Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, la transparence et la démocratie sont l'un des piliers de la sûreté nucléaire. C'est pourquoi ce débat parlementaire de ce soir sur la sûreté nucléaire me paraît non seulement légitime, mais absolument nécessaire. Je tenais avant tout à remercier l'Assemblée nationale, le député Denis Baupin et le groupe écologiste, à l'origine de cette initiative, de me donner l'occasion de présenter les orientations du Gouvernement pour le renforcement de la sûreté.
Deux ans après la catastrophe de Fukushima et le lancement du processus des évaluations complémentaires de sûreté, le moment est venu de réaliser un bilan d'étape de ce qui a été fait et de ce qui reste à faire. Sur le sujet de la sûreté nucléaire, toutes les questions sont légitimes et chacune doit obtenir une réponse. Notre pays s'est engagé, sous l'impulsion du Président de la République, dans une politique de transition énergétique qui fait actuellement l'objet d'un débat national. La transition énergétique s'inscrit dans la perspective d'une réduction de la consommation globale d'énergie, d'une réduction des émissions de gaz à effet de serre et d'une évolution du mix électrique, afin de développer les énergies renouvelables en complément du nucléaire dont la part sera ramenée de 75 à 50 % à l'horizon 2025. Quoi qu'il en soit, notre pays conservera des réacteurs nucléaires en fonctionnement pendant un certain nombre d'années. Garantir leur sûreté est un impératif premier qui n'est pas discutable ; j'ai déjà eu l'occasion de rappeler que la sûreté ne peut pas être une variable d'ajustement. Cela signifie que ce que l'ANS indique, par exemple, sur les incertitudes quant à la durée de vie des centrales sur laquelle elle se prononcera en 2015, ou sur le risque d'un incident générique et ses conséquences sur les marges de sûreté dans nos systèmes énergétiques, doit être pris en compte et entendu dans le débat national sur la transition énergétique. À l'avenir, il conviendra sans doute que la loi distingue clairement entre ce qui relève de la capacité du Gouvernement à décider d'un mix énergétique et d'une puissance nucléaire installée, et les décisions de sûreté qui relèvent de la seule ASN. C'est justement l'objet du débat national en cours.
La sûreté repose sur le bon fonctionnement des installations, sur des moyens matériels, mais aussi et avant tout sur des femmes et des hommes. Je tiens à saluer devant vous le travail de l'Autorité de sûreté nucléaire et de son président Pierre-Franck Chevet et de son prédécesseur André-Claude Lacoste. Je veux également saluer le travail des 2 196 agents de l'ASN et de l'IRSN qui assurent la sûreté nucléaire de notre pays. Je salue aussi le travail de l'ensemble des salariés des opérateurs, à commencer par les agents d'EDF, mais aussi ceux d'Areva et du CEA. Je veux enfin saluer tous les élus et les membres des commissions locales d'information qui sont un rouage essentiel de la sûreté au niveau local, de même que les membres du Haut comité pour la transparence et l'information sur la sûreté nucléaire.
Je rappellerai les principes fondamentaux de la sûreté nucléaire en France. Premièrement, la responsabilité première de l'exploitant : nous avons besoin d'opérateurs solides. Deuxièmement, l'indépendance de l'Autorité de sûreté nucléaire : cette indépendance est capitale et précieuse et c'est pourquoi je la protège. L'ASN ne peut ni ne doit recevoir aucune instruction du Gouvernement ou d'autre personne ou institution ; elle est souveraine dans ses décisions qui s'imposent à tous. Troisièmement, la transparence et l'implication des citoyens : l'ASN doit continuer à garantir le droit du public à une information fiable et accessible par une communication active envers le grand public, les médias, les institutionnels et les professionnels. Quatrièmement, l'élévation continue du niveau de sûreté : la mise à niveau des installations existantes au meilleur standard de construction récente est le principe appliqué en France, que le Gouvernement soutient résolument.
Après la catastrophe de Fukushima, l'ASN a réalisé des évaluations complémentaires de sûreté. Le Conseil européen a aussi pris la décision de procéder à des stress tests, une procédure exemplaire à laquelle la France a pris une part active. Les évaluations complémentaires de sûreté sont un exercice sans précédent. Elles doivent aboutir à des renforcements significatifs des installations pour faire face à des situations exceptionnelles. Ainsi, le concept de noyau dur permet-il la « bunkérisation » des matériels assurant les fonctions les plus fondamentales de sûreté en cas de situation extrême : alimentation en électricité et en eau, locaux de crise. L'ASN avait demandé aux exploitants de proposer, en juin 2012, le contenu et les spécifications du noyau dur propre à chaque installation. L'ASN étudie actuellement ces propositions. Elle a sollicité à cette fin l'avis de groupes d'experts permanents et devrait se prononcer dans quelques mois. Les premières mesures, comme la mise en place d'une force d'action rapide nucléaire par EDF, sont déjà en partie concrétisées.
