Je suis la secrétaire du comité central d'entreprise de Goodyear Dunlop France – j'ai été élue en avril 2011 et j'exerce mon deuxième mandat – et membre élu du CCE depuis plus de dix ans. J'ai donc suivi ce dossier depuis le début, c'est-à-dire depuis avril 2007.
En tant qu'élue de la CFE-CGC, mon rôle est de défendre les intérêts des salariés, mais notre syndicat, qui est réformateur, est attaché à trouver des solutions par le dialogue, en tenant compte à la fois des intérêts des salariés et de la réalité économique de l'entreprise.
Je ne vais pas vous relater tous les détails de ce dossier – qui est très complexe, unique et empreint de violence. Je me concentrerai sur les étapes essentielles.
L'histoire commence en avril 2007 quand la direction de Goodyear Dunlop décide de créer un complexe industriel réunissant deux usines – Amiens-Nord et Amiens-Sud –, séparées par une rue. C'est pour sauver l'activité de ces deux usines en grande difficulté que la direction propose ce complexe industriel et un plan d'investissement de 52 millions d'euros. En contrepartie, les équipes de production devront passer d'une organisation en 3x8, plus des équipes de week-end, et 31 heures de travail par semaine à un rythme de travail en 4x8 pour 35 heures de travail par semaine. À l'époque, toutes les autres usines du groupe en Europe, en dehors de la France, travaillent sur ce rythme des 4x8.
Les négociations pour le passage à ce nouveau rythme de travail durent à peu près un an. En mars 2008, les syndicats de l'usine d'Amiens-Sud – y compris la CGT, largement majoritaire sur le site – signent l'accord 4x8. La direction de Goodyear avait donné la date du 25 avril 2008 comme date butoir pour la signature à Amiens-Nord. Le 26 avril 2008, la CFE-CGC demande à la direction d'organiser une consultation du personnel d'Amiens-Nord sur ce projet. La question posée est : « Pour préserver votre travail, êtes-vous prêt à passer aux 4x8 ? ». Cette proposition de nouvelle organisation de travail recueille, parmi les 54 % de personnes ayant participé à la consultation, 73 % d'avis favorables.
Au regard de ce résultat, la CFE-CGC d'Amiens-Nord signe l'accord 4x8. Malheureusement, la CGT d'Amiens-Nord et le syndicat SUD du même site dénoncent cet accord. Celui-ci ne peut donc être mis en oeuvre dans cette usine.
Ainsi, l'usine d'Amiens-Sud passe aux 4x8. Mais pour l'usine d'Amiens-Nord, c'est le début de la fin : en refusant le passage aux 4x8, elle sort de la logique industrielle de Goodyear.
De son côté, l'usine d'Amiens-Sud bénéficie d'une montée en gamme de sa production de pneumatiques. À ce jour, 46 millions d'euros y ont été investis – soit une large part des 52 millions prévus initialement pour l'ensemble du complexe industriel ! Les salariés de cette usine bénéficient d'un plan d'intéressement, par exemple. L'usine monte en puissance, tandis que celle d'Amiens-Nord se trouve condamnée en sortant d'une logique industrielle.
En 2009, Goodyear annonce sa décision d'arrêter l'activité tourisme à Amiens-Nord. La suppression de 817 postes est annoncée, soit plus de la moitié de l'effectif de l'usine. Goodyear annonce parallèlement son intention de vendre son activité agricole en zone EMEA (Europe, Moyen-Orient, Afrique) et en Amérique latine. En 2005, Goodyear avait déjà vendu ses activités agricoles en Amérique du Nord à un groupe américain, Titan. Depuis plusieurs années, celui-ci avait affiché sa volonté de devenir le numéro un mondial du pneu agricole.
Face au souhait de Goodyear de mettre en vente son activité agricole en Europe, le groupe Titan dit être intéressé et des contacts sont pris.
La suppression de plus de la moitié de l'effectif de l'usine implique des conséquences sur les sous-traitants, la ville et la région. La CGT Goodyear refuse alors catégoriquement l'arrêt de l'activité tourisme et débute une guerre de tranchées judiciaire avec la direction, guerre qui dure toujours. En 2009 et 2010, deux médiations seront demandées par les tribunaux, mais elles n'aboutiront pas.
Le groupe Titan, sous l'égide du ministère du travail, rencontre à plusieurs reprises les syndicats pour exposer son business plan et exprimer sa volonté de pérenniser l'activité agricole sur le site d'Amiens-Nord. La direction du groupe visite l'usine – mais avec difficulté car, deux fois de suite, on a fait brûler des pneus pour l'empêcher d'entrer … L'offre de Titan sur la partie agraire est malheureusement assujettie à la fermeture de la partie tourisme. En décembre 2010, Titan fait une offre d'achat pour l'activité agricole.
