Intervention de Pierre-Franck Chevet

Séance en hémicycle du 30 mai 2013 à 9h30
Débat sur la sureté nucléaire — Table ronde

Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, beaucoup de questions ont été évoquées. L'Autorité de sûreté nucléaire a eu l'occasion, ces derniers mois, de porter sa parole sur un certain nombre d'entre elles.

Avant d'y revenir, je redirai un mot de l'Autorité elle-même. Nous sommes une autorité administrative indépendante, chargée du contrôle des enjeux de sûreté mais également de radioprotection en France. « Autorité indépendante », cela signifie que nous sommes indépendants de l'ensemble des parties prenantes, des exploitants, et plus généralement de tout porteur d'une pensée de politique énergétique. Dans beaucoup d'autres pays, les discours de politique énergétique, quelle que soit leur orientation, sont découplés du rôle que joue l'autorité de sûreté, qui porte un jugement technique sur les installations.

Nous avons la capacité, à tout moment et de notre propre chef, de suspendre le fonctionnement des installations si la sûreté est en cause. Ce n'est pas fréquent mais cela peut arriver, et nous en avons la capacité de par la loi. Nous exerçons un contrôle sur le terrain ; ce n'est pas du contrôle à Paris et sur dossier. Pour donner un ordre de grandeur, ce sont six inspections qui se déroulent sur notre territoire, chaque jour, sur l'ensemble des domaines que nous couvrons.

Bien entendu, nous rendons compte publiquement de notre action ; c'est l'un de nos devoirs, inscrit dans la loi. Nous rendons notamment compte au Parlement. C'est ce que nous avons fait le 16 avril dernier avec notre rapport annuel sur la sûreté et la radioprotection en France en 2012. Sur plusieurs points que M. le député Denis Baupin vient de rappeler, un message a été porté à cette occasion.

Le premier message que je reprendrai, c'est le jugement globalement « assez satisfaisant ». Les mots sont pesés. C'est un jugement effectivement mitigé que nous portons, qui est le fruit, en gros, de deux aspects. Le premier, ce sont des incidents toujours trop nombreux. Une petite précision : nous ne nous attachons pas tant au nombre qu'à la qualité, ou la qualification, des incidents. Le nombre d'incidents, notamment de niveau 1, qui sont les plus fréquents, est d'une centaine par an ; c'est quelque chose d'assez variable, qui dépend de beaucoup de facteurs, des modes de déclaration… Nous n'attachons pas une importance première au nombre, mais plutôt à la qualité ; il n'en reste pas moins que ce nombre – une centaine de niveau 1, pour ne citer que ce chiffre ; M. Baupin en a cité d'autres – va dans le mauvais sens. À l'inverse, notamment à la suite de Fukushima, certaines actions sont en cours de déploiement et vont dans le sens du renforcement de la sûreté. D'où ce jugement en demi-teinte. Comme je l'ai dit, ce n'est pas forcément le bulletin scolaire dont j'aurais rêvé, mais c'est le jugement que nous portons.

Ce jugement, nous avons essayé – c'est dans le rapport annuel que nous avons très largement diffusé ces derniers temps, notamment à tous les parlementaires – de l'affiner centrale par centrale, pour ne parler que d'EDF, et nous nous sommes attachés à réaliser un classement, ce qui est toujours compliqué. Vous trouverez ce classement détaillé dans le rapport selon trois critères : qualité en matière de sûreté, exploitation et maintenance, qualité de traitement des sujets d'environnement, et qualité de traitement des sujets de radioprotection. Nous avons ainsi réalisé un classement relatif des centrales nucléaires en France ; nous y reviendrons peut-être. Ce document est public. Certaines centrales sortent positivement sur l'un ou l'autre de ses critères, d'autres sont dans le peloton, d'autres derrière le peloton. Nous nous attachons à rendre compte de cette situation année après année.

S'agissant du parc nucléaire, il y a quatre sujets majeurs sur lesquels je souhaite attirer l'attention.

