Intervention de Christian Kert

Séance en hémicycle du 3 octobre 2013 à 9h30
Non-intégration de la livraison dans le prix unique du livre — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristian Kert, rapporteur de la commission des affaires culturelles et de l’éducation :

Monsieur le président, madame la ministre de la culture et de la communication, monsieur le président de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, mes chers collègues, nous venons parler d’une loi pour ainsi dire « culte » – la loi Lang – votée par un Parlement unanime, et désormais érigée, en quelque sorte, au rang de patrimoine commun par tous les acteurs de la chaîne du livre, et ce à l’occasion de l’examen d’une proposition de loi présentée par le président du groupe UMP, M. Christian Jacob, par M. Hervé Gaymard, également présent, par M. Guy Geoffroy et par moi-même.

Cette loi, rappelons-le, limitait la concurrence par les prix et obligeait les détaillants à fixer le prix de vente au public à un niveau compris entre 95 et 100 % du prix fixé par l’éditeur. Elle poursuivait trois objectifs : l’égalité des lecteurs devant le prix du livre, la préservation d’un réseau dense de librairies partout sur le territoire et la préservation de la diversité de la production éditoriale. Souvenons-nous qu’elle a été votée dans un contexte marqué par l’offensive, sur le marché du livre, de grandes surfaces généralistes et spécialisées, qui proposaient des rabais de l’ordre de 20 à 40 %, lesquels rabais risquaient d’entraîner la disparition des librairies traditionnelles.

La loi Lang a mis bon ordre à ces pratiques et son bilan s’est avéré et s’avère toujours positif : elle a permis le maintien d’un réseau dense et diversifié de librairies ; l’offre éditoriale, à en juger par le nombre de titres nouveaux proposés chaque année, est demeurée très riche ; et l’évolution du prix du livre reste dans les limites de celle de l’indice des prix à la consommation.

Pour être clair et schématique, sur la base de cette réflexion, cinq points me paraissent devoir être examinés : le nouvel environnement du livre, les éléments nouveaux nés de ce contexte, la question de savoir s’il existe des éléments constitutifs d’une concurrence déloyale – nous répondons : oui –, la question de savoir ce que l’on peut faire pour lutter contre cette déloyauté, et enfin l’indispensable travail de toilettage législatif à conduire, comme le propose cette proposition de loi.

Première réflexion : le nouvel environnement du livre. Trente ans après la loi Lang, le marché du livre, comme celui des biens culturels en général, connaît de profondes évolutions, avec le développement du numérique, notamment des services numériques et du commerce en ligne. La vente en ligne de livres imprimés est actuellement la forme la plus dynamique du marché du livre : alors qu’elle ne représentait que 3,2 % du marché du livre en 2003, elle a atteint 13,1 % en 2011. Quels sont les enjeux induits par ce nouvel environnement ? Le développement de nouveaux canaux de distribution des livres soulève d’abord un premier enjeu lié à la défense des intérêts des créateurs : l’accès aux contenus ne doit pas, à terme, être contrôlé par un petit nombre de plateformes globales et internationales, qui seraient alors en mesure d’imposer leurs conditions, ce que nous voulons à tout prix éviter. Dans ce contexte de croissance du commerce de biens culturels en ligne, il convient également de promouvoir le développement de ce qu’on pourrait appeler un écosystème de services français et européens, composé de petits acteurs indépendants spécialisés dans des « niches », mais aussi de champions à vocation internationale. Il y a là un deuxième enjeu, en termes de revenus et d’emplois.

Enfin, à la diversité des canaux de distribution s’attachent également des enjeux de diversité culturelle et de richesse de la production éditoriale. De nombreuses études économiques ont tenté de mesurer l’impact du développement des services numériques sur la diversité culturelle. Le rapport que vous avez demandé à Pierre Lescure, madame la ministre, en donne un petit aperçu – j’imagine que vous l’évoquerez.

Deuxième grande réflexion : dans ce contexte, plusieurs éléments doivent être rappelés. En premier lieu, le marché de la vente en ligne de livres imprimés est dominé par un grand acteur, que nous avons bien entendu auditionné, l’américain Amazon. On estime qu’il détient 70 % des parts de marché de la vente en ligne de livres imprimés. Or, quiconque a acheté des livres sur Amazon – et nous en sommes probablement – sait que, contrairement à une librairie traditionnelle, si l’on y vient sans idée précise de ce qu’on veut lire, on a de fortes chances de repartir avec un best-seller ou une nouveauté de la rentrée littéraire. Que surtout l’on ne nous fasse pas dire, comme certains ont pu en avoir la tentation, qu’Amazon participerait d’un appauvrissement de l’offre culturelle : nous n’avons jamais dit cela.

