Intervention de Didier Migaud

Réunion du 17 septembre 2013 à 17h15
Commission des affaires sociales

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Je suis heureux de répondre à l'invitation de votre Commission pour la présentation de notre rapport 2013 sur la sécurité sociale, élaboré comme chaque année en application de notre mission constitutionnelle d'assistance au Parlement et au Gouvernement pour le contrôle de l'application des lois de financement de la Sécurité sociale. Destiné à accompagner le PLFSS pour 2014, ce rapport s'adresse également aux citoyens, car la sécurité sociale, l'une des expressions majeures de la République « démocratique et sociale » que proclame l'article premier de notre Constitution, est l'affaire de tous, chacun la finançant et en bénéficiant à un moment de sa vie. En outre, dans une conjoncture économique difficile, son rôle de protection des plus fragiles est plus que jamais essentiel.

Cependant, la permanence de déficits entraîne une montée constante de la dette sociale, dont la charge croissante peut ébranler la solidité de la sécurité sociale et ruiner sa légitimité auprès des nouvelles générations. Ce rapport véhicule donc un message principal : il convient d'enrayer sans délai ces déficits pour revenir rapidement à l'équilibre des comptes sociaux et casser la spirale de la dette. Réussir cette entreprise est à notre portée : pour toutes les dépenses sociales, il est possible de réaliser des économies sans remettre en cause notre modèle social ni appliquer les mesures drastiques d'austérité que d'autres pays ont pu décider. Mais il y faut la contribution de tous – professionnels de santé, assurés sociaux, caisses de sécurité sociale – pour conduire un effort rapide et continu afin d'éliminer les dépenses inutiles ou improductives et faire en sorte que chaque euro affecté à la sécurité sociale soit dépensé le plus justement au regard de l'intérêt général.

Nos analyses et nos recommandations se veulent une contribution pour relever ce défi collectif majeur. La Cour des comptes énonce de nouvelles propositions sur les sujets qu'elle a étudiés cette année ; il vous appartiendra bien entendu, représentants du suffrage universel, d'effectuer les choix en fonction de vos objectifs et de vos priorités.

Je souhaite vous présenter les grands axes autour desquels s'organisent nos analyses, à partir de quatre constats.

Premier constat : le déséquilibre persistant des comptes sociaux appelle de nouvelles mesures. Depuis 2011, notre pays a engagé l'indispensable effort de redressement de nos finances publiques et s'est fixé une trajectoire de retour à l'équilibre à laquelle l'État, les collectivités territoriales et les organismes de protection sociale doivent contribuer. De premiers résultats ont été obtenus dans la réduction des déficits sociaux : celui des régimes obligatoires de base et du FSV, qui avait atteint en 2010 un niveau sans précédent – 29,6 milliards d'euros, soit 1,5 point de PIB –, a diminué de 7 milliards en 2011, puis de 3,5 milliards en 2012 pour s'établir à 19,1 milliards d'euros, soit 0,9 point de PIB.

Cependant, il apparaît que l'essentiel de l'effort financier reste à effectuer, d'autant que ce déficit a été réduit entre 2011 et 2012 à un rythme moitié moindre qu'au cours de l'exercice précédent. Il demeure massif puisque son montant est comparable à celui du budget de la recherche et de l'enseignement supérieur. Sa part structurelle – celle qui est indépendante de la conjoncture – reste très importante : pour le régime général, elle s'élève à environ 70 %. Or, en 2013, alors que la loi de financement prévoyait une diminution du déficit de 3 milliards d'euros, le redressement des comptes du régime général et du FSV connaîtra un véritable coup d'arrêt puisque le découvert devrait au mieux, comme vous l'avez dit, madame la présidente, se stabiliser au niveau très élevé de 2012, qui représente le double de celui des années 2006 à 2008. Pour la seule branche maladie, il pourrait augmenter de 2 milliards d'euros pour atteindre près de 8 milliards.

