Intervention de Laurence Tubiana

Réunion du 11 septembre 2013 à 16h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Laurence Tubiana, directrice de l'Institut du développement durable et des relations internationales, IDDRI :

Je vous remercie de me recevoir au sein de votre Commission. À l'issue du débat national sur la transition énergétique, qui s'est clos le 18 juillet, votre Assemblée examinera un projet de loi dont M. Philippe Martin, ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, a annoncé le dépôt au printemps 2014.

À la différence d'autres débats sur l'énergie, menés généralement par des groupes d'experts et consacrés principalement à la production de l'énergie, celui qui vient d'avoir lieu a eu une ampleur particulière, abordant aussi bien l'avenir probable ou souhaitable de la demande d'énergie que le mix énergétique.

Le débat s'est déroulé à plusieurs niveaux. Au sein du comité de pilotage, j'étais chargée de la facilitation du débat du Conseil national, qui réunissait des collèges hérités du Grenelle de l'environnement et des parlementaires, dont le président Chanteguet et d'autres membres de votre Commission, ainsi que des représentants traditionnels du dialogue social, comme le MEDEF et les syndicats de salariés, des représentants des collectivités locales à différents niveaux et des associations environnementales ou généralistes – comme les associations de défense des consommateurs ou des familles –, des associations de développement et des associations qui travaillent auprès des ménages pauvres. Ce conseil de 612 membres, qui se réunissait chaque mois, était assorti de huit groupes de travail examinant à un rythme assez intense quelques grandes questions.

Le débat était décliné sous plusieurs formes, notamment dans les régions et les territoires, où certains d'entre vous y ont participé. Sans doute l'échange mené à ces niveaux a-t-il été plus dynamique et innovant qu'au niveau national, où il était plus traditionnel.

Il s'est déroulé de novembre à juillet au niveau national et de janvier à la fin juin dans les régions. Au total, plus de 1 000 réunions publiques ont été tenues, auxquelles ont participé près de 200 000 personnes. Un moment fort du débat dans les territoires a été la journée citoyenne du 25 mai, dont la mise en place a été surveillée par l'Office danois des technologies, organisme précédemment lié au Parlement danois et spécialisé dans l'observation des méthodes participatives. Ce débat citoyen réunissait 100 citoyens par région, choisis selon une méthode d'échantillon et sans lien avec le débat principal – ni militants, ni représentants professionnels, par exemple –, qui ont été informés et ont débattu durant une journée sur de grandes questions telles que la demande énergétique, les modes de vie, le mix énergétique ou les énergies renouvelables.

Le débat, présenté par un site Internet remarquable, a été très riche et a donné lieu à de nombreux travaux, dont témoignent des cahiers d'acteurs précis et nourris, et a bénéficié de nombreuses contributions d'experts, qui constituent un matériel très intéressant pour les chercheurs – parmi lesquels je me place. Je suis notamment persuadée que Sciences Po, ma maison-mère, lancera un travail de recherche sur cet extraordinaire matériel.

Parallèlement au débat centralisé qui s'est tenu à Paris et où la direction des grandes entreprises et les représentations traditionnelles du dialogue social ont exposé leurs orientations, celui tenu au niveau local a présenté des déclinaisons différentes et décalées. La réunion, le 8 juillet, de ces deux débats, a mis au jour des perspectives intéressantes quant à la vision de l'avenir, certaines régions présentant une vision plus dynamique et positive de la transition énergétique que celle qui ressortait du débat national, marquée par des craintes pour la croissance économique et l'emploi.

Il s'agit d'une première, car le travail a été mené à différents niveaux et a porté sur l'horizon à long terme de 2050. La feuille de route était celle qu'avait donnée le Président de la République en septembre dernier : respecter les engagements français, internationaux et européens, diversifier le mix énergétique pour réduire la part du nucléaire dans la production d'électricité, dynamiser les énergies renouvelables et, surtout, reprendre l'énorme effort d'efficacité énergétique qui avait été engagé en France dans les années 1970, entre le premier et le deuxième chocs pétroliers, notamment dans les bâtiments et les véhicules. Il s'agit donc de rallumer cet effort de transformation technologique et de raison dans les comportements, afin de nous libérer d'une facture énergétique toujours plus lourde.

J'en viens aux résultats du débat, et tout d'abord aux points consensuels.

Un consensus s'est dégagé pour respecter les objectifs français pour 2020 et décarboner profondément l'économie française d'ici 2050, notamment en éliminant complètement les produits fossiles – charbon ou pétrole – de la production d'électricité ou en parvenant à capturer et à stocker le carbone, ce qui est du reste une perspective encore lointaine en termes de faisabilité économique et technique.

