Je vais vous donner les éléments que vous êtes en droit d'attendre, dans le cadre fixé par l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 et par l'article 11 du code de procédure pénale, qui m'astreint au respect du secret des investigations et de l'instruction.
Je commencerai par dire quelques mots du fonctionnement du parquet de Paris, ainsi que des règles qui ont été appliquées aux relations qu'il entretient avec le parquet général et avec la chancellerie.
Pour toutes les affaires que l'on peut qualifier de sensibles, le parquet de Paris, comme tous les autres, est amené à renseigner le parquet général, qui est à son tour tenu de transmettre certaines informations à la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Il s'agit des affaires significatives, à fortes retombées médiatiques ou qui ont du sens en termes de fixation de la politique pénale. Ces informations fournies par le parquet au parquet général sont nombreuses et précises ; elles doivent être mises à disposition rapidement.
Le procureur général, destinataire de ces informations, a un rôle d'analyse : il indique à la DACG s'il partage l'analyse et les orientations du procureur de la République. Ces informations ont surtout pour rôle de nourrir le dialogue institutionnel qui doit exister au sein du ministère public : le procureur de la République a des pouvoirs de direction de l'action publique ; parmi ceux du procureur général figure celui de donner des instructions positives, de poursuite, aux procureurs.
Dans la conduite de ce dossier, le parquet de Paris n'a eu de relations qu'avec le Parquet général ; il n'y a eu, à aucun moment, aucune instruction d'aucune sorte. J'ai toujours pris mes décisions après analyse et réflexion, avec mes collègues de la section financière, et toujours après avoir respecté les règles du dialogue institutionnel que j'évoquais, et qui doivent exister entre un procureur et son procureur général. J'ai donc toujours indiqué à mon supérieur hiérarchique quelles étaient mes intentions, afin qu'il soit toujours en mesure de faire valoir son point de vue, et éventuellement de donner des instructions positives, ce qui n'est pas arrivé.
Les renseignements donnés au parquet général l'ont été sous des formes diverses : compte rendu téléphonique, courriel, rapports écrits. La DACG, après l'ouverture de l'enquête, nous a demandé quels seraient les actes et les investigations qui nous paraissaient nécessaires dans ce dossier. Nous avons répondu, mais les calendriers n'ont la plupart du temps pas été indiqués à l'avance. En particulier, aucun élément sur les actes importants n'a été donné avant leur réalisation, notamment s'agissant des perquisitions ; le Parquet général n'en a jamais été informé à l'avance. Les comptes rendus sont intervenus après, le plus souvent sous la forme de courriers électroniques contenant des résumés de la teneur des auditions ou des éléments recueillis lors des perquisitions. Il n'y a eu, je l'ai dit, aucune instruction individuelle dans ce dossier.
L'affaire qui nous occupe trouve son origine dans la publication par Mediapart, le 4 décembre 2012, d'un article intitulé « Le compte suisse du ministre du budget Jérôme Cahuzac ». Le 6 décembre, à la suite d'une transmission par le directeur de cabinet de Mme la garde des sceaux, la directrice des affaires criminelles et des grâces saisit le procureur général de Paris d'une dépêche demandant l'engagement de poursuites du chef de diffamation publique contre le directeur de la publication de Mediapart, en application de l'alinéa 1er bis de l'article 48 de la loi du 29 juillet 1881, qui prévoit que si la diffamation est dirigée contre un membre du Gouvernement, la poursuite ne peut avoir lieu que si la demande a été adressée au garde des sceaux, à charge pour celui-ci de saisir le parquet général compétent. Or, à notre sens, il s'agissait là d'une diffamation non pas contre un ministre mais contre un particulier, puisqu'à l'époque des faits, M. Cahuzac n'était pas membre du Gouvernement. Contrairement à l'analyse de la DACG et au regard de la jurisprudence de la dix-septième chambre du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, spécialisée en matière de presse, nous avons estimé qu'il s'agissait d'une diffamation publique envers un particulier, et que le visa dans la plainte de l'alinéa 1er bis de l'article 48 pouvait constituer une confusion, voire le moment venu une cause de nullité des poursuites, dans le cas où l'affaire serait venue devant le tribunal correctionnel. Nous avons alors pris l'initiative de requalifier l'affaire et de ne viser que les articles strictement utiles à la poursuite d'une diffamation publique envers un particulier.
