Le sujet principal de l'audition est la préparation du Conseil européen des 24 et 25 octobre prochains : un volet consacré à l'économie numérique est inscrit, pour la première fois, à l'ordre du jour de cette réunion des chefs d'État et de gouvernement. Il s'agit de fixer les objectifs qui seront assignés à la Commission européenne pour les prochains mois, sans différer la réflexion.
La France a diffusé, mi-septembre, un « non-papier » en quatre volets pour tenter d'influencer l'ordre du jour et les conclusions du Conseil.
Son premier chapitre a trait à la politique industrielle et à la vision stratégique à adopter en matière d'économie numérique, afin de constituer un environnement propre à structurer son développement.
Le deuxième volet porte sur l'égalité de traitement – c'est l'idée de level playing field – entre tous les acteurs du numérique, en termes de régulation, de droit de la concurrence, de protection des données personnelles et de fiscalité.
Le troisième point est consacré aux moyens de créer la confiance en l'économie numérique, notamment quand il est question de transférer des données personnelles vers les pays où le niveau de protection est inférieur au nôtre.
Enfin, nous souhaitons voir abordée la question de la place de l'Union européenne dans les instances mondiales de la gouvernance de l'Internet.
Notre travail se poursuit pour obtenir des avancées sur tous ces sujets dans les projets de conclusions du Conseil européen. Après la diffusion de notre contribution, le Royaume-Uni a également publié un « non-papier », principalement orienté sur le marché des services et celui des télécommunications. La Commission européenne a aussi élaboré une contribution, qui fait la part belle au marché intérieur – avec des mesures en faveur des consommateurs – et au marché des télécommunications ; ce document nous paraît très insuffisant car, hormis le Partenariat européen de l'informatique en nuage, ne comporte aucune mesure destinée à faire émerger des entreprises du numérique.
Pour ce Conseil européen, le Gouvernement a plusieurs objectifs. Nous souhaitons élargir la vision européenne du numérique au-delà des seules télécommunications, mais aussi dresser le constat de l'échec collectif de quinze années de politique numérique européenne.
Cette politique, reposant excessivement sur la recherche fondamentale et insuffisamment sur l'innovation et les écosystèmes, ne nous a pas permis de faire prospérer les start-up européennes du secteur. Il faut aussi en finir avec l'inégalité persistante de traitement qui se traduit par une sur-régulation des opérateurs de télécommunications, tandis que les entreprises over-the-top – les géants du secteur – ne sont pratiquement soumises à aucune contrainte, ni en termes de régulation ni en termes de contenus.
Le Conseil européen devra aussi traiter de fiscalité, sujet qui commence seulement à être abordé alors qu'il s'agit d'un élément structurant dans la compétition mondiale. L'exemple type est celui du commerce électronique : les marges étant très faibles, l'évasion fiscale pratiquée par Amazon lui permet de gagner facilement des parts de marché en Europe. Enfin, je l'ai dit, la protection des données personnelles est un facteur essentiel pour restaurer la confiance des Européens dans l'économie numérique.
Les enjeux de ce Conseil européen sont donc multiples. La France peut prendre des initiatives et je m'y emploie, mais, dans la compétition mondiale, l'Europe est le bon niveau d'intervention pour ce secteur. Le marché unique qui, avec ses 500 millions d'utilisateurs, est plus important en volume que le marché américain, offre aux acteurs européens de l'économie numérique la masse critique qui leur est nécessaire pour grandir ; par ailleurs, les outils de financement, de normes et d'achats publics ne sont pertinents qu'à cette échelle.
Construire le cadre européen adéquat pour le numérique prendra du temps. Il a fallu quinze années et quatre « paquets » législatifs pour bâtir le cadre du secteur européen des télécommunications, et l'unification réelle du marché européen du numérique passe par la mise en oeuvre de dizaines de directives – certaines passées, d'autres à venir. Cette démarche impose de lourdes contraintes aux opérateurs européens, qui risquent de provoquer des blocages et de limiter leur croissance à court terme. Nous devons garder ces considérations à l'esprit au moment de construire ce cadre communautaire car nous ne pouvons-nous permettre d'attendre dix ans pour tirer les bénéfices du marché unique. Aujourd'hui, la réglementation européenne prend insuffisamment en compte la dimension industrielle. Certains de nos partenaires, y compris les plus libéraux, partagent cette opinion : la réglementation européenne, élaborée dans une perspective de très long terme, fait l'impasse sur la dimension économique de court terme, enclenchant un cercle vicieux susceptible d'obérer les perspectives d'avenir.