Même si elle résulte largement de l'atonie de la croissance et de la moindre progression des recettes qui en découle, cette interruption du mouvement de réduction du déficit du régime général est préoccupante. Elle conduit à entretenir une spirale anormale et dangereuse de la dette sociale, dont l'encours global devrait passer de 147 milliards à 159 milliards d'euros entre 2011 et 2013. Notre pays reporte ainsi sur les générations à venir la charge de régler une part sans cesse croissante de ses dépenses quotidiennes – consultations médicales, prestations familiales ou pensions de retraite. Il s'agit d'un mal spécifiquement français, aucun de nos voisins n'acceptant que son système de protection sociale reste aussi durablement déficitaire. Les comptes sociaux au sens large – incluant la sécurité sociale, l'assurance chômage et les régimes complémentaires obligatoires de retraite – sont revenus à l'équilibre dans la zone euro en trois ans – et dégagent même un excédent de 0,6 point de PIB en Allemagne –, alors que ceux de la France affichent un passif de 0,6 point de PIB en 2012. Seules la Grèce et l'Espagne ont connu l'an dernier un déficit des administrations sociales supérieur au nôtre.

Enrayer la spirale de la dette sociale entretenue par l'accumulation des déficits nous apparaît donc indispensable. Le Gouvernement a récemment annoncé des mesures pour rétablir la situation des régimes de retraite ; elles apporteront une contribution indispensable au redressement des comptes de l'assurance vieillesse et du FSV, dont le déficit cumulé en 2018 se monterait sinon, d'après nos projections, à 70 milliards d'euros – montant supérieur aux 62 milliards d'euros repris par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES) à la fin de 2010. Cela étant, si aucune mesure nouvelle n'était prise, près de 72 milliards d'euros de dette supplémentaire s'accumuleraient d'ici à 2018 du seul fait des déficits des branches maladie et famille – même en prenant compte les décisions relatives à la politique familiale de juin dernier, qui n'auront d'impact que progressivement.

Contrairement à ce que la Cour avait préconisé, tous les déficits constatés au titre de 2011 et de 2012 n'ont pas été repris par la CADES, qui n'a intégré que le seul découvert de la branche vieillesse, conformément à la loi de financement pour 2011 ; dès lors, les déficits de l'assurance maladie et de la branche famille s'accumulent dans les comptes de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), qui a pourtant pour vocation d'assurer la trésorerie quotidienne de la sécurité sociale et non de préfinancer durablement des déficits massifs. Les découverts que l'ACOSS doit financer par des billets de trésorerie à moins de trois mois atteindront 26 milliards d'euros à la fin de 2013 et devraient approcher 40 milliards un an plus tard. Cette banalisation du financement à très court terme des déficits sociaux est anormale, car elle crée vis-à-vis de la liquidité disponible sur les marchés financiers une situation de dépendance qui peut s'avérer dangereuse pour la sécurité sociale, en particulier si les taux d'intérêt actuellement très bas venaient à remonter – les mouvements des dernières semaines donnent d'ailleurs du crédit à cette hypothèse. Différer ces transferts de dette inéluctables alourdirait en outre le coût de l'amortissement et de la charge d'intérêt, qui s'élève à 15 milliards d'euros par an ; le terme de la CADES se rapprochant – il interviendra d'ici une dizaine d'années –, une attitude dilatoire reviendrait à faire financer encore davantage les transferts sociaux actuels par la génération suivante. Risquerait alors de se poser la question de la légitimité même d'une sécurité sociale dont le financement effectif ne cesserait d'être différé et qui reposerait de plus en plus sur des personnes n'ayant pas bénéficié des dépenses engagées. La résorption rapide du découvert de la sécurité sociale constitue donc un enjeu crucial, le déficit d'aujourd'hui représentant les prélèvements de demain.

Deuxième constat : la voie du redressement des comptes par la mobilisation de recettes supplémentaires atteint des limites ; de nombreuses recettes nouvelles ont été créées en 2011 et en 2012 – pour des montants de 7 et de 6 milliards d'euros respectivement – et cette mobilisation de ressources complémentaires s'est poursuivie en 2013. Indépendamment même de la question du niveau atteint par les prélèvements obligatoires, l'affectation de recettes supplémentaires peut difficilement passer par de nouvelles augmentations de la contribution sociale généralisée (CSG). Celle-ci a permis d'élargir très substantiellement les ressources de la sécurité sociale et de financer depuis vingt ans la progression soutenue de ses dépenses, mais cette contribution ne constitue plus une recette miracle dont le dynamisme permettrait de différer des choix structurants pour la maîtrise de ces dernières. Il subsiste certes encore quelques possibilités d'élargir son assiette, mais les contraintes juridiques résultant de la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2012 tendent à restreindre les possibilités d'augmentation générale de ses taux, en particulier sur les revenus du capital.