Deuxième élément de ce contexte : sur ce marché de la vente en ligne de livres imprimés, les librairies indépendantes ne parviennent pas, pour l’instant, à trouver leur place. La capacité des libraires à investir dans les moyens de leur modernisation demeure, pour certains d’entre eux, très limitée, voire nulle, d’autant que le retour sur investissement peut s’avérer très faible dans un premier temps. Nous le savons bien, plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ces difficultés, à commencer par la situation tendue que connaissent les libraires indépendants, du fait du poids des loyers, des charges de personnel, du coût des stocks. Deuxième raison fondamentale : on ne peut évoquer la situation florissante d’Amazon et les difficultés des libraires indépendants sans aborder la question fiscale. Tous les détaillants, traditionnels ou en ligne, ne sont pas dans la même situation pour affronter la concurrence sur internet : en effet, Amazon – pour reparler de cette société –, comme d’autres géants de l’économie numérique, pratique une politique d’optimisation fiscale systématique, qui a pour objet et pour effet de minimiser son taux d’imposition – nous connaissons bien cela. Selon la Fédération française des télécommunications, Google, Amazon, Apple et Facebook dégageraient entre 2 et 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, mais ne verseraient chacun, en moyenne, que 4 millions d’euros par an au titre de l’impôt sur les sociétés. De plus, à cette concurrence fiscale déloyale s’ajoute une concurrence par les prix contraire à l’esprit de la loi du 10 août 1981.

Troisième grande réflexion : en quoi la gratuité des frais de port constitue-t-elle une concurrence sur les prix ? Il suffit, pour s’en convaincre, de rechercher, sur les sites de commerce en ligne, quels sont les frais de livraison pratiqués : pour prendre l’exemple d’un site de vente en ligne très connu, les frais de port y sont gratuits pour les livres, sans minimum d’achat, tandis que pour tous les autres produits – tels les vêtements – vendus sur ce site, les frais de port s’élèvent à près de 3 euros pour les achats d’un montant inférieur à 15 euros, et sont gratuits au-delà. Voilà ce qui est important dans notre raisonnement : les frais de port s’intègrent clairement dans une stratégie de différenciation par les prix, stratégie qui se décline, produit par produit, en fonction – on l’imagine – de considérations économiques.

Quatrième réflexion : que faire pour lutter contre cette concurrence déloyale ? En matière fiscale, de timides avancées permettent d’espérer une moindre intensité de la concurrence d’ici quelques années. Nous pensons notamment, madame la ministre, à la directive communautaire qui permettra d’ici 2015 d’assujettir les entreprises à la TVA, non dans le pays d’implantation mais dans le pays où les biens sont consommés. En revanche, aucune réponse n’a été apportée au problème de la concurrence par les prix que la loi Lang souhaitait contenir et que les vendeurs en ligne essaient de réintroduire. Vous-même, madame la ministre, vous avez pris acte, à l’occasion des Rencontres nationales de la librairie en juin dernier, de la nécessité d’interroger le principe de la gratuité des frais de port offerte par les sites de commerce en ligne. Voilà sans doute pourquoi vous nous proposerez d’amender la proposition de loi.

Cinquième et dernière réflexion : un indispensable travail législatif de toilettage, que nous avons entrepris par le dépôt de cette proposition de loi. En 1981, le législateur ne pouvait prévoir à quels défis nous serions confrontés dans l’univers numérique, mais il avait tout de même prévu que, lorsqu’un client désire acheter, en librairie, un ouvrage ne figurant pas dans le stock du libraire, le service de commande est gratuit : la loi de 1981 dispose en effet que le service de commande à l’unité est gratuit. Toutefois, la loi a prévu que les prestations exceptionnelles demandées par le client dans le cadre de ce service de commande à l’unité, par exemple la commande directement à l’étranger ou l’emploi de procédés de transmission plus rapides que ceux habituellement utilisés, peuvent justifier une rémunération exceptionnelle. Dès lors, le coût de ces prestations est facturé au client et vient s’ajouter au prix du livre.

Comme je l’avais dit en commission, la loi sur le prix unique du livre fait partie de ces monuments législatifs auxquels on ne saurait toucher que d’une main assez hésitante. J’avais à ce point raison que la majorité de la commission, monsieur le président de la commission, a refusé que celle-ci rende des conclusions sur la présente proposition de loi. Le rapporteur que je suis ne peut donc vous indiquer, au nom de la commission dont il est le porte-parole, s’il vous est demandé d’adopter ou de rejeter le présent texte.

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