Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 10 septembre 2013 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères :

M. António Guterres, le Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés, considère qu'en Syrie se noue le plus terrible drame connu depuis des décennies. Le nombre des réfugiés est déjà considérable et il est à craindre qu'il soit encore plus élevé s'il y avait une frappe, beaucoup de gens partant dans des conditions épouvantables. On compte au moins 700 000 réfugiés en Jordanie, plus de 500 000 en Turquie, et la situation est extrêmement grave en Irak et au Liban. L'Europe, et la France bien sûr, doivent prendre leur part à la solution.

Nous avons examiné la question à Vilnius. L'Union européenne est probablement déjà le premier intervenant sur les plans humanitaire et financier, comme elle l'est souvent, mais nous avons décidé d'augmenter encore massivement cet effort ; chaque pays européen doit prendre sa part à cet effort supplémentaire –pas seulement l'Europe, mais l'Europe aussi. Pour une série de raisons, le nombre des réfugiés accueillis en France est limité, même si nous avons permis que les demandes d'asile nous soient adressées par les réfugiés qui souhaitent gagner la France depuis les pays où ils sont accueillis, alors que les autres pays européens exigent que l'on se trouve sur leur sol pour formuler sa demande. Le ministre de l'intérieur et moi-même avons décidé de nous réunir extrêmement rapidement, avec les responsables de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, pour prendre des décisions à ce sujet.

Le projet de résolution dont la France a pris l'initiative est étudié en ce moment même au sein du P3, je vous l'ai dit. Du côté russe, les choses sont beaucoup plus incertaines. Il résulte de ma conversation avec mon collègue Sergueï Lavrov que la Russie cherchera à obtenir une déclaration présidentielle, c'est-à-dire une déclaration faite par le Président du Conseil de sécurité au nom du Conseil, adoptée lors d'une réunion formelle du Conseil et publié comme document officiel du Conseil, mais qui ne demande pas de recourir à tout le processus conduisant au vote d'une résolution. J'ai cru comprendre qu'à ce stade, les Russes n'expriment pas un enthousiasme forcené à l'idée d'une résolution contraignante. Or, même si l'on admet la bonne foi de chacun, on sait que le contrôle et le démantèlement de l'arsenal chimique syrien prendront beaucoup de temps. Nous considérons, pour cette raison, que le processus doit être encadré par les Nations Unies. M. Ban Ki-moon s'est d'ailleurs exprimé en ce sens hier. Mais je ne suis pas sûr que les Russes soient sur cette position, surtout si l'on agissait dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations unies.

Le Sénat américain, qui envisageait de se prononcer rapidement, a fait savoir qu'il le ferait plus tardivement. Nous verrons quelles conséquences le Président Obama tire de l'initiative russe.

Monsieur Gaymard, je n'entrerai pas dans la discussion sur les comparaisons historiques. Vous avez raison, il ne doit y avoir de sélectivité ni dans l'indignation ni dans l'action. Mais si l'indignation est un moteur puissant, il faut y ajouter la réflexion. Vous avez cité les troubles en République démocratique du Congo ; je pourrais malheureusement citer bien d'autres pays et, pour ne parler que de l'Afrique, la République centrafricaine, dont la situation, très dégradée, nous préoccupe beaucoup. J'aurai à vous en parler, car il nous a été demandé d'être le référent auprès de l'ONU sur cette question.

Dans des termes d'une parfaite objectivité, M. Gaymard m'a demandé les raisons du « changement de pied du Gouvernement », changement de pied qui m'avait échappé. Quand une certaine situation évolue, le moindre des réalismes est de s'adapter ! Personne ne prévoyait, la semaine dernière, la proposition qu'ont avancée les Russes et qui, comme plusieurs d'entre vous ont eu la générosité et l'objectivité de le reconnaître, s'explique notamment par la fermeté dont nous avons fait preuve. Mais lorsque surgit une proposition nouvelle, nous devons évidemment en tenir compte. Pour autant, les principes qui sous-tendent notre action n'ont pas changé : l'aide humanitaire – depuis le début du conflit – et le soutien à l'opposition modérée, car si l'on veut éviter aux Syriens de n'avoir à choisir qu'entre la dictature de M. Bachar al-Assad et Al-Qaïda, il faut permettre à la Coalition nationale syrienne de se renforcer.