Si des ressources nouvelles devaient être affectées à la sécurité sociale, la Cour recommande qu'elles soient avant tout consacrées au financement de la dette sociale et qu'elles proviennent prioritairement d'une réduction des niches sociales, ces mesures dérogatoires au versement des prélèvements finançant la sécurité sociale. La Cour a critiqué à plusieurs reprises l'opacité et le coût croissant de ces niches ; elle constate que des remises en cause ciblées ainsi que l'augmentation du forfait social ont d'ores et déjà permis d'apporter des recettes supplémentaires significatives – de l'ordre de 4 milliards d'euros en moyenne par an de 2011 à 2013 –, mais ces mesures n'ont pas permis de maîtriser le coût de ces niches, qui n'a que très légèrement diminué en raison de la dynamique propre à chacun des dispositifs qui les constituent. La Cour appelle à les répertorier précisément – même si vous avez déjà beaucoup travaillé sur ce sujet – et à engager au cours des cinq prochaines années l'évaluation de leur coût et de leur efficacité prévue par la loi de programmation des finances publiques pour la période 2012-2017.

Dans un contexte où les perspectives d'augmentation des recettes sont faibles, c'est essentiellement en pesant sur la dépense qu'on peut hâter le retour à l'équilibre. Cela étant, contrairement à ce que l'on peut lire ici ou là, la Cour ne préconise nullement une baisse des dépenses sociales, mais elle considère indispensable de ralentir leur croissance. Cette modération pourra être obtenue par la mobilisation de tous les acteurs dans le cadre d'efforts justement partagés, la protection sociale recelant dans toutes ses composantes des marges considérables d'économies, en particulier dans le domaine de l'assurance maladie.

Troisième constat : des économies considérables peuvent être faites sans compromettre, bien au contraire, la qualité des soins, la sécurité ou l'égalité d'accès au système de santé.

L'objectif national des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) a été tenu en 2012 pour la troisième année consécutive, bien que son taux de progression ait été ramené à 2,5 % – contre 3 % en 2010 et 2,9 % en 2011 –, soit le taux le plus volontariste depuis 1998. Ce résultat très positif témoigne des progrès effectués dans le pilotage de la dépense et dans la réalisation des économies prévues ; pour autant, la croissance de l'ONDAM au cours des quatre dernières années s'est élevée à près de 18 milliards d'euros, ce qui représente une augmentation de 11,4 % des dépenses, soit un rythme bien plus soutenu que celui de l'augmentation de la richesse nationale, le PIB ne s'étant accru que de 5,1 % au cours de cette période. La Cour a acquis la conviction que des mesures de maîtrise de la dépense permettraient d'intensifier encore l'effort ; elle a donc proposé de diminuer d'au moins 0,2 point chaque année le taux de progression de l'ONDAM par rapport à celui qui est affiché dans la loi de programmation des finances publiques pour la période 2012 et 2017, soit de la fixer à 2,4 % pour 2014 et à 2,3 % pour 2015 et 2016.

Comme les rapports des années précédentes, celui de cette année identifie de nombreuses pistes de réorganisation à même de dégager des gains d'efficience et d'améliorer la qualité des prises en charge. Cette action devrait concerner en tout premier lieu le système hospitalier, qui recèle des gisements considérables d'économies. La Cour a consacré cette année des travaux approfondis à la dépense hospitalière, qui représente plus de 75 milliards d'euros, soit 44 % de la dépense d'assurance maladie. Les contraintes d'économies auxquelles ont été soumis les hôpitaux ces dernières années ont été relativement modestes, comme le montre l'analyse détaillée des modalités de fixation de leur objectif annuel de dépenses. Les économies affichées pour 2012 ne représentaient que 0,7 % de l'enveloppe de dépenses allouée, soit 550 millions d'euros, dont un cinquième n'était qu'une économie de constatation sur un fonds de modernisation, alors que celles demandées au secteur ambulatoire s'élevaient à 2,15 milliards d'euros, soit 2,7 % de son enveloppe. L'ONDAM hospitalier – déterminé de façon peu transparente – est élaboré de telle sorte que les établissements ne sont pas soumis au même effort que le secteur des soins de ville ; en particulier, les tarifs ne sont pas ajustés de manière à réguler l'activité. Les hôpitaux ne sont ainsi pas suffisamment incités à mener les réformes structurelles indispensables au redressement durable de leurs comptes. Il conviendrait donc d'amplifier les réorganisations, pour consolider leur situation financière et pour mieux maîtriser la progression de la charge que supporte l'assurance maladie.