Nous avons donc établi un soit-transmis articulant les faits reprochés, interrompant la prescription et saisissant les services de police, en l'occurrence la brigade de répression de la délinquance contre la personne de la Direction de la police judiciaire de Paris, pour qu'elle procède à une enquête préliminaire.
La polémique, vous le savez, a continué, Mediapart maintenant ses accusations et distillant régulièrement de nouveaux éléments de nature à les accréditer.
Le 18 décembre 2012, M. Cahuzac dépose, entre les mains du doyen des juges d'instruction de Paris, une plainte avec constitution de partie civile du chef de diffamation publique contre un particulier, délit puni par les articles 23, 29 et 32 de la loi sur la presse. Le parquet, à qui cette plainte est communiquée, prend un réquisitoire introductif le 15 février et fait ce que l'on fait toujours dans ce cas de figure : une enquête étant déjà lancée, nous avons demandé aux services de police de nous retourner la procédure d'enquête préliminaire, ce qui a été fait le 19 février ; nous avons immédiatement joint la procédure d'enquête préliminaire à la procédure d'instruction, l'adressant au juge d'instruction, puisque celui-ci était désormais seul compétent pour instruire ces faits.
En matière d'infractions à la loi sur la presse, il est essentiel de bien se rappeler que ces enquêtes ne visent jamais à déterminer la vérité ou la fausseté des faits allégués, mais seulement à s'assurer de l'identité de l'auteur incriminé et, pour la presse, de l'identité du directeur de la publication, ainsi que des domiciles de ces personnes, afin de pouvoir leur délivrer le cas échéant une citation à comparaître.
La loi ne permet donc pas au juge d'instruction de rechercher si les faits dénoncés ou relevés comme diffamatoires sont vrais ou faux : vous le savez certainement, la loi sur la presse dispose que seule la juridiction de jugement peut se prononcer sur ce point, et seulement lorsque le prévenu a été admis à rapporter la preuve la vérité des faits selon les modalités prévues à l'article 55 de cette loi. La preuve des faits ne peut donc résulter que d'un débat contradictoire, qui ne peut pas avoir lieu devant une juridiction d'instruction mais seulement devant une juridiction de jugement.
Nous nous trouvions donc face à un vrai problème : les allégations de Mediapart donnaient lieu à un débat public, mais le fond de ce débat ne pourrait être judiciairement évoqué avant le premier trimestre 2014, compte tenu des délais d'audiencement actuels devant la dix-septième chambre correctionnelle du TGI de Paris.
Le parquet était bien sûr conscient de cette situation : j'avais commencé à me demander s'il fallait agir, et comment. En restant inactifs, nous prenions le risque de faire apparaître le parquet de Paris comme faisant obstacle à la manifestation de la vérité ; or la justice est plutôt là pour aboutir au résultat inverse… Je suis donc parti en congés de Noël avec le dossier.
Le 27 décembre, j'ai lu sur ma messagerie électronique un courriel envoyé à douze heures quatre par M. Edwy Plenel, courriel rendu public peu après, et qui me demande de confier à un juge indépendant les investigations qu'appellent les informations qu'il détenait. Ce courriel va très loin : M. Plenel s'érige en conseiller technique, en me suggérant de confier ces investigations à M. Daïeff, vice-président chargé de l'instruction à Paris, déjà saisi d'une procédure d'information mettant en cause les pratiques de démarchage bancaire illicite et de blanchiment de la banque UBS.
À ce moment, je pouvais ne rien faire et faire dire à Mediapart qu'il lui appartiendrait d'apporter la preuve de ses allégations lors du procès en diffamation – procédure la plus habituelle, puisque le parquet, en général, ne prend pas partie dans ces affaires. Je pouvais aussi diligenter une enquête, mais alors sur quels fondements ?