Le Gouvernement est d'une manière générale très attentif à ce que chacune des prescriptions de l'ASN soit strictement respectée dans les délais impartis. L'ASN a publié fin 2012 un plan d'action national pour faire le point sur la mise en oeuvre, en France, des recommandations issues des tests de résistance européens. L'avancement de ce plan d'action a été discuté au niveau européen en avril 2013. L'ASN continuera à vérifier le respect des prescriptions. Ces renforcements constituent un effort sans précédent d'investissement et de maintenance pour l'ensemble des opérateurs du secteur nucléaire. EDF évalue cet effort pour ses propres installations à environ 10 milliards d'euros, qui s'ajoutent à ceux programmés pour la modernisation de son parc nucléaire. Ces investissements massifs devront être réalisés sur une durée très courte – moins de dix ans pour l'essentiel –, ce qui constitue un défi majeur pour l'ensemble de l'industrie nucléaire française.
Mais je pense qu'il convient également de franchir une nouvelle étape pour ce qui touche au cadre juridique de la sûreté nucléaire dans notre pays. C'est pourquoi je suggère que le futur projet de loi de programmation pour la transition énergétique comporte un important volet sur le renforcement de la sûreté nucléaire. Ce volet doit permettre des avancées sur la responsabilité des exploitants nucléaires, sur cadre légal des installations nucléaires et sur la gestion des déchets radioactifs.
Première mesure : je proposerai, dans ce projet de loi, de doter l'ASN de pouvoirs de sanctions supplémentaires concernant notamment les astreintes journalières. Actuellement, outre la suspension immédiate du fonctionnement d'un réacteur, l'ASN peut mettre en demeure, prescrire des travaux d'office et dresser des procès-verbaux. Il est nécessaire de doter l'Autorité de sûreté nucléaire d'une capacité de sanctions intermédiaires, telles que les amendes administratives. Les astreintes journalières pourraient, par exemple, toucher un exploitant tant qu'un écart de sûreté constaté n'est pas résorbé. L'ASN pourrait ainsi mieux sanctionner la réalisation par les exploitants de chacune de ces préconisations dans les délais impartis.
Deuxième mesure : comme le prévoit la directive « sûreté », nous introduirons l'obligation d'une revue par les pairs de notre cadre national de sûreté tous les dix ans. Mais nous irons plus loin que la directive, car nous inscrirons dans la loi l'obligation de revue par les pairs de chaque centrale et non pas seulement du cadre national de sûreté.
Troisième mesure : le régime de responsabilité civile nucléaire, actuellement faible, sera refondé. En 2006, la France a ratifié la modification de la Convention de Paris de 2004, mais celle-ci n'entrera pas en vigueur tant que tous les pays membres de l'Union européenne ne l'auront pas ratifiée. La loi anticipera par conséquent l'application du protocole.
L'IRSN a, comme vous le savez, publié en février et mars 2013 les travaux de recherche de 2007 à 2012 sur le coût d'un accident nucléaire majeur et conclu que le coût médian global, allant jusqu'à prendre en compte, par exemple, le coût économique de dévalorisation des opérateurs, pourrait être de l'ordre de 120 à 430 milliards d'euros, selon le scénario retenu. Ces travaux ont aussi vocation à mettre en lumière l'importance et la nécessité de réaliser des investissements dans le renforcement de la sûreté – M. Repussard s'est exprimé sur ce point. Le Gouvernement proposera d'augmenter le plafond de responsabilité civile nucléaire des exploitants en cas d'accident. Nous appliquerons l'augmentation du plafond de responsabilité de 91,5 millions, aujourd'hui, à 700 millions, montant issu des négociations du protocole du 12 février 2004 modifiant la Convention de Paris.
