Intervention de Bernard Laponche

Séance en hémicycle du 30 mai 2013 à 9h30
Débat sur la sureté nucléaire — Table ronde

Bernard Laponche, physicien :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vais essayer de compléter ce qui a été dit – je suis d'accord sur nombre de points, d'ailleurs – et de répondre aux questions posées par le vice-président Baupin.

Premier point : le champ de la sûreté nucléaire. Apparemment, on ne parle ici que des centrales nucléaires mais il y a bien d'autres choses, en particulier toutes les industries du combustible nucléaire. On porte moins d'intérêt à ces secteurs qui présentent pourtant des risques au niveau des mines pour les travailleurs et dans les usines de retraitement, en particulier en France puisque c'est à peu près le seul pays qui fasse du retraitement et qui produise du plutonium. Se posent aussi tous les problèmes liés à l'utilisation du combustible MOX et à la question des déchets.

Je ne m'étendrai pas là-dessus puisque nous parlons surtout des centrales, mais il faudrait absolument le même type de discussion sur ces problèmes, notamment celui du stockage en grande profondeur qui donne lieu à un débat difficile actuellement. Les avis récents de l'ASN montrent d'ailleurs à quel point ce problème est encore délicat et le débat public trop précoce. Il y a aussi les questions des mises en demeure à La Hague, signalées par M. Chevet.

Tout ce secteur doit donc être examiné du point de vue de la sûreté : le plutonium, le transport de combustible irradié et les conditions de travail dans ces usines, y compris les usines du combustible, qui sont en général plus dangereuses pour les travailleurs que les centrales nucléaires. J'en resterai là puisque nous avons peu discuté de ce problème.

Deuxième point : les questions de responsabilité et de gouvernance. Je rejoins un certain nombre de choses qui ont été dites à propos de cette gouvernance, mais je voudrais insister sur la question de la transparence. Je pense qu'il faut une plus grande ouverture, en particulier des groupes d'experts, sur ce que j'appellerais l'expertise pluraliste ou critique, parce que le milieu est quand même un peu trop consanguin.

Toujours dans le registre de la gouvernance, une autre question a été abordée plusieurs fois et pourrait relever du domaine réglementaire, celle de l'âge des centrales. On voit les choses les plus étranges là-dessus, selon les textes. Ce que l'on appelle la durée de fonctionnement des centrales est défini en France à partir de la date de la première divergence. Dans les textes, on trouve trente ans ou quarante ans, ce qui veut dire que Fessenheim 1 aura quarante ans en 2017. Pour le moment, d'après les textes, nous en sommes là.

Il n'y a pas de date fixée, quelle qu'elle soit, dans l'autorisation de création d'une centrale. Les trente ans ont été définis comme la durée d'amortissement des centrales. Il n'y a pas d'autorisation de durée, ni dans un sens ni dans l'autre. L'ASN, il y a quelques années, a donné un accord de principe sur des règles générales applicables à l'ensemble du parc, pouvant aller jusqu'à quarante ans. Mais l'ASN juge, au cours de la troisième visite décennale, réacteur par réacteur.

En ce qui concerne Fessenheim 2, l'ASN a bien précisé que la centrale, moyennant certains travaux, était autorisée à continuer de fonctionner, mais sans fixer de date ou de durée. Ce que disait M. Chevet est tout à fait juste : à tout moment, et en particulier au moment des visites décennales, l'ASN demande des travaux. S'ils ne sont pas réalisés, elle peut et même doit arrêter les réacteurs. Nous devons être au moins d'accord là-dessus, car beaucoup de choses se disent.

En particulier aux USA, la durée de vie n'est pas la même, comme l'a dit Denis Baupin : elle est comptée à partir du premier béton, c'est-à-dire le début de la construction. J'ai fait le calcul sur les soixante-neuf réacteurs à eau pressurisée américains qui sont exactement comme les réacteurs français, et la moyenne est de neuf ans. Cela veut dire que quarante ans aux États-Unis équivalent à trente ans en France. D'où l'importance des trente ans et de la troisième visite décennale, qui, effectivement, est un acte important. Puisque tous les réacteurs français ont été construits, au début, sous licence américaine, cette date est importante pour l'ensemble de ces réacteurs.

