Intervention de José Manuel García-Margallo

Réunion du 18 septembre 2013 à 10h00
Commission des affaires étrangères

José Manuel García-Margallo, ministre des affaires étrangères et de la coopération du Royaume d'Espagne :

L'Espagne fait en effet partie des cinq pays européens qui ne reconnaissent pas le Kosovo, car ce dernier est issu d'une déclaration unilatérale d'indépendance. Or, au cours de l'histoire, seules trois constitutions ont reconnu le droit à la sécession unilatérale : celle de l'Éthiopie, celle de l'Union soviétique et celle de l'ex-Yougoslavie. L'Union soviétique reconnaissait le droit de sécession depuis 1919, mais de façon tellement compliquée que, lorsque les États baltes ont décidé de prendre leur indépendance, ils ont suivi un autre chemin, à savoir la dénonciation du traité Molotov-Ribbentrop. En ex-Yougoslavie, le droit de sécession a été reconnu aux six Républiques, mais pas aux provinces autonomes du Kosovo et de Voïvodine. Selon nous, la loi internationale doit respecter les voies constitutionnelles et l'article 4 du traité sur l'Union européenne précise bien que l'organisation territoriale est du ressort de chaque État membre – j'y reviendrai à propos de la Catalogne.

Le cas de Gibraltar pose plusieurs problèmes. Celui de la souveraineté, tout d'abord : la cité, la forteresse et le port de Gibraltar ont été cédés à la Grande-Bretagne en vertu de l'article 10 du traité d'Utrecht de 1713, qui mettait fin à la guerre de succession d'Espagne ; les Britanniques en ont profité pour s'emparer aussi de l'isthme de Gibraltar. De ce point de vue, les résolutions des Nations unies sont très claires : Gibraltar doit être décolonisé, suivant le principe de l'intégrité territoriale, et non pas celui de l'autodétermination – les Nations Unies ont condamné le referendum qui a été organisé –, à l'issue de négociations directes. Ces exigences ont été reprises dans la déclaration de Lisbonne en 1980 et dans celle de Bruxelles en 1984, qui incitaient les deux parties à engager des négociations ; elles ne l'ont pas fait.

À cela s'ajoute le problème des eaux : l'article 10 du traité ne mentionne que les eaux intérieures du port en accordant un droit de passage pacifique, mais les Britanniques se réclament de la Convention sur le droit de la mer de 1982 pour revendiquer le droit de disposer, comme tout État, de dix milles marins d'eaux territoriales. Or, non seulement Gibraltar n'est pas un État, mais la Convention sur le droit de la mer subordonne cette clause au respect des traités et conventions préalables.

Et puis il y a l'isthme, sur lequel la Grande-Bretagne ne dispose d'aucun titre de souveraineté.

Aujourd'hui, aucune discussion n'a été engagée à ce sujet ; cela se fera, si l'occasion se présente, aux Nations unies, à La Haye ou devant un tribunal ad hoc. Pour l'heure, le principal problème concerne l'application de la loi européenne sur les eaux : la Commission européenne a confié au Royaume-Uni et à l'Espagne la responsabilité de la protection de l'environnement dans les mêmes eaux ; il y a donc des compétences juridictionnelles concurrentes.

Il existe en outre des problèmes relatifs à l'application du droit international, aux trafics illicites, aux paradis fiscaux et aux sociétés offshore : la contrebande de tabac a bondi de 213 % en deux ans ; l'impôt sur les sociétés, qui est de 10 %, ne s'applique qu'aux revenus générés par des activités exercées à Gibraltar – les autres n'étant pas imposables ; enfin, plus de 100 milliards d'euros ont été dépensés dans les jeux en ligne, ces derniers n'étant taxés qu'à hauteur de 1 %, contre 15 % en Grande-Bretagne !

J'ignorais que le Maroc était intéressé par un sous-marin russe et avait acquis des frégates françaises, mais c'est un État souverain et il est dans son droit. Quoi qu'il en soit, nos relations sont très bonnes.

