tous ceux qui se sont mobilisés au cours des années et des combats passés pour l’affirmation de ce grand principe de l’exception culturelle.
Monsieur le président, madame la présidente, nous devons aujourd’hui rappeler avec vous que l’exception culturelle n’est pas négociable : elle constitue une ligne rouge, fermement défendue par nos prédécesseurs.
Le combat de 2013 ressemble en effet à celui de 1993, mené à l’époque du président Mitterrand lors de la négociation des accords du GATT. La culture n’est pas une marchandise comme une autre : voilà ce que nous rappelons aujourd’hui, vingt ans plus tard.
Néanmoins, il s’est passé beaucoup de choses en vingt ans, en particulier l’arrivée du numérique, qui a provoqué des révolutions dans tous les domaines, faisant naître des acteurs représentant une menace encore plus considérable pour l’exception culturelle : la menace d’une homogénéisation des contenus culturels livrés au public, donc des manières de penser que ces contenus culturels peuvent induire ou influencer. Notre tour est venu de nous battre pour défendre avec fierté l’exception culturelle au service de la diversité culturelle.
En parlant d’exception culturelle, nous pouvons déconcerter nos concitoyens par un langage un peu technique, voire technocratique. Et pourtant le principe en est très simple : la culture n’est pas une marchandise comme une autre, et a par conséquent besoin de mécanismes de régulation spécifiques et fins.
En effet, la culture est un tout : nous avons besoin de films grand public comme de films d’auteurs, de films à petits budgets comme à gros budgets. Dans le secteur du livre, nous avons besoin d’une grande diversité de l’offre éditoriale. Tout cela permet de former les publics, de les satisfaire, d’éveiller leur curiosité, donc de susciter chez eux davantage d’appétence pour les produits culturels qui peuvent leur être proposés.
C’est ce qu’a affirmé Steven Spielberg lors du festival de Cannes, lorsqu’il a insisté sur l’importance que revêtait à ses yeux la préservation de l’exception culturelle : selon lui, le public français consomme et voit beaucoup de films français, mais également beaucoup de films internationaux, dont beaucoup de films américains.
Depuis vingt ans, cette exception culturelle ne nous a donc pas empêchés de nourrir des échanges féconds avec nos amis américains ; elle n’a pas empêché les spectateurs français ou européens de découvrir les oeuvres majeures produites par l’industrie cinématographique ou audiovisuelle américaine. Mais elle nous a permis, à nous Européens, à nous Français, de défendre et de promouvoir des secteurs entiers de nos industries créatives, qui constituent un enjeu économique majeur en termes d’emplois comme en termes de capacité de l’Union à se doter d’outils de représentation du monde.
Si vous me permettez de l’appeler ainsi, je dirais que l’exception culturelle est un outil de souveraineté, un outil d’influence, dirait-on en langage diplomatique. Elle est surtout un outil indispensable à l’Union européenne pour nourrir son projet politique d’une véritable sensibilité culturelle, d’un véritable sentiment de citoyenneté, constitués au travers des oeuvres de l’esprit et seuls à même de nous permettre de former un espace commun au sein de l’Union européenne.
En défendant ce principe aujourd’hui, mesdames et messieurs les députés, vous ne faites pas oeuvre de nationalisme, de corporatisme ni d’antiaméricanisme ; vous n’êtes pas non plus dans une posture défensive.
Vous vous placez au contraire dans une démarche d’ouverture, constructive, reposant sur la confiance : confiance dans la capacité des acteurs culturels européens et des publics européens à développer cette vision du monde et à apprécier des oeuvres, qu’elles soient nées sur nos territoires ou ailleurs ; confiance également dans cette grande et belle mission de la France et de l’Europe, qui accueillent sur leur sol des créateurs et des artistes de tous les pays et de tous les continents, ou financent leurs oeuvres par des mécanismes institués grâce à l’exception culturelle.
La vision qui sous-tend notre combat pour l’exception culturelle est universaliste : nous voulons continuer à défendre le fait que le cinéma français accueille, aide et soutienne les créateurs du monde entier.
Notre vision de la culture est ouverte, et non repliée sur nos frontières, dans une démarche qui serait cocardière ou franco-française. L’exception culturelle n’est pas spécifiquement française : c’est une exception parce que la culture est exceptionnelle.
L’enjeu est aujourd’hui majeur. Il y a vingt ans, le numérique a fait irruption dans nos vies et dans nos manières de produire, de regarder et de consommer les oeuvres culturelles.
La mutation induite par le numérique nécessite des adaptations de nos outils de régulation. Tous ces outils mis en place depuis l’après-guerre doivent aujourd’hui être modulés et adaptés aux révolutions numériques.
Si nous nous privons aujourd’hui de ce principe majeur qu’est l’exception culturelle, nous ne pourrons pas demain défendre l’adaptation de nos outils de régulation à l’ère du numérique ; or c’est là que réside l’enjeu. La modernité est là, et non dans le fait de proclamer que nous allons ouvrir les marchés aux États-Unis, permettant ainsi aux produits culturels européens de conquérir le marché américain : c’est un leurre, une illusion !