Après plusieurs années de déficit et un doublement de la dette hospitalière en six ans – elle a atteint 28 milliards d'euros –, le retour à l'équilibre des hôpitaux publics en 2012 apparaît encore fragile et largement circonstanciel, car imputable en bonne partie à des recettes exceptionnelles et à des ajustements comptables. Les efforts de meilleure gestion et de réorganisation doivent donc être accrus. Le centre hospitalier de Digne a ainsi adopté cinq plans de retour à l'équilibre financier en cinq ans sans effet sur son déficit structurel et le centre hospitalier intercommunal de Poissy-Saint-Germain-en-Laye, issu d'une fusion intervenue en 1997, a accumulé en quinze ans des déficits d'exploitation et accru sa dette sans parvenir à un projet médical permettant de rationaliser son activité.

Le retard considérable et persistant dans notre pays de la chirurgie ambulatoire – celle qui permet au patient de rentrer à son domicile le soir même du jour de l'opération – apparaît emblématique des lenteurs affectant la modernisation des pratiques hospitalières. Son développement rejoint pourtant l'intérêt des patients, qui peuvent ainsi rester moins longtemps à l'hôpital, comme celui de l'assurance maladie, qui en retirerait des économies majeures. En France, quatre interventions seulement sur dix sont pratiquées en ambulatoire, alors que cette proportion atteint jusqu'à huit sur dix dans certains pays comparables au nôtre, et le secteur public accuse à cet égard un très net retard sur le secteur privé. Grâce à une tarification incitative, le nombre de places en chirurgie ambulatoire a certes nettement progressé depuis quelques années, mais elles restent fortement sous-utilisées et sont souvent réservées à de la petite chirurgie – opérations des varices ou de la cataracte –, alors que tous les types d'opérations, même lourdes, sont concernés dans d'autres pays. Cependant, le nombre de lits de chirurgie conventionnelle n'a pratiquement plus diminué depuis près de dix ans et leur taux d'occupation de seulement 67 % se révèle très insuffisant ; selon certaines estimations, jusqu'à 5 milliards d'euros d'économies – soit près de 7 % de la dépense hospitalière financée par l'assurance maladie – seraient possibles en utilisant mieux les capacités de chirurgie ambulatoire existantes et en fermant en conséquence les lits de chirurgie conventionnelle inoccupés. Afin d'accélérer cette indispensable substitution, la Cour propose que la tarification des actes de chirurgie conventionnelle soit désormais alignée sur les coûts de la chirurgie ambulatoire pour des actes identiques ; cette nouvelle stratégie engendrerait des économies qui, sur la durée, deviendraient très importantes et, comme le souligne souvent la Cour, améliorerait en même temps la qualité des soins.

À une autre échelle, puisqu'elle ne représente que moins de 1 % des dépenses hospitalières, l'hospitalisation à domicile fournit un autre exemple de prise en charge moins onéreuse qu'en établissement des pathologies lourdes et complexes comme les cancers. Un pilotage plus ferme du ministère de la santé, des référentiels d'activité plus nombreux, la rénovation d'un modèle tarifaire obsolète et des évaluations médico-économiques rigoureuses devraient permettre de la développer au-delà de l'objectif actuel, encore quatre fois inférieur au niveau atteint dans certains pays étrangers.

Il faut que tous les acteurs du système hospitalier s'engagent dans cet effort de modernisation et de réorganisation, qu'ils travaillent dans les centres hospitaliers universitaires, objets d'une étude de la Cour en 2011, ou dans d'autres établissements plus modestes, que nous étudions cette année – il s'agit des établissements de santé privés à but non lucratif, dits désormais d'intérêt collectif, gérés le plus souvent par des associations, des fondations ou des mutuelles et qui regroupent 14 % des capacités d'hospitalisation, ainsi que des anciens hôpitaux locaux, qui représentent le tiers des établissements publics mais n'assurent qu'une faible part de l'activité hospitalière. Ces structures doivent amplifier leur mutation en utilisant, pour les premiers, les atouts d'un statut original qui leur confère de la souplesse et en s'appuyant, pour les seconds, sur la spécificité que constitue leur recours à des professionnels libéraux, en particulier dans certains territoires menacés par la désertification médicale.