Le projet Titan semble fiable : l'entreprise garantit l'emploi pendant deux ans à 537 personnes, soit l'effectif agricole de l'usine ; elle fait d'Amiens son centre de recherche, ainsi que son siège européen et son siège commercial français. Titan a déjà racheté l'activité agricole de Goodyear en Amérique du Nord. Il affiche sa volonté d'être le leader mondial du pneumatique. C'est pourquoi cette offre nous semble fiable. Néanmoins, la CGT de Goodyear refuse d'en entendre parler. Elle conteste même la bonne foi des dirigeants de Titan et leur volonté de développer l'activité agricole à Amiens. Elle exige en outre des garanties d'emploi sur cinq ans, ce que Titan refuse.
En janvier 2012, la CGT, à sa demande, entame des négociations avec la direction de Goodyear pour transformer le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) de l'activité tourisme en plan de départs volontaires (PDV). Ce PDV, s'il aboutit, permettra de sauver l'activité agricole, que Titan reste toujours prêt à acquérir, et les 537 emplois. La CGT refuse que les autres organisations syndicales travaillent sur ce PDV : elle veut être le seul syndicat à le faire. La CFE-CGC accepte alors d'être écartée des discussions si cela peut permettre de trouver une solution et de sauver les emplois. Mais que personne ne se leurre : l'objectif de ce PDV était bien de vider l'usine dans la partie tourisme pour que Titan puisse acquérir la partie agricole.
En juin 2012, à l'heure des élections législatives, la CGT de Goodyear Dunlop crie victoire : elle a réussi à obtenir quelque chose d'extraordinaire, un PDV. Mais ce dernier n'est prêt à être signé qu'au mois de septembre. Or, en septembre, après neuf mois de discussions, la direction de Goodyear décide de retirer ce projet de PDV tout simplement parce que la CGT de Goodyear refuse plusieurs fois de le signer en usant d'arguties et demande, au final, sept ans de garantie de l'emploi, garantie que ne peut donner un industriel comme Titan.
L'annonce du retrait du PDV est ressentie comme une douche froide à Amiens. Les collaborateurs de l'activité tourisme avaient fondé de grands espoirs dans ce plan : près de 400 personnes avaient exprimé leur volonté de quitter l'usine. Près de 200 seniors pouvaient partir en retraite et 200 autres personnes avaient un projet extérieur. Les montants proposés dans ce plan étaient extrêmement intéressants. Un senior ayant trente-cinq ans d'ancienneté aurait pu obtenir 178 000 euros brut et 65 % de son salaire brut jusqu'au moment de faire valoir ses droits à la retraite. Un salarié ayant vingt-cinq ans d'ancienneté et un projet extérieur aurait pu partir avec 138 000 euros brut et 20 000 euros en cas de reprise d'entreprise, et 65 % du salaire brut pendant dix mois.
Face aux exigences démesurées de la CGT, la direction retire donc son plan de départs volontaires. Titan décide de retirer son offre d'achat puisqu'il ne veut racheter que la partie agricole.
Le 31 janvier 2013, Goodyear annonce la fermeture définitive de l'usine d'Amiens-Nord. C'est l'épilogue d'un gâchis industriel et humain inimaginable. C'est un drame humain. Depuis 2009, le personnel de l'usine d'Amiens-Nord vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Les salariés sont désoeuvrés, ils ne fabriquent plus de pneus, certains ne travaillent pas plus de deux heures par jour. Ils sont totalement démotivés.
Je ne peux pas parler de ce dossier très complexe sans évoquer ce que je vis personnellement depuis 2007, et particulièrement depuis avril 2011. Je suis insultée, humiliée, maltraitée. J'ai même été menacée de coups par certains éléments de la CGT d'Amiens-Nord. C'est mon lot quotidien : il ne se passe pas une réunion de CCE ou une rencontre sans que je sois insultée et humiliée.
Une poignée de syndicalistes font la loi dans l'usine, menacent, accusent, humilient. Ils ont détruit les locaux des autres organisations syndicales. Si l'on n'est pas d'accord avec eux, c'est l'intimidation, les menaces, voire les coups. L'usine est devenue une zone de non droit, comme le sont aussi nos réunions de CCE. Pendant celles-ci, quelques histrions se permettent de saucissonner, de chanter, de lire L'Équipe : ils n'écoutent pas, chahutent et insultent les autres syndicalistes. Les comptes rendus des réunions de CCE, réalisés par une société extérieure, sont très éclairants à ce sujet : je vous invite à en lire certains pour vous rendre compte de l'ambiance et des conditions dans lesquelles nous essayons de dialoguer.
Vous l'avez compris, la responsabilité syndicale dans cet épouvantable gâchis ne fait pas de doute. Et cela m'attriste d'autant plus que je suis moi-même une syndicaliste et que, depuis 2007, je me bats pour défendre les salariés et l'emploi sur le bassin d'Amiens.
Je vous remercie de m'avoir convoquée à cette audition car cela me permet – enfin – de m'exprimer sur ce dossier, ce qu'il m'est actuellement extrêmement difficile de faire en tant qu'élue et secrétaire de CCE.