L’enjeu majeur est de savoir comment, à l’ère du numérique, intégrer ces nouveaux acteurs du numérique, extrêmement puissants et dominants, en amont dans le circuit de financement de la création. C’est ce qui a fait le succès de nos mécanismes de soutien, en France comme en Europe, aux politiques culturelles ; c’est ce qui devra demain soutenir ce que l’on appelle « l’Acte II de l’exception culturelle ».
Avec ce texte, mesdames et messieurs les députés, vous donnez un véritable écho à cette grande et belle tradition française, qui nous permet de nous inscrire dans les traces de ceux qui nous ont précédés : nous avons mentionné le combat mené en 1993, mais nous pourrions remonter bien plus loin, après-guerre, lorsque la France a voulu se doter d’un Centre national de la cinématographie pour développer un cinéma français riche de sa diversité.
En marchant ainsi dans les pas de ceux qui vous ont précédés, vous tracez la voie pour l’avenir, car c’est ainsi, avec des principes solides, des principes de confiance, que nous pourrons construire l’Europe de demain. Cette Europe a besoin d’un nouveau souffle, et celui-ci ne peut être que culturel.
Certains nous caricaturent en disant que la France mène un combat solitaire. Là encore, ils ont tort car la France n’est pas solitaire ; mais l’eût-elle été qu’elle défendrait encore ce grand principe de l’exception culturelle. Telle est en effet la mission essentielle de la France ; c’est ce qu’attendent de nous les acteurs, les créateurs et même les populations du monde.
À mon initiative, ainsi que Nicole Bricq l’a rappelé, une majorité de ministres de la culture européens se sont joints aux efforts de la France en cosignant une lettre adressée à la présidence irlandaise de l’Union européenne et à la Commission européenne.
Ce texte a été signé par les ministres de la culture allemand, autrichien, belge, bulgare, chypriote, espagnol, hongrois, italien, polonais, portugais, roumain, slovène, slovaque et grec. Ils attendent une voix, étant parfois eux-mêmes isolés au sein de leur propre gouvernement ; cette voix sera celle de la France, car la France sera au rendez-vous de l’exception culturelle, ainsi que le Premier ministre l’a précisé tout à l’heure.
Madame la présidente, vous avez souligné l’attachement du Gouvernement à la défense de la diversité culturelle. Je vous remercie de l’avoir fait car, face aux immenses défis économiques, sociaux et politiques qui nous sont lancés, je suis convaincue que l’Europe doit se mobiliser sur les atouts que lui assurent la vitalité et la diversité de sa culture.
Ne cherchons pas plus loin les outils pour relancer économiquement l’Europe : ils sont sous nos yeux ! Les secteurs culturels et audiovisuels sont des secteurs d’excellence : nous n’avons pas besoin de les placer sous perfusion car ils sont extrêmement vivaces et fertiles.
Nous devons simplement empêcher qu’ils soient détruits, laminés par un accord de libre-échange qui les livrerait à une concurrence sauvage et totalement dérégulée. L’enjeu économique est donc majeur. La création des oeuvres culturelles en Europe doit, plus que jamais, être reconnue comme relevant de cet enjeu économique majeur, en plus d’être un enjeu culturel et de citoyenneté.
Tel sera le bénéfice que l’on pourra peut-être retirer de ce débat, au demeurant inquiétant, sur la volonté soudainement affichée par la Commission européenne de revenir sur un acquis vieux d’une vingtaine d’années, mais plus que jamais pertinent. Si cela permet de mettre en lumière l’importance que représentent les secteurs culturels pour l’Union européenne, ce débat n’aura pas été vain.
Fort de votre soutien, mesdames et messieurs les députés, le Gouvernement fera fermement valoir ses positions le 14 juin, ainsi que Nicole Bricq l’a indiqué, comme il a déjà eu l’occasion de le faire lors du conseil des ministres de la culture européens, et comme le Parlement européen l’a fait par ce vote à une écrasante majorité à la fin du mois de mai dernier pour la défense de l’exception culturelle.
Aujourd’hui, face aux évolutions induites par le développement du numérique, nous devons adapter nos politiques culturelles et construire de nouveaux outils. De plus, parallèlement à l’effort engagé au niveau national, la France tient à préserver la capacité de l’Union européenne à adapter ses politiques aux évolutions numériques.
C’est tout l’enjeu de l’exclusion que nous demandons avec nos partenaires : il s’agit de garder les mains libres pour pouvoir nous doter des outils dont nous avons besoin à l’ère du numérique. Il en va de l’avenir de la création en Europe ; il en va de l’intérêt général et de l’essence même du projet européen.
Mesdames et messieurs les députés, en défendant cette proposition de résolution, vous faites honneur à la représentation nationale, honneur à notre héritage, honneur à notre avenir. Vous défendez la culture mais aussi, à travers elle, un projet européen politique, universaliste et généreux ; un projet de liberté pour les peuples et pour les créateurs d’Europe et d’ailleurs.