Vous me demandez enfin de décrire les modalités d'emploi des forces, ce que je ne ferai pas – et le ferais-je que vous me le reprocheriez, car il ne serait pas de bonne méthode, et c'est un euphémisme, de faire savoir à M. Bachar el-Assad ce qui est envisagé en cas de frappes.

Vous avez, monsieur Mamère, évoqué la situation, tragique, du Nord-Kivu. Pour la première fois, la force internationale qui y est déployée, la MONUSCO, a répliqué aux combattants adverses, les mettant en déroute. Nous devons en effet rester très attentifs à une situation actuellement épouvantable.

Pour ce qui est de l'historique des événements en Syrie, tout a commencé lors des printemps arabes. À ce moment, quelques jeunes gens, très peu nombreux, ont manifesté, et c'est la répression de ce mouvement par le pouvoir qui a entraîné ce que l'on sait. Aurait-on pu intervenir plus tôt ? Je rappelle qu'une personnalité éminente de notre République avait proposé, l'an dernier, une intervention militaire, ce qu'une autre personnalité non moins éminente, qui avait travaillé étroitement aux côtés de la première, avait jugé « totalement irresponsable » – des termes choquants pour quiconque respecte comme je le fais les institutions républicaines.

Mais, de fait, la situation était complètement différente à l'époque de ce qu'elle est maintenant. La France – qui a été le premier pays à appeler l'attention sur la gravité de ce qui se déroulait en Syrie, le premier pays à faire des efforts visant à aboutir à une solution politique, le premier pays à reconnaître la Coalition nationale syrienne et à saisir le Conseil de sécurité des Nations unies – n'était absolument pas en mesure d'intervenir, puisque cela aurait supposé de mobiliser de six fois, sinon dix fois, plus de forces militaires qu'il n'en a été dépêché en Libye alors que les États-Unis étaient à cent lieues de s'engager.

Une feuille de route est en effet nécessaire pour cadrer le démantèlement du stock d'armes chimiques syrien, une entreprise qui sera très compliquée. Les membres du Conseil de sécurité discuteront des moyens de s'assurer que le démantèlement sera réel et efficace.

M. Rochebloine a parlé de la ville chrétienne de Maaloula, objet d'une attaque d'une extrême violence, menée par les djihadistes du Front al-Nosra qui ont commis des exactions. La Coalition nationale syrienne, qui combat durement ce Front, est ensuite intervenue, et son responsable a déclaré qu'il fallait absolument préserver les communautés chrétiennes et les églises.

Le déroulement de ces événements montre pourquoi il est essentiel d'expliquer que pour éviter au peuple syrien la terrible alternative de n'avoir de choix qu'entre deux fauteurs d'exactions – le régime de M. al-Assad d'une part, les terroristes djihadistes d'autre part –, il faut favoriser une solution politique et pour cela, comme l'a fait la France, soutenir la coalition nationale syrienne, qui reconnaît la place des Alaouites et des minorités chrétiennes dans la société syrienne et qui combat et Bachar al-Assad et les djihadistes.

M. Asensi a perçu, ou cru percevoir, un changement de doctrine de la France. Ce n'est pas le cas. La vérité est que nous sommes confrontés à une difficulté majeure, évoquée au cours du débat de la semaine dernière. D'une part, la France est attachée au respect des procédures des Nations unies et à ce que, lorsqu'un engagement de forces est envisagé, les dispositions prévues au chapitre VII de la Charte soient suivies. D'autre part, depuis près d'un siècle, un protocole interdit l'utilisation des armes chimiques. Si l'on souhaite voir respecter le droit international, il faut donc aller contre ceux qui violent ce traité. Le problème auquel nous nous heurtons est que deux grandes puissances ont mis leur veto à l'application du chapitre VII de la Charte et qu'elles refusent également de sanctionner l'emploi des armes chimiques. Telle est la situation épineuse dans laquelle se trouvent placés ceux qui ne veulent pas seulement disserter mais prendre leurs responsabilités. Peut-être – nous l'espérons tous – la proposition nouvelle qui semble être avancée permettra-t-elle de résoudre cette contradiction, mais nous ne le savons pas encore.