Un autre consensus s'est exprimé pour faire porter l'effort sur les secteurs du bâtiment et des transports.

Autre point de consensus : bien que l'électricité soit appelée à jouer un rôle croissant dans l'ensemble de l'économie pour permettre un développement plus sobre en carbone, une grande modération s'impose pour parvenir à réduire très fortement les émissions de gaz à effet de serre.

Sur la base de ce constat, le secteur du bâtiment joue le rôle d'un test de vérité. Qu'ils optent pour la sortie du nucléaire ou pour l'augmentation du parc nucléaire, tous les scénarios que nous avons envisagés, produits par des groupes de recherche, des entreprises comme ERDF ou des agences publiques comme l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME), partagent la même vision de l'effort à produire, notamment dans les quinze premières années, pour engager cette transition. Cet effort porte essentiellement sur la rénovation thermique des bâtiments. Dans ce domaine, le chiffre de 500 000 logements à rénover par an, bien que difficile à atteindre, est cohérent avec l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Les énergies renouvelables ont donné lieu à un débat plus mûr que voici quelques années : j'étais alors conseillère pour l'environnement de Lionel Jospin et l'on s'opposait alors autour de leur principe même. La discussion, désormais rationnelle, a porté sur le coût supportable de ces énergies, sur la vitesse de leur déploiement et sur le partage entre ce qui relève de l'autoconsommation et des énergies réparties. Ce débat a donc connu une maturation, comme cela a été également le cas pour le débat sur le nucléaire.

Si l'importance de la rénovation thermique fait consensus, il reste néanmoins à décider comment mobiliser à cette fin les différents niveaux de financement et à quels taux les grands travaux d'économie d'énergie à réaliser dans l'habitat tant collectif qu'individuel pourront être rentables. Au-delà de l'accord qui s'est fait jour sur le volume à engager jusqu'à 2050 dans ce domaine, le travail doit donc être achevé pour ce qui concerne les modalités de financement.

S'agissant des transports, des orientations intéressantes ont été évoquées, concernant des usages assez différents de la voiture. Les grands constructeurs automobiles français ont déjà une vision très moderne de l'évolution de leur métier. Le parc de voitures devrait désormais s'adapter aux nouveaux usages et des progrès devraient intervenir en matière de consommation d'essence, sous l'effet notamment de l'émergence du véhicule électrique, du développement de l'autopartage et de l'apparition d'une conception nouvelle du transport collectif.

Quant au mix énergétique et au nucléaire, la diversification répond à un objectif de sûreté dans un contexte de vieillissement du parc des centrales nucléaires. La discussion a donc porté sur la sécurité énergétique, qui suppose à la fois la montée en puissance des énergies renouvelables et la modération de la consommation.

La précarité énergétique a été abordée, d'une manière classique, en termes de prix de l'énergie pour les ménages pauvres, mais il est apparu qu'il s'agissait là d'une course-poursuite sans fin. Les tarifs sociaux jouent certes un rôle, mais ils ne sont pas un outil durable et cette demande doit être traitée d'un point de vue structurel, notamment en donnant la priorité à la rénovation thermique des habitations les moins bien isolées. Il s'agit donc moins d'abaisser le prix de l'énergie pour les ménages pauvres que de rendre ces ménages beaucoup plus indépendants de l'usage de celle-ci, avec des maisons plus efficaces et moins de transports contraints, ou tout au moins des transports plus économes. Les associations qui s'occupent des précaires ont indiqué que la précarité énergétique, souvent conçue comme concernant les ménages les plus pauvres, pouvait désormais toucher des couches moyennes qui s'appauvrissent. La modération de la consommation par l'efficacité doit donc permettre d'assurer un reste-à-vivre aux ménages les plus pauvres comme à ceux qui sont gagnés par la précarité.

Il y a dans la transition énergétique française à la fois une politique nationale à construire, voire à reconstruire, et à développer, une mobilisation des acteurs économiques, qui devraient y voir des opportunités d'investissement et de marché, et une dynamique locale – la gouvernance locale de l'énergie. Malgré la décentralisation de certains éléments, le modèle français est plus centralisé que celui prévalant en Suède, en Allemagne, au Danemark, en Espagne ou au Royaume-Uni. Certaines ressources, par exemple certaines énergies fatales ou l'énergie répartie – comme le gaz produit à partir de déchets ou le biogaz – sont perdues, faute des compétences locales pour les utiliser.