S'il convient d'accélérer la réorganisation des hôpitaux, les autres acteurs du système de soins ne sauraient rester à l'écart du surcroît d'efforts indispensable pour hâter le retour des comptes de l'assurance maladie à l'équilibre. La Cour des comptes a déjà identifié de nombreux secteurs sur lesquels cet effort pourrait porter : l'imagerie médicale, les soins dentaires, les médicaments, les transports sanitaires – pour lesquels la Cour a évalué l'an dernier à 450 millions d'euros les économies possibles. L'examen, cette année, de la réforme de la permanence des soins ambulatoires, opérée il y a dix ans, montre qu'une augmentation des dépenses n'est en rien garante d'un meilleur service pour la population. Cette permanence, la nuit, les week-ends et les jours fériés, a longtemps reposé sur un tour de garde de médecins libéraux répondant à une obligation déontologique et n'entraînant pas de rémunération spécifique ; elle repose désormais sur un dispositif de volontariat rémunéré qui a entraîné un quasi-triplement des dépenses depuis 2001 : celles-ci atteignent près de 700 millions d'euros, sans que les urgences hospitalières s'en trouvent désengorgées. Le dispositif s'avère parfois exagérément onéreux : ainsi, dans le seul secteur sarthois du Grand-Lucé, les quelque dix interventions réalisées au cours de l'année 2009 ont chacune coûté à l'assurance maladie plus de 3 700 euros. De même, dans des villes comme Toulon, Grenoble, Le Mans ou Le Havre, la superposition au dispositif de droit commun de l'intervention d'associations libérales comme SOS Médecins semble plutôt se traduire par une augmentation de la dépense. La Cour recommande donc une réorganisation des secteurs de garde ainsi que la recherche d'une meilleure articulation entre les interventions des différents acteurs – associations, professionnels de santé libéraux, hôpitaux. Les agences régionales de santé (ARS) devraient en outre coordonner bien plus rigoureusement l'organisation de la permanence des soins, dans le cadre d'enveloppes fermées regroupant l'ensemble des financements que l'assurance maladie y consacre, rémunération des actes médicaux comprise.

Des économies notables nous paraissent également possibles sur les dépenses d'analyses médicales. Celles-ci s'élèvent à près de 6 milliards d'euros pour l'assurance maladie et ont fortement progressé, le nombre d'actes ayant augmenté de 80 % en quinze ans. À titre d'exemple, les remboursements du dosage de la vitamine D ont septuplé en cinq ans et représentent désormais une dépense annuelle de près de 100 millions d'euros, sans que l'utilité clinique de cet acte ait jamais été évaluée. L'obligation d'accréditation imposée depuis 2010 aux laboratoires – au nombre de 3 600 dans le secteur privé et de 500 environ au sein des établissements de santé – n'a pas encore conduit à une rationalisation de leur implantation. Certains ajustements tarifaires limités et tardifs n'ont permis que des économies très inférieures à ce qu'autoriseraient les constants progrès techniques des automates d'analyse, entretenant parfois des situations de rente dont le coût est supporté par l'assurance maladie.

Une action tenant réellement compte des gains considérables de productivité du secteur permettrait de dégager rapidement 500 millions d'euros d'économies, portant pour moitié sur les dépenses de ville – où il faudrait baisser d'au moins deux centimes la valeur de l'unité de tarification, tout en modernisant la nomenclature – et pour l'autre moitié sur les dépenses de biologie hospitalière.

Si l'on néglige ces pistes de réformes, qui permettent de faire porter l'effort sur les actes moins utiles, on risque le déremboursement rampant des soins courants, pénalisant les assurés sociaux qui ne sont pas pris en charge à 100 % dans le cadre d'une affection de longue durée. Mieux cibler les économies sur les dépenses les moins justifiées est donc dans l'intérêt des patients comme des professionnels de santé.

