Je vous remercie de l'opportunité qui m'est offerte de présenter notre vision de la prochaine LPM et d'échanger avec vous.
Permettez-moi de commencer par une observation sur la préparation de notre avenir industriel dans le cadre géostratégique actuel.
Chacun sait ici le prix que l'industrie française a payé à la mondialisation. Nous avons vu disparaître, au cours des dix dernières années, des pans entiers de l'industrie nationale, pas seulement les emplois non-qualifiés, mais des filières technologiques entières, laminées dans la compétition internationale. Le secteur de la défense, de l'aéronautique et de l'espace, premier secteur exportateur de France, représente peut-être la dernière grande spécialisation française.
Si nous voulons que cette filière demeure une « locomotive », dépose des brevets, crée encore demain des emplois hautement qualifiés, il faut absolument lui donner les moyens de se développer, de préparer l'avenir, en un mot de se battre. La LPM est clairement l'un de ces moyens, peut-être le plus important. C'est une responsabilité collective de s'assurer que dans dix ans nous ne serons pas dépassés, là où aujourd'hui nous sommes leader européen, où nous comptons parmi les leaders mondiaux et sommes même parfois le leader mondial.
La position de Thales est aujourd'hui sans équivalent en Europe. Quel autre grand groupe peut se prévaloir d'avoir un prix Nobel dans ses murs, en l'occurrence le physicien Albert Fert ? Dans les radars, les sonars, les charges utiles de satellite, les radiocommunications et les grands systèmes de commandement, seuls les Américains font jeu égal avec nous.
Nous maîtrisons un ensemble de technologies uniques, qui nous permettent de servir l'autonomie et l'ambition stratégiques de la France.
Nous sommes d'abord au coeur de la dissuasion nucléaire. C'est Thales qui fabrique et garantit l'intégrité des systèmes de communication dont dépendent les plates-formes et les vecteurs des deux composantes de la dissuasion nucléaire, océanique et aéroportée. D'une façon plus générale, je crois qu'il n'y a pas de grand système d'armes ou de défense en service dans les armées qui ne soit littéralement « innervé » par des équipements, des logiciels ou des solutions provenant de Thales.
Nous sommes donc très conscients de nos responsabilités, et attentifs à l'évolution du contexte stratégique. Nous partageons l'analyse des menaces identifiées par le Livre blanc, en particulier la prise en compte de l'ampleur de la menace « cyber ». Nous sommes en accord avec les orientations de la LPM concernant les programmes prioritaires – la dissuasion, le renseignement, le renforcement de la cybersécurité, le spatial et les drones.
Ces priorités sont cohérentes avec nos propres priorités et sont au coeur de nos métiers : la sécurité des communications, les systèmes de commandement, les senseurs terrestres, navals, aéroportés et spatiaux – présents dans toutes les technologies, de l'optronique au radar.
Dans ce contexte, nos attentes sont liées aux réponses que le Gouvernement et la Représentation nationale, à travers la LPM et les lois de finances successives, seront en mesure d'apporter à trois grands enjeux.
Le premier enjeu, c'est bien sûr l'emploi et le maintien des savoir-faire technologiques : Thales en France, ce sont 35 000 hommes et femmes – sur 65 000 dans le monde, répartis sur 48 sites, en région parisienne, dans d'autres grandes agglomérations comme Bordeaux, Brest, Toulouse et Nice, ainsi que dans des villes comme Brive-la-Gaillarde, Laval, Vendôme, Cholet, Châtellerault, Valence, et j'en oublie.
Comme tous nos concurrents, nous sommes présents dans de nombreux pays et participons à la compétition mondiale. Mais la France reste le moteur du groupe. Les activités de défense y représentent 65 % du chiffre d'affaires de Thales. Nous faisons en France 60 % de la recherche et développement (R&D) du groupe, et 70 % de la recherche amont – que l'on appelle recherche et technologie, ou R&T.
Pour deux euros produits en France, un euro est exporté. Avec un effet positif supplémentaire sur les sous-traitants qui nous accompagnent à l'export.