Pour ma part, je pense – et c'est aussi une question de gouvernance – que la prolongation au-delà de trente ans, et encore plus au-delà de quarante ans, devrait être un acte politique, avec un décret d'autorisation qui soit du même ordre que le décret d'autorisation initial. Il n'est pas normal que le Parlement et le Gouvernement n'aient pas de droit de regard sur la durée de continuation. D'ailleurs, quand l'ASN se prononce au-delà de la troisième décennale, elle dit « estimer que ». En fait, c'est reçu comme étant une autorisation. Je pense qu'il faudrait qu'il y ait une sanction de caractère politique, parlementaire, avec éventuellement une enquête publique pour que cette prolongation soit vraiment approuvée de façon plus large.

Autre aspect sur la gouvernance : préciser le rôle du Parlement par rapport au contrôle de la sûreté nucléaire. L'ASN est une autorité administrative indépendante du Gouvernement qui rapporte au Parlement, mais la signification du mot « rapporte » n'est pas très claire. Le président fait un rapport qu'il soumet au Parlement mais après, nous ne savons pas comment s'organise la relation précise entre le Parlement et l'Autorité de sûreté nucléaire.

J'approuve absolument la demande d'augmentation des moyens de sanction de l'ASN. Entre la mise en demeure d'un côté, et l'arrêt d'un réacteur de l'autre, il manque des astreintes et des amendes si les décisions ne sont pas respectées, comme l'a dit M. Chevet.

Enfin, dernier point sur la gouvernance : l'augmentation des moyens des commissions locales d'information. Puisque M. Repussard a insisté sur l'importance de l'intervention du public, il est normal que ces instances aient des moyens plus importants.

Troisième point : les anomalies génériques. M. Chevet a dit qu'elles étaient possibles, citant l'exemple des couvercles de cuves des années 1990. Parmi de nombreux exemples, citons les bouchons d'eau claire qui ont fait l'objet de la dernière décision de l'ASN. C'est une anomalie qui n'est peut-être pas très grave mais elle touche l'ensemble des cinquante-huit réacteurs français. Citons encore les problèmes de coussinets de moteurs diesel qui ont affecté dix-neuf réacteurs, dont Tricastin 3 et 4, qui auraient dû être arrêtés car tous leurs moteurs – les deux diesels normaux et le diesel de secours – présentaient cette anomalie.

La question n'est pas l'arrêt de cinq ou dix réacteurs mais de savoir ce que fait un pays dont 75 % de la production d'électricité repose sur pratiquement un seul type de réacteur, avec cette possibilité d'anomalie générique ou d'arrêt de l'ensemble des réacteurs, en raison d'un accident qui s'est produit ailleurs ou qui a révélé un défaut générique. C'est une discussion fondamentale. Soit vous devez arrêter 75 % de votre production d'électricité et le pays est à genoux, soit vous prenez un risque considérable de sûreté dégradée. Avec un pourcentage de 50 %, la situation est déjà limite. Un taux de 30 % à 35 %, c'est un équilibre. Et d'ailleurs, on vante beaucoup la Finlande qui a un tiers de nucléaire, un tiers d'énergies fossiles et un tiers de renouvelables.

Quelle que soit la position que l'on a sur le nucléaire, la réduction de l'importance de sa part est imposée pratiquement par cette possibilité d'anomalies génériques.

Quatrième point : la sûreté des réacteurs, problématique évoquée en particulier par Jacques Repussard. Il faut assurer en toutes circonstances que tous ces produits radioactifs qui sont à l'intérieur du coeur n'en sortent pas. En tout cas, ils ne doivent pas sortir de l'enceinte de confinement. S'ils restent dans le réacteur, on a un accident grave, le réacteur est bousillé éventuellement mais il n'y a pas de conséquence à l'extérieur. Si on a un accident majeur parce que l'enceinte de confinement est défaillante, les produits de fission se répandent et contaminent l'environnement, engendrant les coûts considérables dont a parlé Jacques Repussard.

Que peut-on dire sur ce risque ? Le risque zéro n'existe pas, dit-on. Eh bien, justement, si ce risque se présente, qu'est-ce qu'on fait ? M. Chevet nous dit qu'il faut être capable de faire face à une crise importante, majeure et longue. C'est-à-dire qu'on se place dans le cas où cet accident se produirait, puisqu'il est possible, et il faut être capable de maîtriser cette crise majeure et longue. C'est cela, le problème qui doit être posé aux élus et au public.

Il ne s'agit pas d'un choix de sûreté, d'un choix technique, d'un choix d'expertise technique, c'est un choix politique. Pour produire de l'électricité, on court ce risque, qui peut être plus ou moins grand selon les précautions que l'on prend, mais il existe. On peut l'accepter, en estimant que le jeu en vaut la chandelle, puisqu'on a de l'électricité, mais il y a sur la table cette question de la crise majeure, importante et longue.

