Intervention de Jacques Repussard

Séance en hémicycle du 30 mai 2013 à 9h30
Débat sur la sureté nucléaire — Table ronde

Jacques Repussard, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, cette séance est tout à fait utile. C'est un moment privilégié et rare que cette interface directe entre les représentants de la nation et les acteurs de la sûreté nucléaire pour évoquer des sujets graves pour ce pays, particulièrement sur le plan de la gouvernance. Vous avez terminé, monsieur Baupin, en évoquant cette question, et je pense en effet qu'il y a des sujets de gouvernance qui sont améliorables.

En premier lieu, nous avons dans notre pays une organisation de la sûreté nucléaire qui compte parmi les plus innovantes et les plus solides au monde : il faut le noter. Nous avons tendance à regarder ce que nous faisons, nous, mais si nous ouvrons les perspectives nous constatons que la France est un grand pays nucléaire, mais qu'il est également doté de grandes institutions en matière de sûreté nucléaire, qui sont prises en exemple dans le monde entier. Cela ne signifie pas que l'on ne peut pas améliorer les choses. Ce système, tel qu'il a été conçu par le Parlement, repose sur quatre piliers.

Le premier, c'est la responsabilité primordiale de l'exploitant. En complément des propos tenus par M. Chevet, il est tout à fait indispensable pour la sûreté que l'exploitant – et d'ailleurs le choix d'avoir un grand exploitant unique des centrales nucléaires en France n'est pas indifférent, à cet égard – possède une bonne santé économique sur le long terme. Or nous sommes dans un pays centralisé, où les prix de l'électricité sont largement réglementés, où les charges de l'exploitant sont ce qu'elles sont. Et donc, le prix du kilowatt heure influe sur les marges disponibles et la gestion économique de l'exploitant. Cela n'est pas en soi une affaire de sûreté mais c'est un facteur majeur de sûreté qui doit être surveillé en tant que tel par les autorités compétentes, qui ne sont pas les autorités de sûreté.

Le deuxième pilier, c'est l'Autorité de sûreté nucléaire. C'est un point majeur, dont Pierre-Franck Chevet vient de parler.

Le troisième pilier, c'est l'expert public qu'est l'IRSN et qui possède plusieurs rôles : un rôle d'appui technique direct aux autorités de sûreté dans les domaines civils et de défense. Nous sommes l'opérateur public de la surveillance radiologique du territoire et de la surveillance de l'exposition des Français aux rayonnements ionisants. Nous avons également un rôle de recherche puisque notre tâche consiste non seulement à expertiser, de manière statique en quelque sorte, mais également à jouer un rôle d'aiguillon, à imaginer, à anticiper et à rechercher quelles sont les fenêtres de vulnérabilité et à inciter à la découverte de solutions.

S'agissant de l'ASN et l'IRSN – les deux acteurs publics piliers de la sûreté nucléaire –, il y a, en matière de gouvernance, un point important pour l'avenir, au-delà de ce qu'a pu dire Pierre-Franck Chevet, et plus prosaïque : il ne faut pas baisser la garde en ce qui concerne les moyens dont nous disposons. Il est difficile de faire progresser la sûreté avec moins de moyens. Je m'adresse donc ici à l'Assemblée nationale, qui est le lieu des débats budgétaires. Les moyens sont importants pour l'exploitant mais pour nous aussi ils constituent un instrument majeur, avec les effectifs de gens compétents dont nous disposons.

Le quatrième pilier, qui est original en France dans son développement, c'est la vigilance de la société, qui a été organisée de manière volontariste et consolidée par la loi de 2006 avec les commissions locales d'information, leur association nationale – ces commissions d'information existent également dans le secteur nucléaire de la défense. Ce sont des instruments potentiellement extrêmement puissants et nous sommes convaincus, à l'IRSN, que la vigilance de la société est un contrepoids utile et un élément complémentaire qui ne dérive pas de la force publique, mais qui est, dans l'ère médiatique où nous vivons, un instrument potentiellement très puissant, à la condition que l'on joue vraiment tous ensemble le jeu de la transparence et que l'on facilite pour cette société l'accès aux expertises – c'est la politique que nous essayons de mener à l'IRSN – et que les mécanismes d'information soient dans la même temporalité que la gestion des dossiers, car cela ne sert pas à grand-chose d'informer après coup. Il faut donc accélérer la transparence et faciliter le débat, même si parfois cela peut être inconfortable pour tous les acteurs, y compris pour nous-mêmes. Mais je pense qu'il s'agit d'un acte indispensable pour la gestion optimale de la sûreté, sur le long terme.