Il y a tout d'abord le sujet du vieillissement. M. Baupin a parlé de la durée de vie ; c'est un sujet important. Le parc EDF a globalement été construit il y a une trentaine d'années, sur une décennie, pendant les années 1980-1990. Les centrales commencent donc effectivement à avoir un âge respectable, ce qui renvoie aux problèmes de vieillissement classiques possibles, vieillissement du matériel et autres. Cela nécessite une vigilance, qui a vocation à se renforcer avec la durée.

Un autre sujet qui renvoie à un point évoqué par M. Baupin, c'est celui du vieillissement des standards de sûreté, c'est-à-dire l'obsolescence relative des standards qui ont été utilisés. Les centrales obéissent à des standards dits de « génération 2 », qui ont trente ou quarante ans d'existence, alors que les standards actuels, dits de « génération 3 » – ce sont typiquement ceux du réacteur EPR à Flamanville –, permettent un gain appréciable en matière de sûreté. Nous avons dit que, pendant l'examen de sûreté que nous faisons tous les dix ans, notamment celui, extrêmement important, qui correspond aux quarante ans, nous porterions un jugement sur la sûreté d'une éventuelle prolongation au regard de ces contraintes de dernière génération. Avec une raison simple : dans le domaine du nucléaire, l'alternative à une prolongation – ce n'est bien sûr pas à moi de porter des jugements sur les choix –, c'est bien la construction d'un nouveau réacteur, évidemment aux meilleurs standards de sûreté. M. Baupin a dit que le repère n'était pas défini ; le référentiel de sûreté pour cette prolongation est bien celui-là, avec la logique que je viens de décrire. C'est un rendez-vous important.

Pour être un petit plus précis, ce sujet de la prolongation au-delà de quarante ans en est au tout début de son instruction. J'estime être en mesure de formuler un premier avis, sous réserve des dossiers qui me seront transmis, aux environs de 2015. Ainsi, je ne me prononce pas, à ce stade, sur la capacité des centrales en général ou de telle centrale en particulier à aller au-delà de quarante ans.

Deuxième sujet important : le renouvellement des compétences et des qualifications des personnes qui, notamment sur le terrain, portent la sûreté. C'est un enjeu majeur. Le chiffre que j'ai en tête, c'est que, dans les trois ans à venir, toujours pour le parc EDF – M. Minière affinera peut-être mon propos –, de l'ordre de 20 à 25 % des personnes seront renouvelées. C'est, à l'évidence, un enjeu de sûreté. Il faut que ceux qui remplaceront les personnels actuellement en poste possèdent une qualification et une expérience suffisantes pour assurer les fonctions de sûreté, notamment de sûreté d'exploitation, qui sont des fonctions essentielles. Sur ce sujet majeur, nous avons engagé un travail en mode ouvert et pluriel, comme d'habitude, avec l'ensemble des parties prenantes : associations non gouvernementales, sociologues, spécialistes, exploitants, etc.

Troisième sujet : la sous-traitance. La question du renouvellement des compétences se pose aussi pour les sous-traitants. Il y a un point, apparu clairement après l'accident de Fukushima, sur lequel je souhaite insister : en cas de crise, il y a besoin d'avoir à disposition la compétence des sous-traitants. Ces capacités sont parfois indispensables, en fonctionnement normal, mais aussi en situation de crise. Une question importante sur laquelle il faut absolument se pencher – le travail est en cours –, c'est comment avoir la garantie qu'en cas de crise, notamment en cas d'accident majeur, les sous-traitants seront là et pourront accomplir les fonctions nécessaires auprès de l'exploitant concerné. C'est un point qui me paraît nouveau. La sous-traitance est un sujet relativement ancien, sur lequel il faut être vigilant, mais ce point particulier est nouveau. Il est abordé par le groupe de travail pluriel que je viens d'évoquer.