Sur la fraude fiscale, le parquet ne pouvait rien faire puisqu'une plainte du ministre du budget, après avis conforme de la commission des infractions fiscales, est nécessaire. En revanche, depuis un arrêt de février 2008, la chambre criminelle de la Cour de cassation juge qu'en matière de blanchiment de fraude fiscale, la plainte préalable du ministre du budget, comme le filtre de la commission des infractions fiscales, n'ont pas à s'appliquer, et que le parquet a toujours la possibilité d'enquêter et de poursuivre le délit de blanchiment, infraction générale distincte et autonome, qui n'est donc pas soumise aux règles de procédure du livre des procédures fiscales.
J'ai d'abord exclu – et je l'ai fait savoir au juge d'instruction directement – l'hypothèse de l'ouverture d'une information chez le juge d'instruction saisi de l'affaire contre UBS : les faits allégués n'entraient pas, contrairement à ce qu'écrivait Mediapart, dans la saisine des juges d'instruction, puisque celle-ci était limitée aux personnes qui détenaient des comptes ouverts chez UBS à la suite d'opérations de démarchage illicite, élément que l'on ne retrouvait absolument pas dans ce dossier.
J'ai estimé en revanche qu'il y avait dans ce dossier un élément singulier, un élément matériel qui pouvait fonder une action de notre part : le fameux enregistrement d'une voix présentée comme étant celle de Jérôme Cahuzac. Le parquet se doit de n'avoir aucun a priori, de ne rien préjuger. Il est là pour lancer des investigations et rechercher des preuves d'infraction. Or, soit c'était bien la voix de Jérôme Cahuzac que l'on entendait, et l'enregistrement devenait alors un indice très important de la commission d'une infraction et de la réalité des allégations de Mediapart ; soit au contraire l'enregistrement était un montage, et c'était une manipulation qui aurait pu valoir à ses auteurs des poursuites pour dénonciation calomnieuse ou pour dénonciation d'un délit imaginaire. Si l'enquête ne débouchait sur rien, la procédure serait classée sans suite ; si à l'inverse les allégations de Mediapart s'avéraient fondées, il resterait à décider des suites procédurales les plus appropriées : poursuite d'enquête préliminaire ou ouverture d'une information judiciaire.
Après en avoir parlé avec mes collègues de la section financière, puis avec le parquet général, j'ai fait part oralement à mon procureur général de ma décision d'ouvrir une enquête préliminaire et de la confier à la Division nationale des investigations financières et fiscales (DNIFF) – de mémoire, c'était le lundi 31 décembre. J'ai signé un rapport écrit en ce sens le 4 janvier 2013 et l'enquête a été ouverte le 8 janvier, comme l'a annoncé le jour même un communiqué de presse du parquet de Paris.
L'enquête s'est ensuite déroulée normalement, dans les conditions que j'ai indiquées en préambule. Il me paraît important de dire aujourd'hui qu'il y a eu quelques étapes décisives pour l'orientation de la procédure et la stratégie à adopter : l'entraide pénale internationale, les résultats de l'expertise.
Le 24 janvier, le laboratoire de police technique et scientifique nous a confirmé que l'enregistrement n'avait pas été trafiqué et que, bien que de qualité médiocre, il pouvait permettre une comparaison de voix. Nous en avons rendu compte au parquet général le jour même, par un courriel envoyé à 15 h 26.
Le 31 janvier, dans l'après-midi me semble-t-il, la magistrate chargée de la communication du parquet de Paris reçoit un appel téléphonique d'un journaliste qui lui demande si nous confirmons, ou pas, la transmission par le gouvernement suisse de documents relatifs à l'affaire Cahuzac. Nous n'avons pas répondu directement – et nous avons, je crois, bien fait. Nous avons simplement répété que l'enquête judiciaire était en cours et que nous ne communiquions pas sur son contenu.