Ces objectifs ne sont pas difficiles à atteindre. Ils rentrent peut-être en concurrence avec des préoccupations de court terme, comme les budgets, mais ce sont néanmoins des points essentiels.

Je voudrais à présent évoquer quelques points plus particuliers relatifs à la gestion et à la nature des risques nucléaires. Nous disposons tous des mêmes informations. Les informations sur la gestion du parc d'EDF sont publiques, comme le sont les rapports de l'Autorité de sûreté. Notre site internet comporte des milliers de pages qui sont largement consultées. Toutes ces données sont partagées entre tous et pourtant, la perception du risque nucléaire varie du tout au tout.

S'agissant du grand public, qui est le moins précisément informé sur ces sujets, mais qui en possède malgré tout une représentation, on constate, dans le baromètre qu'établit chaque année l'IRSN sur l'attitude des Français vis-à-vis des risques, et du risque nucléaire en particulier, qu'il y a un fond de préoccupation de l'ordre de 8 %. Parmi nos concitoyens, 8 % considèrent comme une préoccupation majeure le risque nucléaire, en tant que potentiel de catastrophe dans notre pays. Ce chiffre avait bondi jusqu'à 15 ou 16 % l'année dernière, mais qui est redescendu, à la fin de l'année 2012, à son étiage, qui est de l'ordre de 8 %. C'est à la fois beaucoup et peu. Ce pourcentage ne dépend pas du lieu d'habitation des populations, cela révèle plutôt une perception sociétale de ces risques. Il est intéressant de connaître ce chiffre. Il s'agit d'une minorité, mais d'une minorité non négligeable.

S'agissant du public averti, les résultats sont plus étonnants. Sur la base des mêmes informations, certains sont absolument persuadés, probabilités à l'appui, qu'aucun accident grave ne pourra se produire, bien qu'ils sachent que cet accident est matériellement possible – certains se sont d'ailleurs produits, ils sont donc effectivement possibles. Mais on a tellement confiance qu'on finit par douter de la possibilité de l'accident ou même par exprimer clairement une incroyance vis-à-vis de ce risque d'accident. C'est une posture qui n'est pas gênante en soi, si ce n'est qu'elle est de nature à détériorer la culture de sûreté puisqu'on a tellement confiance et on est tellement sûr de ce que l'on fait que le risque devient évanescent dans l'esprit des responsables. Cela existe et on le voit chez les thuriféraires de l'industrie nucléaire, qui sont nombreux et qui sont persuadés que les probabilités démontrent que le risque est tellement faible qu'il n'y a aucune chance que cela se produise dans un avenir proche.

À l'autre extrême, sur la base de ces mêmes informations, certains surestiment le risque, en étant persuadés que, puisque ce risque existe, il va très vraisemblablement se matérialiser et qu'il faut donc arrêter le plus vite possible l'exploitation des centrales, voire provisionner intégralement le coût d'un accident majeur, ce qui d'après nos calculs représente des sommes assez faramineuses. Finalement, cet opposé n'est pas plus raisonnable que l'autre attitude.

S'agissant de nous-mêmes, les experts qui travaillons dans la sûreté nucléaire toute la journée, notre opinion est proche de celle qu'énonçait Pierre-Franck Chevet : c'est vrai que le risque zéro n'existe pas, c'est vrai que ces potentialités d'accident existent de manière très matérielle, mais nous pensons que cet objectif de zéro accident est un objectif nécessaire pour notre pays. Nous n'avons pas les moyens de nous payer un accident nucléaire majeur. Par conséquent, nous devons poursuivre cet objectif de zéro accident avec le parc existant, qui va durer, comme vous l'avez souligné, monsieur Baupin, encore un certain nombre d'années. Notre objectif doit être d'avoir zéro accident.

Cela nous paraît possible à condition de réviser un peu nos paradigmes. Il faut se rappeler que les approches probabilistes ne sont que des outils d'aide à la décision : ce n'est pas un paramètre de gouvernance central pour nous, mais un moyen d'éclairage complémentaire. Nous souhaitons, à l'IRSN, que les approches déterministes qui ont été dominantes en France le restent vraiment. Des mouvements de pensée vont dans l'autre sens. Cette approche déterministe et systématique doit nous amener – et c'est ce que nous sommes en train de faire après Fukushima – à identifier et à chercher à fermer, malgré le fait que les réacteurs soient déjà construits, les fenêtres de vulnérabilité que l'on peut encore trouver et qui tiennent à des aléas naturels et à un certain nombre de défauts ou d'insuffisances d'origine, qui sont corrigibles. S'agissant d'éventuels futurs réacteurs, il faudrait mettre la sûreté au centre de leur conception, ce qui historiquement n'a pas été véritablement le cas pour les réacteurs de génération 2 : personne à l'époque, dans les années 1960, n'imaginait que des accidents aussi graves étaient réellement possibles. C'est plus tard que la science a montré qu'ils étaient possibles, et qu'ils se sont réalisés.