Quatrième sujet : nous disons clairement, depuis un certain temps déjà, pas seulement à la suite de Fukushima, que l'accident est possible en France, et qu'il faut donc se préparer à ce type de situation, y compris à des crises importantes et longues. Nous avons engagé en 2005 un travail, là encore en mode ouvert, avec l'ensemble des parties prenantes, sur la gestion dite post-accidentelle, pour voir comment nous pourrions gérer des crises majeures et longues, et ce travail se poursuit. Il était bien inspiré : Fukushima n'a fait que confirmer la pertinence du sujet, sur lequel nous avons des travaux importants à mener.

Enfin, j'évoquerai deux derniers points, et tout d'abord la question de l'Europe et de la comparaison des normes. Cela fait plus de dix ans que la France pousse à une harmonisation des normes au niveau européen, par un travail constant avec nos partenaires, notamment nos grands voisins européens. Ce travail a porté ses fruits : fin 2010, nous avons, ensemble, posé le référentiel de sûreté de la « génération 3 », la dernière génération de réacteurs. Cela s'est fait conjointement avec l'ensemble des autorités de sûreté concernées. Le référentiel a été rendu public en novembre 2010, quatre mois avant Fukushima. C'est un travail colossal, qui fait d'ailleurs référence au niveau international, et sur lequel nous allons continuer.

Le document que nous avons produit en novembre 2010, accessible notamment depuis notre site, précise la règle de la réévaluation de sûreté que j'ai évoquée : nous devons nous attacher, comme en environnement classique, à mettre en oeuvre les meilleures technologies disponibles, et tout particulièrement, bien sûr, pour le rendez-vous des quarante ans.

Enfin, le message que j'ai porté dans le cadre du débat national sur la transition énergétique, et dans mon rôle, c'est-à-dire sans être porteur d'une position sur un quelconque aspect de la politique énergétique, est le suivant. Nous avons un parc important et standardisé ; c'est une des caractéristiques propres à la France. Cela a des avantages, y compris en termes de sûreté, pour avoir un retour d'expérience efficace et qui puisse se déployer rapidement, mais cela peut avoir des inconvénients. Malgré les précautions et la rigueur que nous mettons à analyser chaque incident et chaque anomalie, on ne peut exclure l'apparition, un jour, d'une anomalie significative. On ne peut pas l'exclure, tout simplement parce que c'est déjà arrivé par le passé : nous avons eu des anomalies génériques qui étaient particulièrement significatives. Je l'ai personnellement vécu il y a une vingtaine d'années, avec l'anomalie dites des couvercles de cuves, qui était extrêmement significative.

J'ajoute que, si cette anomalie s'avère être grave et nécessite la capacité que nous avons de suspendre les réacteurs, nous serions amenés à arrêter, de manière plausible, entre cinq et dix réacteurs. Ce chiffre n'est pas fondé sur une prévision ou une connaissance cachée des choses que je dévoilerais, c'est un ordre de grandeur : nous pourrions être amenés à arrêter simultanément entre cinq et dix réacteurs en l'espace de quelques jours.

Le premier message que nous avons porté dans le débat, clairement, c'est que cette situation est plausible, et qu'il faut que le système électrique soit dimensionné pour prendre en compte cette hypothèse. Je ne porte pas de jugement sur la réponse qui peut être apportée. Par la production ? Par la consommation ? Ça, ce n'est pas mon sujet ; je dis simplement que ce point doit être pris en considération comme donnée d'entrée de notre parc nucléaire actuel.

Le second message est lié à la fin de vie. J'ai dit que nous ne nous prononcions pas, à ce jour, sur la prolongation au-delà de quarante ans. Il peut éventuellement y avoir de bonnes nouvelles. Il peut aussi y en avoir de mauvaises. La position que nous prenons actuellement, c'est que la poursuite jusqu'aux quarante ans nous paraît faisable, mais « faisable » ne veut pas dire « prouvé ». Nous serons amenés à nous prononcer réacteur par réacteur, et la nouvelle peut alors être dans l'autre sens.