La maîtrise de la consommation est par ailleurs très liée à des facteurs structurels, comme l'urbanisation, l'étendue des territoires et la prise en charge des travaux au niveau local. Tout cela plaide pour une approche localisée de la question de l'énergie, surtout quand on l'aborde du point de vue de la demande. Les collectivités locales, comme les régions Nord-Pas-de-Calais, Pays de la Loire et Provence-Alpes-Côte d'Azur, la ville de Grenoble ou le Grand Lyon pensent à leurs scénarios pour 2050 et ont engagé des actions souvent assez complètes en termes de prospective et de modes de financement. Une conférence sur le financement de la transition énergétique est ainsi sur le point de se tenir – ou vient de se tenir – en région Pays de la Loire, avec la participation des acteurs financiers. Cette dynamique locale est très nouvelle et répond à une demande des citoyens, comme nous avons pu le constater lors de la journée citoyenne. Le projet de loi devra donc aborder la décentralisation de la gestion de l'énergie.

Les points de conflit sont de deux types. Les premiers sont liés à l'incertitude, car tous les paramètres ne sauraient être maîtrisés, a fortiori à l'horizon 2050. Ainsi, on évaluera différemment la quantité d'énergies fossiles qu'on pourra conserver dans l'économie française selon qu'on sera pessimiste ou optimiste quant aux perspectives de capture ou de stockage du carbone. Dans le premier cas, la solution réside dans la sobriété de la consommation énergétique et dans la part importante des énergies décarbonées – nucléaire, renouvelables ou biogaz. Dans le second, on peut conserver une partie significative d'énergie fossile, car on pourra en faire une utilisation propre. Cette incertitude économique et technologique a introduit un dissensus face au scénario que le Gouvernement devrait adopter pour proposer une vision aux acteurs économiques. Il a ainsi été clairement proposé de faire progresser les mesures qui paraissent indispensables et de réviser le scénario au fur et à mesure que certaines incertitudes seront levées par les évolutions technologiques ou l'absence de solutions.

Certaines positions demeurent par ailleurs inconciliables – les partisans de la sortie du nucléaire, par exemple, ne sont pas disposés aujourd'hui à accepter l'idée que le mix énergétique conserverait 50 % de cette énergie. En outre, le consensus qui s'est formé sur la nécessité de la diversification ne dispense pas le Gouvernement de trancher sur la rapidité de cette dernière. Cela dit, le dissensus est sain et souhaitable dans une démocratie. De fait, le débat a permis de faire apparaître les points constituant une base commune et ceux qui se révèlent contradictoires et irréconciliables.

Le Gouvernement devra également trancher pour enclencher l'indispensable mouvement de rénovation des bâtiments, en définissant ce qui doit relever de la subvention, de crédits adaptés ou de pratiques différentes de la part des banques. L'obligation de travaux n'a pas fait l'objet d'un consensus, car les collectivités locales et certaines associations souhaitaient son instauration, conditionnée par l'existence de financements permettant d'éviter d'en faire supporter la charge aux ménages en étalant la dépense dans le temps, tandis que d'autres acteurs étaient hostiles à cette idée.

Il se pose un problème de cohérence des politiques au niveau national et au niveau local. En effet, les grands déterminants de la consommation et de la production d'énergie sont pour une bonne part structurels – il s'agit notamment des réseaux de distribution d'énergie, des politiques d'urbanisme et des plans de déplacement, qui correspondent à des politiques de très long terme et exigent de la cohérence. De bonnes pistes existent pour atteindre celle-ci sur le fond, non par une redistribution des compétences, mais pas la création d'un cadre de concertation, notamment au moyen des contrats de plan État-région, qui obligent les différents niveaux à adopter une vision structurelle et organisée de l'évolution de la consommation et de la production d'énergie à moyen et à long terme. La rénovation des schémas régionaux sur l'énergie et le climat offre précisément un tel cadre, que tous les acteurs sont prêts à revisiter et à développer.

Le débat, plutôt que de porter sur la nature de l'énergie nécessaire, a mis au jour un point de consensus sur la flexibilité et la capacité à hybrider différents vecteurs – le vecteur gaz et le vecteur électrique, par exemple. L'important est de disposer d'un système énergétique dont les réseaux de production et de distribution permettent le passage d'une énergie à l'autre et des usages différents, comme le stockage de l'électricité via l'eau ou le gaz, ou la combinaison de formes complémentaires telles que la voiture électrique et la production d'électricité domestique. Il convient donc d'adopter une vision beaucoup plus souple, qui permette cette hybridation des différentes énergies. C'est là une direction très intéressante sur les plans économique et technologique, ainsi que pour la déclinaison la plus adaptée possible au territoire de la production et de la distribution d'énergie.

Quant aux « conclusions » du débat – car le MEDEF s'est opposé à l'emploi du terme de « recommandations » –, elles seront remises en plusieurs étapes.

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