La contrepartie du plafonnement, c'est-à-dire de la responsabilité limitée de l'exploitant, est qu'il n'y a pas à démontrer la faute de l'exploitant en cas d'accident. Il s'agit d'un régime de responsabilité dérogatoire au droit commun qui s'applique habituellement aux entreprises : c'est une responsabilité sans faute. Ainsi, dans le cas d'un accident lié à un acte terroriste, la responsabilité de l'exploitant s'applique tout de même. La loi élargira aussi le champ et le nombre des dommages indemnisés par l'exploitant en cas d'accident. Seront désormais couverts, ce qui n'était pas le cas jusqu'ici, les dommages immatériels, certains dommages environnementaux et le coût des mesures de sauvegarde, comme l'évacuation de la population et les pertes économiques. Enfin, le délai de prescription pour l'indemnisation des dommages corporels passera de dix à trente ans.
Quatrième mesure : la prise en compte du facteur humain dans la sûreté nucléaire. La responsabilité des exploitants ne doit pas être diluée par un recours excessif à la sous-traitance. Lors de la réunion du comité stratégique de filière nucléaire, le 29 janvier dernier, j'ai demandé que les exploitants nucléaires mettent en oeuvre le cahier des charges sociales établi par la filière, applicable aux prestations de services et de travaux réalisés sur une installation nucléaire de base en France. Ce cahier des charges permet notamment de limiter les cascades de sous-traitance et met un accent particulier sur les conditions de recours à la sous-traitance en abordant la surveillance médicale, les conditions de travail et les conditions de séjour autour des sites nucléaires, la transparence de l'appel aux entreprises prestataires et le développement des compétences des intervenants. Je suis prête à aller plus loin et à légiférer sur l'encadrement de la sous-traitance. Nous pourrons fixer à trois le nombre maximal de niveaux successifs de sous-traitance pour les activités importantes pour la sûreté. Nous pourrons aussi contraindre l'exploitant lui-même à réaliser, sans possibilité de recours à un prestataire, certaines activités comme la conduite des installations. L'ASN a mis en place en 2012 un comité sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains qui a également commencé à travailler sur des sujets tels que l'évaluation des organisations et des changements matériels ou organisationnels, le renouvellement des compétences et des effectifs ; ses conclusions devront nous guider. Cet enjeu du renouvellement des effectifs est tout à fait majeur. Je veux à ce propos saluer le travail en cours d'EDF, puisque les enjeux sont très importants : EDF devra renouveler 30 % des personnels dans les trois ou quatre prochaines années.
Cinquième mesure : je souhaite que le projet de loi sur la transition énergétique permette des progrès dans la gestion des déchets et des matières radioactives dans notre pays. La sûreté nucléaire ne se limite pas aux centrales ou aux installations du cycle du combustible ; elle concerne aussi les déchets radioactifs dont il convient d'assurer une gestion sûre et durable, car nous devons assumer nos responsabilités vis-à-vis des générations futures. La loi garantira, dans toutes les activités qui en génèrent ou manipulent, une gestion responsable des déchets radioactifs dès le stade de l'autorisation, y compris dans ce qu'il est convenu d'appeler le « nucléaire de proximité », c'est-à-dire l'industrie classique ou le secteur médical. La loi devra renforcer le contrôle par l'administration des charges de long terme provisionnées par les exploitants pour les coûts futurs de gestion des déchets radioactifs et de démantèlement des installations. Nous renforcerons les prérogatives de contrôle de l'administration sur ces charges en tenant compte des recommandations de la commission nationale d'évaluation du financement des charges nucléaires de long terme et de la Cour des comptes. La possibilité de réaliser des audits externes à la charge des exploitants nucléaires sera renforcée. De nouvelles missions seront confiées à la CNEF, qui sera chargée de rendre des avis sur des points de doctrines tels que la prise en compte des aléas et incertitudes, le choix des taux d'actualisation ou les évolutions réglementaires. La loi posera le principe de l'interdiction de l'exportation des déchets radioactifs français à l'étranger, en miroir de la disposition existante qui interdit le stockage en France de déchets radioactifs étrangers. La loi créera un régime de servitudes d'utilité publique au sein du code de la santé publique pour garder trace des sites et sols pollués par des substances radioactives et y prescrire des restrictions d'usage.