Mettons que la moyenne soit de quarante ans. Du fait que le parc a été construit de manière extrêmement concentrée dans le temps, ces quarante ans vont également arriver de manière extrêmement concentrée dans le temps. Quarante ans, cela commencerait aux environs de 2020, pour faire simple. Si, à cette date, un nombre significatif de réacteurs sont amenés à s'arrêter – encore une fois, c'est une moyenne : il y a une incertitude sur la durée de vie –, le temps nécessaire pour mettre en place des moyens palliatifs, en termes de consommation ou de production d'énergie, pour mettre en place une politique de réduction de la consommation ou procéder à la construction de nouveaux moyens de production, est de dix ans. Ce que nous disons, c'est qu'il y a donc urgence à anticiper. Le débat sur la transition énergétique doit être le lieu où ce genre de choses se discutent. C'est notre deuxième input.

Le dernier input pour ce débat est le suivant : quelles que soient les conclusions de ce débat, il est plus que vraisemblable qu'il y aura du nucléaire en France pendant encore un certain nombre d'années. Les enjeux de sûreté et de radioprotection – de sûreté, tout particulièrement – doivent continuer à être bien traités. Il y a deux conditions à cela.

Tout d'abord, il faut avoir des exploitants en état de marche, c'est-à-dire en capacité financière, technique et humaine de faire les choses. Cela renvoie à beaucoup de points, notamment à ce que je disais sur le renouvellement des compétences – capacité humaine – qui doivent être là pour pouvoir assurer la sûreté. J'assure le contrôle de la sûreté, mais le premier responsable de la sûreté, ce doivent être les exploitants. Ce sont les exploitants.

Il doit également y avoir une autorité de sûreté confortée dans la durée. Cela renvoie au maintien voire au renforcement de son indépendance, mais cela renvoie aussi à notre capacité de sanction. Nous avons une capacité de prendre une décision lourde – je l'ai déjà évoquée –, celle de suspendre, sans demander l'avis à personne, en notre âme et conscience, un certain nombre de réacteurs. Nous avons également d'autres types de sanctions, plus légères : les mises en demeure – vous disiez, monsieur le député Baupin, que nous en faisions plus ; nous en faisons pas mal –, les lettres de rappel, les procès-verbaux. Toutefois, il nous manque probablement, pour assurer un meilleur contrôle, et partant une meilleure capacité de sanction, des sanctions adaptées à un certain nombre de cas que nous rencontrons : il s'agit des amendes journalières.

Parfois, nous constatons des écarts par rapport à nos règles de sûreté : ils doivent être rectifiés. Ensuite, la question du délai dans lequel ils doivent être rectifiés est une question dans laquelle il y a toujours une part de jugement. D'un jour à l'autre, il ne se passe pas des choses très graves : suspendre une installation parce qu'elle n'a pas été en règle pendant un mois et demi, alors qu'on avait prescrit un mois, cela n'est pas nécessairement adapté. Dans le cas de ces écarts pas nécessairement très graves mais qui durent et qui, à force de durer, peuvent poser des problèmes de sûreté, nous souhaitons disposer d'un instrument qui permette de mettre une pression adaptée au sujet que nous cherchons à traiter. Cet outil, qui est utilisé dans bien d'autres domaines, y compris en environnement classique, ce sont les astreintes journalières – en clair, des amendes journalières – qui, tant que la situation n'est pas réglée, mettent une pression financière sur l'exploitant, de manière à obtenir le résultat escompté. C'est typiquement l'une des améliorations que nous avons en tête et qui, à mon avis, serait très adaptée à des situations que nous constatons. Je l'ai écrit dans le rapport annuel 2012 : nous avons un certain nombre de situations dans lesquelles les écarts se prolongent – c'est vrai au CEA, c'est vrai aussi chez Areva, il y a sans doute aussi des cas chez EDF. Cela peut s'expliquer pour beaucoup de raisons, mais je pense que nous manquons là d'un instrument de sanction.

Je pense avoir balayé un certain nombre des sujets que vous évoquez, mais je m'arrête là car je pense avoir largement dépassé mon temps de parole.

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