Le point de vue du Gouvernement espagnol sur la Catalogne a été exprimé par M. Mariano Rajoy dans la lettre qu'il a adressée à M. Artur Mas ; il se résume par ces deux mots : dialogue et Constitution. La Constitution espagnole, comme presque toutes les constitutions du monde – dont la vôtre –, ne reconnaît pas le droit à une partie de son territoire de déclarer unilatéralement son indépendance : la décision appartient au peuple espagnol dans son ensemble, non à une partie. De même, vous ne reconnaissez pas le droit à la sécession de la Corse, de l'Occitanie ou de la Bretagne. Des problèmes semblables, il y en a partout : il ne faudrait pas créer un précédent. Par contre, tous les sujets – finances, infrastructures, langue, culture – doivent pouvoir être abordés dans le respect de la Constitution et des lois.

Depuis des années, le Moyen-Orient pose les problèmes les plus importants auxquels nous ayons à faire face. Il y a tout d'abord le conflit israélo-palestinien, qui dure depuis 1948 ; il paraît que M. John Kerry a relancé les conversations entre Palestiniens et Israéliens et j'ai eu de mon côté des entretiens avec les deux parties.

Ensuite, il y a la révolution islamique en Iran. L'Iran a toujours voulu être une puissance régionale, mais cette ambition se heurte à deux obstacles : les Iraniens ne sont pas des Arabes, mais des Perses, et ils ne sont pas sunnites, mais chiites. Il leur faut donc trouver un « mantra », et c'est Israël. Le programme nucléaire iranien est un danger pour toute la région.

Il y a l'Afghanistan, d'où les troupes de la coalition internationale se retirent ; avec le risque que le pays soit occupé à nouveau par les Talibans.

Et puis, il y a le problème irakien : on compte en ce moment plus de morts en Irak qu'en Syrie.

Sur cette toile de fond s'est déroulé ce qu'on a appelé le « printemps arabe ». On peut distinguer trois catégories de régimes : ceux qui ont essayé de se réformer, comme l'Algérie et le Maroc ; ceux qui ont connu une révolution, comme la Tunisie, la Libye et l'Égypte ; enfin, la Syrie, où la famille Assad bloque toute tentative de réforme ou de révolution. Dans la guerre civile en Syrie, tout est mêlé : les problèmes ethniques, religieux et politiques, les intérêts divergents des pays voisins, et aussi l'action des grandes puissances. Aujourd'hui, plus personne ne croit à la « fin de l'histoire » : c'était un rêve ! Même les États-Unis ne peuvent pas résoudre un problème tout seuls, et il faut à nouveau compter avec la Russie, qui rêve de redevenir ce qu'elle a toujours été : un pouvoir impérial.

L'Espagne ne croit pas à une solution militaire ; nous pensons qu'il faut se diriger vers une solution politique, avec Genève II. Peut-être faudrait-il s'inspirer de ce qui s'est passé en Espagne, il y a quarante ans : d'abord, on a engagé une réconciliation nationale complète, avec deux lois d'amnistie ; lorsque la Constitution a été approuvée, il n'y avait plus, pour la première fois depuis la guerre d'indépendance, de prisonnier politique en Espagne. Ensuite, un dialogue national a été mis en place, en s'appuyant, du côté du régime, sur les personnalités favorables au changement et, du côté de l'opposition, sur les forces modérées. Enfin, on a progressivement rétabli les libertés publiques et les droits fondamentaux, de manière à habituer les Espagnols à dialoguer entre eux et à leur donner le temps de créer des partis politiques et des associations. Ce n'est que lorsqu'un climat démocratique eut été établi que l'on a organisé des élections générales et qu'une constitution approuvée par tous les partis politiques a été adoptée. Il faudrait faire de même en Syrie.

Mais pour aboutir à ce résultat, il faut imposer le dialogue de l'extérieur, comme au Liban : si l'on laisse les Syriens s'entendre entre eux, on n'aboutira à rien. Il faut que les Russes trouvent, parmi les membres du régime, ceux qui sont les plus ouverts et que les Occidentaux fassent comprendre à l'opposition la nécessité d'être raisonnable. C'est pourquoi nous sommes partisans d'attendre les conclusions de la mission des Nations Unies sur l'utilisation des armes chimiques, de demander une décision du Conseil de sécurité et de préparer le terrain pour une conférence de Genève II.