Parallèlement à ces dispositions législatives, l'ASN et l'IRSN doivent évidemment avoir les moyens d'exercer leurs responsabilités. Le Gouvernement entend maintenir l'effort en la matière. Ainsi, les moyens tant budgétaires qu'humains de l'ASN et de l'IRSN ont été renforcés en 2012 et stabilisés en 2013 – le fait est à souligner dans le contexte de redressement des comptes publics. Par ailleurs, l'ASN organise chaque année, en lien avec les préfectures concernées, entre douze et treize exercices de sûreté nucléaire associant les exploitants locaux, les préfectures, les centres de gestion de crise nationaux et les exploitants. Ces exercices réguliers contribuent à l'amélioration de la gestion de crise et permettent d'assurer que les plans particuliers d'intervention sont tenus à jour et connus de tous, que les procédures d'alerte et de coordination sont efficaces et que les délais de mobilisation des acteurs sont rapides.
Je veux également évoquer devant le Parlement les enjeux de la sécurité en matière de prévention et de lutte contre les actes de malveillance. Comme vous le savez, le contrôle de la sécurité nucléaire est assuré par le haut fonctionnaire de défense et de sécurité de mon ministère. La sécurité des matières nucléaires et de leurs installations nécessite également une coordination avec le ministère de l'intérieur, en tant que force de renseignement et de protection, et les services du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, rattaché au Premier ministre.
La montée en puissance du terrorisme a rendu nécessaire la prise en compte de nouvelles menaces. J'ai rappelé aux principaux opérateurs concernés, en lien avec le Premier ministre, qu'il était attendu d'eux une mise en application rigoureuse et rapide du plan de protection et de contrôle des matières nucléaires, de leurs installations et de leur transport. L'organisation et les moyens mis en oeuvre doivent permettre, en toutes circonstances, de répondre aux exigences de protection physique des installations, et la mise en conformité des installations doit être complète.
J'ai décidé pour ce faire de doubler les effectifs du département de la sécurité nucléaire du haut fonctionnaire de défense et de sécurité. Ces renforts permettront d'accroître le rythme des inspections conduites par mes services sur les installations ainsi que le nombre d'exercices, pour s'assurer que les exploitants s'investissent correctement dans ce travail de fond.
De plus, le cadre juridique actuel ne me semble pas encore totalement répondre aux exigences de sécurité face aux agressions modernes. J'ai demandé à mes services d'étudier la possibilité d'évolution du statut des installations nucléaires. Cette évolution permettrait de renforcer les capacités de surveillance, ainsi que certains dispositifs de protection physique. Un groupe de travail a été spécifiquement créé, piloté par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, pour faire des propositions.
Pour conclure, je voudrais souligner que la France, en matière de sûreté nucléaire, agit aussi activement pour l'élévation des standards de sûreté dans le monde après Fukushima. Nous avons avancé le 15 décembre dernier plusieurs propositions à l'occasion d'une réunion de l'AIEA.
Nous avons d'abord proposé, pour renforcer la transparence, que chaque pays publie son suivi de la mise en oeuvre du plan d'action sur la sûreté de l'AIEA, qui avait été recommandé après Fukushima. La France l'a publié en décembre.
Nous avons ensuite suggéré de rendre obligatoires les revues par les pairs entre pays. Dans un premier temps, j'ai proposé de former un groupe de pays volontaires pour s'engager sur cette voie de l'obligation de revue par les pairs et j'espère que nous aurons, dans les mois qui viennent, des résultats diplomatiques sur cette question.
Nous devons également avancer vers la création d'une force d'action rapide à l'échelle internationale en cas de crise. Ce qui s'est passé au Japon en a illustré la nécessité.
Enfin, il faut aller vers un régime mondial de responsabilité civile nucléaire.
J'ai exprimé le souhait de réunir dans les mois prochains tous les pays volontaires pour avancer sur ces pistes et j'aurai l'occasion de réaffirmer cette volonté à l'ensemble des pays membres de l'AIEA lors de la prochaine conférence ministérielle. Je souhaite également que la France continue de jouer un rôle moteur dans l'amélioration du cadre européen de sûreté nucléaire. Après l'exercice des stress tests, je soutiens les travaux entrepris par l'ENSREG – European nuclear safety regulators group –, le groupe européen des autorités de sûreté, et notamment l'élaboration de plans d'action nationaux pour s'assurer que les tests de résistance seront bien suivis de mesures concrètes et effectives d'amélioration de la sûreté dans tous les États membres qui sont impliqués.
La France est également favorable à un renforcement du régime européen de la sûreté nucléaire par l'indépendance et la responsabilité des autorités de sûreté et par des systèmes de revue par les pairs.
Telles sont, mesdames, messieurs les députés, avant de répondre à vos questions, les orientations que je voulais vous présenter concernant le renforcement de la sûreté, des contrôles, des moyens de sanction et de la responsabilité des opérateurs.