Coopérant étroitement avec Thales, près de 4 000 petites et moyennes entreprises (PME) françaises forment en effet un réseau dense de fournisseurs ; notre sous-traitance industrielle représente 1,5 milliard d'euros par an, dont 75 % est réalisé dans notre pays. J'ai manifesté le soutien de Thales aux PME en signant en février, avec le ministre Jean-Yves Le Drian, la « charte PME » du ministère de la Défense.
Nous avons pleinement conscience de ce que le ministère de la Défense cherche à ne pas sacrifier l'effort de préparation de l'avenir, en essayant de maintenir les crédits destinés aux études amont à un montant proche de son niveau actuel, soit 730 millions d'euros par an.
Mais cela sera-t-il suffisant pour maintenir certaines compétences industrielles critiques déjà fragilisées, notamment par des retards dans les lancements de programme concernant les radars, les savoir-faire liés à la défense anti-missiles balistiques, l'observation spatiale et l'acoustique sous-marine ? Il y a lieu d'être préoccupé.
Deuxième sujet, sur lequel je crois que vous avez déjà entendu ces derniers jours nombre de commentaires : la continuité des programmes et la pérennité des ressources. Je joins la voix de Thales à cette expression publique.
La LPM garantit certes la poursuite ou le lancement des grands programmes déjà présents dans la LPM précédente, ce qui est en soit positif. Mais l'inquiétude réside dans le fait qu'aucune LPM n'a été intégralement respectée jusqu'ici.
Dans l'exécution, aurons-nous tous les crédits de paiement attendus ? Nous sommes préoccupés des pressions qui s'exercent chaque année pour revenir sur les engagements pris au plus haut niveau.
Nous devons prendre en compte trois risques supplémentaires : l'incertitude sur la réalisation des recettes exceptionnelles, pour lesquelles les prévisions ont été fixées à un niveau particulièrement élevé – 6,1 milliards d'euros – et les écueils budgétaires que sont les surcoûts liés aux opérations extérieures (OPEX) et les incertitudes quant à nos performances à l'export.
La pratique actuelle préoccupe déjà Thales : nous atteignons la fin 2013 avec une accumulation record de programmes en attente de notification : CONTACT, rénovation des Atlantique 2, pod de désignation laser de nouvelle génération (PDL-NG), RAFALE F3R, satellite CERES, radars (SCCOA 4). Avant même que la prochaine LPM ait commencé, nous courons déjà le risque de reports de charges de 2013 sur 2014 qui pèseront sur les capacités de financement en 2014, dès l'ouverture de l'exécution budgétaire.
Ceci m'amène à évoquer la situation sociale de l'entreprise : nous sommes déjà rentrés dans une période d'adaptation des effectifs.
La situation actuelle, où les commandes sont déjà très en deçà de nos attentes, pèse sur la charge de travail. Nous disposons depuis avril 2013 d'un instrument de dialogue social : un accord-cadre, signé avec les organisations syndicales, qui nous permet d'anticiper et de prévenir les sous-charges. Nous avons déjà commencé, avec les partenaires sociaux, à discuter des modalités des baisses d'effectifs sur certains sites.
L'export et le développement international sont le troisième enjeu, et plus qu'un enjeu, une priorité absolue dans la stratégie du groupe Thales.
Il faut aller chercher la croissance là où elle est : en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique latine et en Afrique. Thales dispose déjà de références commerciales de premier plan. Les bonnes nouvelles récentes concernant l'export – au Brésil et aux Émirats arabes unis notamment, grâce au fort soutien du gouvernement français – ne doivent pas masquer la dureté de la concurrence. Le soutien de l'État et de la Représentation nationale nous est absolument indispensable. Les succès que je viens d'évoquer sont l'illustration de l'efficacité de « l'équipe de France export » ; je tiens ici à exprimer toute ma reconnaissance au Président de la République et au ministre de la Défense, qui ne ménagent pas leur peine pour nous apporter leur soutien, et à tous ceux d'entre vous qui sont amenés à jouer un rôle dans cette grande bataille de l'export.