L'exemple de la prise en charge de l'optique correctrice, qui représente à elle seule une consommation de soins totale de 5,3 milliards d'euros, révèle a contrario tous les dangers d'une absence de pilotage sur le long terme, par les pouvoirs publics et par l'assurance maladie, d'une dépense qui concerne pourtant la très grande majorité des assurés sociaux. Tout se passe comme si l'on ne considérait pas l'optique comme un vrai enjeu de santé publique.

Dans ce secteur, la dépense par habitant est en France plus du double de la dépense moyenne dans les quatre grands pays voisins – l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne. L'assurance maladie n'en prend plus en charge qu'une fraction dérisoire – 3,6 % en moyenne, 2 % pour les seuls adultes. La Cour ne propose en aucune façon un déremboursement de ces frais, du reste déjà effectif ; elle considère au contraire ce désengagement comme un grave échec d'une sécurité sociale solidaire. Les organismes d'assurance maladie complémentaire ont certes pris le relais, mais dans des conditions inégales selon les situations et les contrats des assurés ; selon les derniers chiffres des comptes de la santé, ils ont remboursé, en 2012, 71,5 % de la dépense d'optique. Le dernier quart de celle-ci reste donc à la charge des ménages, son poids pouvant conduire au renoncement à un achat ou à un renouvellement médicalement nécessaire.

Le fonctionnement du marché de l'optique apparaît peu concurrentiel. Dans ce domaine, la dépense s'est accrue de 39 %, hors inflation, entre 2000 et 2012, l'essentiel de cette dérive s'expliquant par le fonctionnement de la chaîne de fabrication et de distribution. Le nombre des points de vente a augmenté de 43 % depuis 2000 et celui des opticiens a plus que doublé, sans que la satisfaction des consommateurs ait progressé pour autant. La concurrence non plus ne s'en est pas trouvée accrue et les prix n'ont pas baissé car les charges fixes d'un point de vente se répercutent sur un volume moindre de lunettes vendues. En effet, le niveau élevé des marges permet à un point de vente d'atteindre l'équilibre économique à partir de deux ou trois paires de lunettes vendues par jour ouvré. Alors que le renvoi de responsabilités entre acteurs empêche la baisse des prix, les assurés en supportent les conséquences – soit indirectement, du fait de l'augmentation des tarifs des organismes complémentaires, soit directement, du fait d'un reste à charge très élevé quand ils ne disposent pas d'une couverture complémentaire – et, de ce fait, renoncent bien souvent à s'équiper convenablement.

Le rôle désormais résiduel de l'assurance maladie l'a conduite à se désintéresser de la gestion du secteur. Les assurances complémentaires – qui ne disposent pas encore de tous les outils nécessaires à une réelle gestion du risque – voient dans l'optique un produit d'appel et consentent des remboursements importants et assez fréquents, dont les opticiens parviennent souvent à tirer parti.

La Cour appelle à un rééquilibrage dans le fonctionnement du marché, afin de maîtriser ce qui représente à la fois un poste de lourdes dépenses pour les Français et un enjeu de santé publique. Il faudrait rendre le marché beaucoup plus transparent, mettre les organismes complémentaires en situation de faire jouer beaucoup plus activement la concurrence entre les distributeurs et redéfinir plus strictement le contenu des contrats responsables – qui bénéficient d'aides publiques importantes que la Cour a analysées il y a deux ans – pour peser plus fortement sur les prix. La Cour fait des constats et des recommandations similaires pour les dépenses d'appareils d'audition – les audioprothèses.

J'ai bien noté que plusieurs d'entre vous avaient été interpellés à propos d'une recommandation que nous n'avons pas faite. Loin de prôner un désengagement de la sécurité sociale, la Cour propose plutôt de mettre de l'ordre dans certains domaines afin d'y réaliser des économies – non pour dérembourser, mais pour mieux rembourser les dépenses. D'ailleurs, l'optique ne fait pas partie des domaines que nous avons identifiés comme porteurs d'économies considérables pour l'assurance maladie.