La route vers le marché numérique unique qu'il nous faut tracer doit accompagner la croissance des entreprises européennes. La session du Conseil européen consacrée au numérique doit être l'occasion de bâtir cette stratégie en privilégiant des actions tournées vers les technologies et l'innovation, et en rééquilibrant les obligations de tous les acteurs de la chaîne de valeur – ce qui signifie qu'il nous faut prendre garde de ne pas imposer de trop fortes obligations aux acteurs européens tout en laissant les acteurs non européens libres de toute contrainte.
Nous souhaitons, je vous l'ai dit, que la réflexion sur l'économie numérique ne s'arrête pas aux télécommunications ; de nombreux pays partagent ce souhait. Nous voulons aussi que l'accent soit mis sur la croissance des entreprises pour créer les champions européens de demain. Les questions qui fâchent – le programme Prism, la fiscalité, le transfert des données personnelles – sont aussi le symptôme de l'échec des Européens à faire émerger les entreprises de taille critique aptes à concurrencer les multinationales américaines et à devenir des leaders mondiales. Pour recouvrer une souveraineté numérique et ne plus être seulement les consommateurs passifs d'intelligence, de biens et de services produits ailleurs, les Européens doivent donc guérir à la fois les symptômes et la racine du mal.
Se donner les moyens de bâtir ces entreprises de taille critique suppose de renforcer le capital-développement à l'échelle européenne. Aujourd'hui, les start-up européennes qui cherchent à financer leur développement sont contraintes de se tourner vers des fonds de capital-risque américains. L'industrie européenne du capital-risque n'est pas assez puissante. La comparaison est cruelle pour nous : en matière de levée de fonds, le rapport entre l'Union européenne et les Etats-Unis atteint 1 pour 8, avec un ticket moyen trois fois inférieur en Europe à ce qu'il est aux Etats-Unis. C'est pourquoi beaucoup de nos start-up à la recherche de fonds propres se font racheter par des entreprises de la Silicon Valley. Il nous faut donc créer des fonds de fonds paneuropéens adossés à la Banque européenne d'investissement.
Nous devons aussi utiliser le levier de l'achat public, comme le font les États-Unis, en créant une place de marché européenne pour permettre à nos PME d'accéder plus facilement à une première référence et leur donner des débouchés. Le sujet a déjà été abordé au niveau européen mais nous souhaitons y revenir pendant le Conseil européen.
Il convient encore de lancer une initiative dans le big data, grande révolution industrielle à venir qui demande des infrastructures considérables et donc une coopération européenne.
Le Conseil européen devra aussi aborder la régulation des plateformes au niveau européen. En position dominante, elles sont devenues un passage obligé pour accéder à des services ou à des informations sur l'Internet. Une réglementation uniforme doit être appliquée à tous les acteurs, européens ou non, dès lors qu'ils exercent des activités en Europe. Les mêmes règles et les mêmes obligations doivent valoir pour tous, par exemple en matière de portabilité des données. Tous les pays que nous avons consultés à ce sujet jugent cette régulation prioritaire.
Enfin, alors que la dernière directive relative aux frais d'itinérance n'est pas encore complètement appliquée, il faut se garder d'alourdir la régulation des télécommunications par un nouveau paquet. Nombre de mes homologues pensent, comme moi, qu'il y a une incohérence entre les objectifs affichés dans la proposition de directive de Neelie Kroes, qui vise d'une part à favoriser les investissements des opérateurs de télécommunications pour accélérer le déploiement du très haut débit, d'autre part à réduire à néant les frais d'itinérance en Europe. Poursuivre dans cette voie irait contre notre intérêt en fragilisant considérablement les opérateurs européens, les exposant ainsi au risque d'OPA par des concurrents de pays tiers. Il ne s'agit pas de protectionnisme mais d'une vigilance souhaitable, les infrastructures considérées étant des équipements sensibles.
Tels sont les objectifs sur lesquels la France a mis l'accent en préparant ce Conseil européen. Notre travail se poursuit, et je me félicite de l'initiative que vous avez prise d'élaborer une proposition de résolution européenne. Ce texte enrichira le débat et renforcera la position française.