Et ce n'est pas du tout la même chose que ce que l'on pensait auparavant ; M. Repussard l'a dit. On pensait que l'accident n'était pas possible, et donc la sûreté garantissait que cet accident n'était pas possible. Maintenant, on sait que c'est possible, parce que ça s'est passé. On sait aussi que ça peut se passer pour des raisons qui ne sont ni un tremblement de terre ni un tsunami, mais à cause de défauts mécaniques, électroniques ou électriques, comme à Three Mile Island. On sait que cela peut se passer, et il y a eu des accidents précurseurs.

En France, il y a eu Bugey 4, il y a eu Le Blayais, le palier N4, ce palier N4 qui était « la » merveille – c'est le dernier palier des cinquante-huit réacteurs – et dont les responsables de la sûreté nous disent qu'on n'en construira jamais plus car sa conception était défaillante ; d'ailleurs, il y a eu deux ans de retard au démarrage. Donc, on n'accepterait pas le palier N4, qui était le sommet du programme. Sur l'EPR même, le président de l'ASN nous disait, en 2003 : « Les exigences de sûreté pour l'EPR seront à revoir si un premier réacteur n'est pas rapidement lancé. » Donc, quid de la révision de la sûreté de l'EPR ? Et quid de l'adaptation des réacteurs actuels à cette troisième génération, alors qu'on nous dit que, dans leur conception, les réacteurs actuels n'ont pas prévu d'accidents graves ? Il est très bien de dire qu'on va les améliorer mais, par conception, ces réacteurs sont refroidis à l'eau, et une panne de refroidissement, c'est-à-dire la perte du refroidissement des réacteurs, est possible, qu'elle se produise en fonctionnement ou, surtout, après le fonctionnement, comme à Fukushima : le réacteur est arrêté mais la puissance résiduelle est telle que vous devez continuer à refroidir. Pour cela, il vous faut de l'électricité, il vous faut une source froide, il vous faut des moyens que vous ne pouvez pas forcément apporter à ce moment-là.

On a non seulement cette question de la nature même des réacteurs mais aussi celle du vieillissement. Je crois que cela a été dit : les réacteurs vieillissent. Il y a des phénomènes d'usure, et, si l'on peut changer surtout les générateurs de vapeurs mais aussi d'autres pièces, on ne peut pas changer les cuves, on ne peut pas changer l'enceinte de confinement, on ne peut pas changer l'ensemble des réseaux électriques – du moins est-ce assez délicat. Les phénomènes d'usures sont très connus. Cela se produit très lentement et, le jour où l'on s'en aperçoit, on s'aperçoit que c'est usé sur à peu près la totalité des réacteurs qui ont été construits à peu près en même temps. Je pense donc que, compte tenu de la nature des réacteurs, de la possibilité d'un accident grave et du vieillissement, il faudrait décider d'une durée maximale de vie des réacteurs de quarante ans, parce qu'on prend des risques croissants avec ce vieillissement.

Je terminerai sur la question des cuves, dont vous avez parlé. C'est un vrai problème. On suppose, par construction, que la cuve ne craquera pas, qu'il n'y aura pas de rupture de cuve, ce qui serait un accident catastrophique. Or l'IRSN, dans un rapport sur la tenue des cuves du mois de mai 2010, ce n'est pas très ancien, désigne un certain nombre de réacteurs sur lesquels les cuves auraient des problèmes et présenteraient des risques de rupture brutale en cas d'accident ou d'incident. Je ne vois pas très bien comment on pourrait ne pas arrêter ces réacteurs-là.

Et puis il y a quand même le problème des cuves de Tihange et de Doel dont vous avez parlé, monsieur Minière. L'autorité de sûreté belge vient, je crois, de décider d'autoriser le redémarrage, alors que l'ASN et l'IRSN avaient écrit une lettre à la sûreté belge : « En l'état actuel du dossier, un redémarrage des réacteurs de Doel 3 et Tihange 2 ne nous paraît donc pas envisageable, à ce jour, sans l'apport de compléments de démonstration significatifs basés en particulier sur la disponibilité des résultats de plusieurs essais dont la réalisation est prévue par Electrabel, ou d'autres qui devraient être mis en oeuvre, mais aussi sans une épreuve hydraulique de résistance. » Apparemment, en fait de sûreté européenne, il y a quand même des contradictions.

Pour terminer, j'approuve ce qu'a dit Pierre-Franck Chevet sur la question des travailleurs. Je pense que la question des intérimaires, celle de la sous-traitance et celle du remplacement des capacités sont fondamentales pour la suite des opérations.

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