L'opinion publique est hostile à l'intervention en Syrie, c'est exact. Il y a à cela une série de causes qui s'additionnent. En premier lieu, le souvenir de l'intervention en Irak est encore très vif dans les esprits, en Europe comme aux États-Unis. Je rappelle à ce sujet que c'est sur la base des renseignements des services français que le Président de la République de l'époque, M. Chirac, soutenu par la majorité de droite mais aussi par l'opposition de gauche, a dit : « Il n'y a pas d'armes de destruction massive en Irak, nous n'irons pas ». Les mêmes services français disent cette fois : « Il y a eu un massacre chimique, et voilà qui en est l'auteur ». On ne peut dans un cas rendre un hommage, mérité, à nos services et, dans l'autre, nier leur signalement que l'usage d'armes chimiques est avéré ! Pour l'opinion publique joue aussi le fait que tout cela se passe loin. Et puis, certaines interrogations s'expriment : M. Bachar al-Assad est sans doute un dictateur, mais les autres sont-ils vraiment différents ? Et encore : on se bat là-bas ; une action militaire n'aggravera-t-elle pas les choses ?

J'entends tout cela. Mais la tâche des responsables politiques est d'apporter d'autres arguments, ceux qui ne viennent pas spontanément à l'esprit. En premier lieu, si on laisse faire ces massacres, si on laisse le régime syrien utiliser des armes chimiques, qu'est-ce qui empêchera demain le même ou ses semblables, en Iran ou en Corée du Nord, à faire la même chose ? Ensuite, la Syrie est lointaine, certes, mais pas autant qu'il y paraît. Non seulement suffit-il d'allonger la portée des vecteurs pour que nous soyons directement concernés, mais ces pays nous sont très proches. Cet ensemble de réflexions a conduit à la position prise par la France.

Je ne pense pas que celle de la Russie s'explique par la volonté de garder la base militaire syrienne de Tartous. D'ailleurs, nous avons dit plusieurs fois au Président Poutine et à M. Lavrov, ministre russe des affaires étrangères, que la permanence de cette base n'était nullement en cause. Je ne pense pas non plus que pèse dans la réflexion des Russes le volume des armes vendues à la Syrie, pourtant considérable. La Russie est une grande puissance qui a son mot à dire en matière diplomatique et qui le montre. La France a, traditionnellement, de bonnes relations avec elle. À ma demande, M. Jean-Pierre Chevènement a d'ailleurs accepté d'oeuvrer en faveur des relations politiques, économiques, commerciales, scientifiques et culturelles entre la France et la Russie ; il le fait très bien.

Dans le même temps, nous devons discuter avec la Russie, ce que nous faisons régulièrement. Dans l'affaire syrienne, le Président Poutine a une obsession : avant tout, éviter le chaos. Nous faisons valoir que le chaos est déjà là, et qu'il faut donc tenter de trouver une solution politique. La Russie et la France s'accordent pour considérer que M. al-Assad, responsable par son comportement de la mort de 110 000 personnes en Syrie, n'est pas voué à une longévité politique éternelle. Cela étant, nous ne faisons pas de son départ un préalable : nous disons qu'il faut trouver une solution permettant à la fois des changements et la persistance des piliers institutionnels en l'absence desquels la Syrie plongerait, après la chute du régime, dans une situation à l'irakienne.

Tel est le sens du projet de conférence Genève 2, qui s'inspire de Genève 1. Il s'agit de réunir les parties pour trouver par consensus une solution permettant de bâtir un gouvernement de transition doté de tous les pouvoirs exécutifs, ceux qui sont aujourd'hui aux mains de M. al-Assad.Tout le problème est de faire venir les parties – représentants du régime et représentants de la coalition nationale syrienne, car il n'est pas question d'inviter la mouvance al-Qaïda – pour discuter. On conçoit qu'il ne soit pas facile pour M. al-Assad d'envoyer des gens négocier de bonne foi la manière de le dessaisir de ses propres pouvoirs, et c'est pourquoi l'idée de la conférence, lancée il y a plusieurs mois, ne se traduit pas dans les faits pour l'instant. Nous espérons que, grâce à la fermeté réfléchie que nous avons démontrée et peut-être grâce à la solution esquissée par les Russes, on se dirige enfin vers une solution politique.

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