Soyons clairs sur les inquiétudes que peuvent susciter les transferts de technologies : c'est un faux dilemme. Les partenariats locaux sont aujourd'hui une condition nécessaire du succès. En établissant ces coopérations, avec toute la prudence nécessaire, nous servons l'emploi en France. Un contrat d'export majeur peut représenter plusieurs milliers d'emplois sur plusieurs années dans notre pays, pour Thales et ses sous-traitants.
Sur la période de la LPM, certains contrats, s'ils se matérialisent, auront pour notre groupe une dimension structurante. Nous faisons partie de l'équipe Rafale en Inde, fédérée par Dassault Aviation, qui conduit les discussions pour répondre au mieux aux attentes du client indien. Nous sommes confiants.
Je souhaite évoquer pour terminer quelques programmes qui revêtent une importance de premier plan pour nous, compte tenu des enjeux évoqués plus haut – emploi, savoir-faire technologique, export.
En ce qui concerne les capacités aériennes et aéroportées, le nouveau standard de Rafale (dit « Rafale F3R ») représente un saut qualitatif pour l'avion, et chacun mesure bien l'importance de cette évolution pour son potentiel d'exportation. Cela permettra aussi d'amorcer la préparation du futur système de combat aérien (démonstrateur F-CAS). À partir de fin 2018, il existe cependant un risque d'interruption de la production si les perspectives d'exportation ne se concrétisent pas. Nous entrerions alors dans une période de grande incertitude pour toute la filière Rafale.
Ensuite, le lancement du programme de rénovation de l'Atlantique 2 (ATL2) est attendu depuis plusieurs mois. C'est un projet très important pour la préservation des compétences en matière de radars, de lutte anti sous-marine et d'acoustique, et pour la préparation des nouvelles générations de capteurs essentiels à notre compétitivité export.
Enfin, nous sommes prêts à lancer les travaux sur la première tranche du programme, attendue cette année, du pod de désignation laser de nouvelle génération (PDL-NG). Il procurera à la France une avance technologique dans le domaine de l'optronique aéroportée et un outil de grande précision au service de l'armée de l'air, désormais indispensable dans le contexte des opérations présentes et futures.
Concernant la politique française en matière de drones, Thales propose aujourd'hui, avec la filière Watchkeeper, une solution de drone tactique, dont l'entrée en service est imminente chez nos alliés britanniques. C'est un exemple qui permettrait dans des délais rapides à la France de se doter d'une réponse pragmatique et européenne, à un besoin vérifié dans toutes les opérations récentes. Français et Britanniques pourraient bénéficier de la mise en commun de la doctrine, de la formation et du soutien, partager les coûts d'évolution, tout en conservant la possibilité d'un emploi opérationnel autonome. Ce serait un vrai coup d'accélérateur à la force expéditionnaire franco-britannique conjointe prévue par les accords de Lancaster House.
Ce système nous paraît parfaitement adapté aux besoins de l'armée de terre pour un coût correspondant aux hypothèses budgétaires de la LPM. Il sera en outre bientôt le seul drone européen certifié pour l'insertion dans un trafic aérien civil dense. Watchkeeper n'a pas la prétention de tout faire en matière de drone mais a le mérite d'être disponible, facteur d'économies, issu d'une chaîne d'approvisionnement européenne, et sous le contrôle exclusif de nos forces, ce qui représente quatre atouts importants.
Sur la question du drone de moyenne altitude et de longue endurance (MALE), nous sommes prêts à faire des propositions sur le système transitoire – je veux parler de la « francisation » du Reaper – et, à terme, sur un système européen, si une décision est prise dans ce sens. Sur les deux enjeux-clé que sont, d'une part, les charges utiles, et d'autre part, la question de l'insertion dans le trafic aérien, nous disposons de solutions qui ont vocation à faire partie de l'offre française et européenne.