C'est en réalité seulement le lendemain matin, vendredi 1er février, que le commissaire chef de la DNIFF nous transmet par courriel, à 9 h 16, la réponse que le Département fédéral des finances suisse a adressée la veille à la Direction générale des finances publiques (DGFiP). La DGFiP a spontanément envoyé ce document à la DNIFF le matin même, à 8 h 55. Le commissaire a ensuite appelé le chef de la section financière du parquet, qui lui donne pour instruction de solliciter de la DGFiP la communication du texte de la demande adressée à la Suisse par les autorités françaises puisque nous n'avions que la réponse. Nous avisons évidemment le parquet général, par un courriel envoyé à 10 h 17. La demande faite à la Suisse nous est adressée par la DGFiP, après que la DNIFF en a demandé communication à notre requête, par courriel dès 14 h 04.
On a pu s'interroger sur la légitimité de la communication de ces pièces par Bercy: la convention d'assistance administrative en matière fiscale signée entre la France et la Suisse prévoit, comme c'est souvent le cas dans ces matières, un principe de spécialité, c'est-à-dire qu'elle interdit l'utilisation des renseignements fournis par l'État requis dans un cadre procédural autre que celui prévu par la convention d'assistance. Or l'article 28 de la Convention prévoit que ces renseignements sont destinés uniquement aux personnes et autorités concernées par l'établissement ou le recouvrement des impôts – assiette, recouvrement ou contentieux administratif sur l'impôt –, qui « ne [les] utilisent qu'à ces fins ». L'utilisation dans une procédure pénale des renseignements obtenus par le biais de cette convention est donc exclue, à moins que les autorités suisses ne l'aient autorisée.
Malgré cette difficulté, j'ai estimé que, dans la mesure où l'autorité judiciaire n'avait pas réclamé ce document mais qu'il était, un peu par accident, arrivé jusqu'à la DNIFF qui nous l'avait communiqué et que le parquet n'était pas l'auteur de la violation de la Convention, ce document constituait un renseignement comme un autre. Dans un souci de loyauté et de transparence, et en vue d'enquêter à charge comme à décharge, j'ai préféré intégrer la réponse des autorités suisses à la procédure. J'ai donc poursuivi l'enquête préliminaire.
Le 12 mars, nous avons adressé aux autorités suisses une demande d'entraide pénale internationale.
Les opérations d'expertise et de comparaison de voix touchaient alors à leur fin ; dès la fin de cette même semaine, des rumeurs annonçant leur résultat ont commencé à circuler dans la presse. Nous n'avons reçu le rapport définitif que le lundi matin 18 mars : les techniciens estimaient que « sur une échelle de -2 à +4, la comparaison se situait à +2 et que, sans une certitude absolue, le résultat de l'analyse renforçait de manière très significative l'hypothèque que Jérôme Cahuzac était le locuteur inconnu de l'enregistrement litigieux ». Le procureur général de Paris en a bien sûr été avisé, par téléphone d'abord, puis par courriel à 12 h 28.
Compte tenu de ces éléments, nous avons repris notre réflexion et estimé que l'information judiciaire constituait désormais un cadre plus approprié pour continuer les investigations, puisque nous disposions désormais d'un indice tangible de la commission d'une infraction. Nous savions, de plus, qu'une autre demande d'entraide pénale internationale, cette fois auprès de Singapour, serait nécessaire à très court terme. J'ai donc avisé le procureur général des résultats des investigations et de ma décision d'ouvrir une information judiciaire ; mon rapport écrit a été adressé au parquet général le lundi soir 18 mars à 20 h 40. Nous avons ensuite préparé un communiqué de presse contenant les éléments objectifs recueillis au cours de l'enquête, et annonçant l'ouverture de l'information. Le projet de communiqué a été adressé par courriel au parquet général le mardi 19 mars à 10 h 25, en précisant qu'il serait diffusé immédiatement après l'ouverture de l'information, qui devait intervenir en début d'après-midi.
Le 19 mars dans l'après-midi, le réquisitoire introductif a été signé, et le communiqué adressé à tous les organes de presse à 15 h 58 précisément.