Nous ne devons pas faire l'impasse sur ces sujets. Nous devons également nous préparer à l'accident, ce qui constitue le deuxième volet d'une politique de gestion du risque nucléaire : le volet prévention que je viens d'évoquer. Il y a également un volet mitigation, qui comporte deux grandes chaînes d'action. La première consiste dans la préparation à la gestion d'un accident majeur. Il est exact que la France aujourd'hui n'est pas suffisamment bien préparée. Le Gouvernement en a pris conscience à la suite de la catastrophe de Fukushima. Des actions sont en cours, qui vont demander de nombreuses années d'efforts. Il s'agit d'être capable de réduire les conséquences d'un accident une fois qu'il s'est produit, en ayant une gestion responsable, bien organisée, et sociétale, des conséquences d'un tel accident. Dans la prise en compte des conséquences, il y a évidemment cette question qui est toujours posée dans l'éventualité d'un accident : comment mutualiser les conséquences ? Comment mutualiser les victimes ? Comment le pays peut-il optimiser le traitement socio-économique d'un tel accident, au-delà des questions purement techniques ?

C'est dans cette perspective que l'IRSN a mené un certain nombre de travaux sur les coûts des accidents qui ont fait couler beaucoup d'encre médiatique. Ils ont montré que les chiffres étaient très élevés, ce qui n'est pas une surprise : ainsi, le coût de l'accident de Fukushima sera probablement, in fine, de l'ordre du millier de milliards de dollars ou d'euros. De tels chiffres sont tout à fait considérables, mais il n'est pas d'un si grand intérêt de les connaître précisément, tout d'abord parce que chaque accident a un coût qui lui est propre, et surtout parce qu'il est important de connaître les différentes lignes qui composent ce coût, la société pouvant agir sur certaines d'entre elles en fonction de ce qu'elles pèseraient dans la balance économique finale. Nous allons publier des rapports dans les mois et les années qui viennent puisque, même si on espère qu'ils ne serviront jamais, il nous paraît tout à fait utile de continuer à suivre cette piste de réflexion.

L'IRSN contribue actuellement à des travaux menés dans le cadre de l'OCDE, qui ont été relancés partiellement grâce à son initiative, et qui permettent de reprendre des études sur les niveaux d'indemnisation prévus entre les États membres de cette organisation, niveaux aujourd'hui très insuffisants. Il ne s'agit pas de monter jusqu'à des centaines de milliards puisque, je le répète, pour nous Français, l'objectif est zéro accident, et il ne sert donc à rien de provisionner le coût total d'un accident. En revanche, des chiffres de l'ordre de quelques dizaines de milliards d'euros seraient appropriés pour des accidents de beaucoup moindre ampleur et pour financer un fonds d'indemnisation capable de prendre en compte correctement les victimes les plus proches. Ce qui m'amène à mon dernier point : les coûts très élevés que nous avons calculés sont liés au fait que nous avons cherché à prendre en compte l'impact économique d'un accident bien au-delà de ce qui est indemnisable. Par exemple, le tourisme ou l'agriculture dans leur ensemble, bien au-delà des zones radiologiquement concernées, pourraient être impactés par l'image abîmée de la France dans le monde. Ce ne seraient pas des coûts indemnisables, mais ils pèseraient très forts sur notre économie.

Je terminerai en disant que la politique de gestion du risque nucléaire ne repose pas seulement sur les acteurs techniques que sont l'ASN et l'IRSN, elle a besoin d'un substrat politique, d'une vision partagée par la nation et qui va bien au-delà de la sûreté technique, qui porte sur l'économie, sur la solidarité nationale, sur l'encouragement de la vigilance de la société à travers la transparence, toutes choses extrêmement importantes qui, rassemblées ensembles, devraient permettre d'atteindre un objectif tout à fait réaliste : franchir le cap de la fin de vie de ces réacteurs, quel qu'il soit, sans subir d'accident majeur.

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