Enfin, nous préparons déjà, à l'horizon de la fin de la décennie, les travaux de développement du futur système de combat aérien.
En matière de détection, de Command and control (C2) et de défense aérienne, après les décisions de report prises en 2010, il est aujourd'hui urgent de renouveler la gamme de radars de contrôle aérien sur lesquels repose le pilier détection du système de commandement des opérations aériennes. Une première acquisition urgente de six radars fixes et de quatre radars tactiques est attendue. Pour assurer une couverture optimale, six autres radars fixes devraient suivre en 2015.
Permettez-moi de souligner l'enjeu du maintien des compétences pour Thales dans le domaine du radar multi-fonctions et multi-missions. C'est particulièrement vrai dans le domaine naval, où nous proposons le radar multifonctions à panneaux fixes SF500 pour les frégates de défense antiaérienne. Il est très difficile aujourd'hui de proposer des frégates à l'exportation sans mise à niveau préalable des systèmes électroniques, dont certains, pour la conception, remontent à plus d'une décennie.
J'en viens à la défense aérienne et anti-missile de moyenne portée. Très peu de pays maîtrisent ces technologies. Thales est l'architecte du système d'arme et un acteur-clé de la filière missile. Pour préserver cette capacité et l'adapter au contexte stratégique, nous nous préparons aujourd'hui au lancement prévu d'ici mi-2014 d'un nouveau programme en coopération, comprenant le missile B1NT, dont l'objectif sera d'augmenter les capacités opérationnelles anti-balistiques des systèmes terrestre et naval. Il manque cependant encore au système un radar associé de veille et de surveillance de l'espace aérien pour être efficace sur la partie antimissile balistique. Thales propose le GS 1000, dont le besoin pour la France est vital, et la demande de certains de nos alliés déjà manifeste.
J'en viens maintenant à l'espace. En tant que principal maître d'oeuvre des satellites d'observation, de renseignement d'origine électromagnétique et de télécommunications militaires, nous sommes parfaitement en ligne avec l'analyse et les programmes prévus par la LPM. Pour le système de renseignement spatial CERES comme pour le système de télécommunications spatiales COMSAT de nouvelle génération (NG), nous sommes prêts à répondre au besoin de continuité de service. S'agissant de COMSAT-NG, je souhaite souligner qu'il y a sur ce programme à la fois un enjeu de coopération (avec l'Italie) et un fort enjeu export, compte tenu de l'accroissement des besoins alliés et mondiaux. Les récents succès de Thales à l'export, aux Emirats arabes unis, montrent l'importance de cette filière.
Enfin, en matière de radiocommunications, le programme CONTACT, lancé mi-2012, sera le centre nerveux et le support technologique de la numérisation du champ de bataille. Il assurera une avance technologique sur la radio logicielle qui permettra à Thales de maintenir sa place de leader européen dans le domaine des radiocommunications tactiques, avec un fort potentiel d'exportation – près de 40 pays. Après la première tranche lancée mi-2012, la nouvelle tranche du programme CONTACT est attendue sans délai pour conserver nos parts de marché.
Pour finir, je mesure bien la difficulté qui est la vôtre, et celle du Gouvernement, pour trouver le bon point d'équilibre.
Il y a d'un côté la réponse aux défis d'aujourd'hui – les opérations, les incertitudes du contexte stratégique, une pression budgétaire sans précédent – et de l'autre, les contraintes de l'industrie – la compétition mondiale, la longueur des cycles d'investissement, la fragilité des compétences, les risques technologiques. Il est difficile de les faire converger.
Je crois que le dialogue que nous avons noué avec l'Etat et la Représentation nationale, autour de la conduite des grands programmes et de notre développement international, nous aide à avancer vers les bonnes solutions. Cette coopération est essentielle à la poursuite du développement du groupe dont j'assume la direction. Notre stratégie d'entreprise nous amène à capitaliser sur la confiance de notre grand client français et à compléter l'amortissement des lourds investissements nécessaires par la croissance des exportations.