Plusieurs questions restent en suspens. Que faire de M. Assad ? Les Russes disent qu'à Genève, on avait décidé qu'il resterait en place, même s'il devait céder le pouvoir exécutif à un gouvernement de transition nationale chargé de préparer les élections générales ; mais si l'on décide que c'est au gouvernement syrien de transmettre les armes chimiques aux inspecteurs, cela signifie que M. Assad restera en place au moins jusqu'au deuxième semestre de 2014 ! Et que faire avec l'Iran ? À mon avis, il faut compter avec lui si l'on veut trouver une solution durable.

Le conflit syrien est en train de déstabiliser le Liban et la Jordanie, et de créer des problèmes sérieux en Turquie ; il risque d'avoir des répercussions sur toute la région. Il faut donc avoir une vision d'ensemble, en essayant de régler la question palestinienne, qui fournit un prétexte idéal aux forces extrémistes. Les djihadistes représenteraient une part importante des effectifs de l'armée syrienne libre : leur victoire serait pire que la solution intérieure ! C'est pourquoi l'Espagne a invité l'opposition modérée à venir discuter à Cordoue – où se trouve la mosquée des Omeyyades –, de manière à favoriser le dialogue politique.

S'agissant des réformes institutionnelles en Europe, il faut distinguer celles qui peuvent être faites sans révision des traités, et celles qui en nécessitent une.

À court terme, pour progresser dans la voie d'un gouvernement économique européen, le commissaire chargé des affaires économiques, vice-président de la Commission – poste occupé en ce moment par M. Olli Rehn –, devrait devenir le président de l'Eurogroupe.

À long terme, je crois que c'est à la Commission de devenir le gouvernement de l'Europe ; le Conseil devrait quant à lui être transformé en deuxième chambre, chargée de représenter les États membres. Il faudrait en outre renforcer la coordination entre les Parlements nationaux et le Parlement européen, notamment entre les commissions chargées des mêmes dossiers.

L'énergie est un vrai problème, actuellement en discussion ; nous ne savons pas trop quoi faire, car ces questions ont un effet notable sur la politique de voisinage.

Pour reprendre l'exemple du Maroc, il convient de développer son économie si l'on veut régler le problème de l'immigration. Tel est l'objet du projet Desertec, qui vise à développer un réseau de transport de l'énergie solaire allant jusqu'en Europe. Le problème, c'est que nous avons aujourd'hui une capacité de production excédentaire, et que l'interconnexion avec la France et le reste de l'Europe n'est que de 8 %. Si l'on arrive à renforcer cette interconnexion, le projet pourra être économiquement viable ; dans le cas contraire, cela ne vaudra pas la peine de le concrétiser.

À terme, les enjeux énergiques vont probablement modifier la géostratégie mondiale. Dès lors que les États-Unis deviendront autosuffisants – ce qui sera le cas d'ici vingt ans –, l'intérêt qu'ils accordent au Moyen-Orient diminuera fortement, et ce sera à nous, Européens, de résoudre les problèmes.

Autre question très importante : l'immigration. La quasi-totalité de notre budget de coopération sert à financer des actions dans les pays d'origine – Mauritanie, Sénégal – pour qu'ils contrôlent sur place l'émigration. Nous coopérons également avec les pays de transit, comme le Maroc. Mais nous ne pouvons pas tout faire seuls ; il faut que la question soit traitée à l'échelle européenne, notamment via Frontex.

Le problème concerne tous les pays de la Méditerranée, et en particulier Malte, Chypre et l'Italie ; c'est pourquoi nous nous efforçons de relancer la coopération entre pays méditerranéens. Même si l'immigration tend à diminuer actuellement, en raison de la crise économique, cela ne durera pas, si le PIB par habitant est 40 fois plus important de ce côté-ci de la Méditerranée ! Tant qu'il existera une telle différence, et tant qu'il y aura des services sociaux gratuits pour les immigrés, l'incitation à émigrer sera forte.

Il faut enfin veiller à la bonne intégration des migrants, afin de ne pas créer de ghettos.

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