Enfin, comme les établissements de santé et les professionnels libéraux, les différents gestionnaires de l'assurance maladie doivent davantage contribuer au retour à l'équilibre des comptes sociaux en dégageant des gains de productivité et des économies de gestion. Dans le prolongement des analyses de son rapport de 2011 sur les différentes branches du régime général, la Cour est revenue cette année sur la gestion par les mutuelles de fonctionnaires et les mutuelles étudiantes de l'assurance maladie obligatoire. Ce sont en effet ces mutuelles – et non les caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) – qui assurent pour le compte de la branche maladie du régime général le remboursement des prestations au titre de l'assurance maladie obligatoire pour 7,7 millions de fonctionnaires et d'étudiants et leurs familles, soit 13,3 % des ressortissants du régime général.

Dans la continuité d'une enquête remontant à 2006, la Cour a constaté une qualité de service toujours inégale, mais souvent insuffisante des mutuelles de fonctionnaires ; ainsi, l'accueil téléphonique de la mutuelle complémentaire de la Ville de Paris n'était assuré en 2012 que quatre heures par jour et ne répondait qu'une fois sur trois. Malgré quelques efforts de réorganisation, les coûts de fonctionnement de ces mutuelles demeurent importants ; même si elle a baissé, leur rémunération – qui s'élève à 270 millions d'euros – est calculée de façon très favorable et reste nettement supérieure aux coûts de gestion des CPAM. Fidèle à ses préconisations antérieures, la Cour recommande de reconsidérer la délégation à des mutuelles de l'assurance maladie obligatoire des agents publics ou, à tout le moins, d'offrir aux fonctionnaires d'État la liberté de choisir entre rattachement à la CPAM de leur domicile et gestion par la mutuelle dont dépend leur administration.

La qualité de service des onze mutuelles étudiantes est également très inégale et souvent insuffisante, qu'il s'agisse de l'envoi des cartes Vitale, du remboursement des actes ou des relations avec les étudiants. C'est notamment le cas de La Mutuelle des étudiants (LMDE), qui couvre 54 % d'entre eux : en 2012, un étudiant n'avait ainsi qu'une chance sur quatorze de pouvoir la joindre au téléphone. La rémunération de ces mutuelles, fixée dans des conditions particulièrement avantageuses et peu transparentes, a pourtant sensiblement augmenté. La reprise de la gestion de l'assurance maladie obligatoire des étudiants par les caisses d'assurance maladie améliorerait la qualité de service et permettrait une économie de près de 70 millions d'euros. À défaut, il apparaît nécessaire de laisser aux étudiants le choix entre l'affiliation à la sécurité sociale étudiante et le maintien de leur rattachement au régime de leurs parents.

Notre dernier constat concerne non plus l'assurance maladie, mais certains régimes particuliers de retraite. Après les régimes spéciaux de la RATP et de la SNCF analysés l'an dernier, la Cour a plus spécifiquement étudié cette année ceux des exploitants agricoles et des professions libérales. Leur soutenabilité, qui nécessite un pilotage attentif et précis de la part des pouvoirs publics, exigera rapidement des efforts supplémentaires de la part des professions concernées.

Les régimes de retraite des exploitants agricoles comptent moins de 500 000 cotisants pour 1,6 million de bénéficiaires ; les cotisations ne couvrent ainsi que moins de 13 % des charges du régime de base. Malgré la modestie des pensions servies et un apport de 6,7 milliards d'euros de financements complémentaires en provenance des autres régimes et de l'État, le déficit, financé par emprunt bancaire à court terme, devrait approcher 1 milliard d'euros en 2013. Un redressement de l'effort contributif de la profession apparaît nécessaire, comportant notamment le réexamen de multiples dispositifs entraînant une perte de cotisations, tels que l'assiette forfaitaire ou l'optimisation sociale autorisée par les formes sociétaires d'exploitation, en fort développement.

Avec 800 000 cotisants – dont 200 000 auto-entrepreneurs – pour un peu plus de 200 000 pensionnés, les régimes de retraite des professions libérales ne connaissent pas, eux, de difficultés d'ordre démographique. Mais le régime de base unique de ces professions est confronté à des perspectives de déficit à court terme qui exigent d'aller au-delà de l'augmentation récente des cotisations. Les risques démographiques et financiers d'ici 2040 imposent un pilotage plus attentif par les pouvoirs publics et, sans doute, la mise en oeuvre de mécanismes de solidarité interprofessionnelle, propres à assurer la pérennité de l'ensemble des régimes. Plus ces efforts tarderont, plus ils seront douloureux.

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