Intervention de Michel Dheilly

Réunion du 18 septembre 2013 à 17h00
Commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l'usine goodyear d'amiens-nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas

Michel Dheilly, directeur de production de l'usine Goodyear d'Amiens-Nord :

J'ai quarante-sept ans et travaille dans le groupe Goodyear depuis plus de vingt ans. J'ai intégré le groupe Dunlop à vingt-cinq ans, pour une mission à Paris dans le cadre de la réorganisation des moyens de stockage et de distribution des pneumatiques. Point important, j'ai eu l'occasion de travailler sur les deux sites.

Pendant plus de quinze ans, j'ai exercé la mission d'homme de production au coeur des ateliers, au contact des opérateurs, ce qui m'a permis d'être à leur écoute et de connaître l'ensemble des équipements. J'ai en effet travaillé dans tous les secteurs de production de l'usine, où j'étais chef de centre.

Pendant une période, j'ai été détaché pour remplir les fonctions de chef de projet dans le cadre du projet de complexe unique. Le groupe souhaitait créer à Amiens une unité de production destinée à devenir sinon numéro un, du moins numéro deux en Europe. Je tiens à exprimer ici toute ma fierté d'avoir travaillé avec l'ensemble des salariés sur des projets touchant au coeur de l'atelier dans le cadre d'une mission de gestion de flux. D'un commun accord, nous étions convenus d'avoir la même approche, les mêmes types de projets pour les deux usines. Il s'agissait d'une vraie démarche participative, à laquelle étaient associés les membres du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Comme beaucoup, j'ai cru à ce projet de complexe unique.

Installé à Amiens-Nord depuis 2001, j'ai donc repris mes fonctions de chef de centre à la fin de l'année 2008 dans un secteur que je ne connaissais pas, puis, au milieu de l'année 2011, je suis devenu responsable de production de ce site, mais également président du CHSCT. Depuis le début de l'année, je suis directeur de production à Amiens-Nord.

Je suis donc en mesure de vous relater l'histoire de ce site, telle que je l'ai vécue. Pour ce faire, j'aborderai trois domaines : la production, la formation et la prévention des risques, en particulier psychosociaux, à l'usine d'Amiens-Nord.

La fabrication d'un pneu comprend trois étapes : la fabrication des mélanges et la préparation des composants, l'assemblage, la cuisson et l'inspection des produits finis. Le procédé est identique pour les pneus tourisme et les pneus agricoles. Les équipements peuvent être mixtes ou réservés à une ligne de produits.

Notre capacité à fabriquer la gomme est primordiale. Il faut en effet commencer par confectionner les mélanges qui constitueront le produit. Mais notre capacité à répondre aux exigences de nos clients grâce aux évolutions technologiques n'est pas moins importante. En la matière, deux notions sont essentielles : la taille des pneumatiques – nous parlons de « diamètre d'accrochage » – et leur poids, sachant que plus les pneus sont gros, plus nous avons besoin de gomme pour les fabriquer. Actuellement, le poids moyen des pneus passagers produits à l'usine d'Amiens-Nord est de 7,5 kilos, contre 5 kilos il y a une dizaine d'années ; celui des pneus agraires a doublé pendant la même période, passant de 80 kilos à 150 kilos, voire 400 kilos pour certains. Les exigences pour les pneus tourisme s'apprécient en termes de résistance au roulement, d'adhésion sur sol mouillé et de confort – ces caractéristiques figurant désormais sur l'étiquette du produit commercialisé. Les produits agraires présentent des contraintes de charge et de vitesse. Sur les routes de campagne, la vitesse des engins agricoles est passée de 20 à 50 kilomètres à l'heure avec des charges bien supérieures à ce qu'elles étaient auparavant.

Actuellement, nous répondons à la demande commerciale en produisant en ligne tous nos pneus agraires. Ce n'est pas le cas pour l'ensemble des produits tourisme. De fait, à Amiens-Nord, la capacité à répondre aux critères techniques est un point clé. En effet, un outil de fabrication est adapté pour un certain process, mais, lorsque les exigences du client augmentent, il devient nécessaire de modifier un certain nombre de critères, à commencer par la fabrication des mélanges, d'où la nécessité de modifier nos équipements.

L'assemblage, deuxième étape de la fabrication d'un pneu, présente également des contraintes – précision, adaptation de la capacité des machines, etc. Sur le site d'Amiens-Nord en particulier, nous sommes contraints de revoir une grande partie de nos moyens de vulcanisation, de cuisson, pour les adapter aux nouvelles références, avec des particularités, par exemple le maintien des pneumatiques après un cycle de vulcanisation pour améliorer le refroidissement.

Au début des années 2000, Goodyear avait déjà investi plusieurs millions d'euros en équipements lourds dans l'usine d'Amiens-Nord, mais cela s'était révélé insuffisant pour assurer notre capacité à produire les nouvelles gammes demandées sur le marché. Une modernisation complète de l'outil industriel était donc indispensable. Dès lors, la direction a proposé le projet de complexe industriel consistant à réunir les deux usines d'Amiens, Dunlop et Goodyear, séparées par une rue, et destiné à devenir une référence en Europe.

Ainsi, en ligne avec son objectif de répondre à la demande des constructeurs automobiles, la direction a annoncé sa décision d'investir plus de 50 millions d'euros dans la modernisation des deux usines. Il s'agissait là d'un premier grand pas. Elle a également annoncé sa volonté de restructurer les deux usines en contrepartie de l'adhésion du personnel à un changement d'organisation du travail, à savoir le passage aux 4x8.

L'usine d'Amiens-Sud a accepté cette remise en cause de l'organisation du travail, ce qui lui a permis de bénéficier de 40 millions d'euros d'investissement pour moderniser son outil de production. Amiens-Nord, en refusant les 4x8, a conservé ses deux lignes de fabrication, les pneus agraires et les pneus tourisme. Mais, en ces années 2008-2009, ceux-ci ne répondaient déjà plus aux besoins du marché. Dans l'incapacité de développer les nouvelles références, comme le faisaient ses usines soeurs, elle s'est retrouvée avec une gamme de produits vieillissante. C'est alors que la direction a envisagé, pour sauver ce qui pouvait encore l'être, y compris les emplois, de céder la gamme agraire, en ligne à l'époque avec les besoins du marché, au groupe Titan.

Comme vous le savez, ce projet de cession s'est heurté à une fin de non-recevoir. Nous avons donc dû faire face à de grandes difficultés. D'une part, la restructuration des effectifs dans l'usine était totalement bloquée, en particulier dans le secteur tourisme. D'autre part, les contraintes de stocks s'alourdissaient – il nous était demandé de donner du travail aux gens… –, notamment dans certaines références qui sont passées à plus de cent jours de stock, contre cinquante en moyenne pour des dimensions normales.

Nous avons tenté d'apporter des solutions par des restructurations et la remise en cause de nos produits. Aujourd'hui, plus de 50 % des pneus produits à Amiens-Nord correspondent à des dimensions nouvellement introduites – 60 % le seront dans les mois à venir –, puisqu'elles ont été rapatriées d'autres sites afin de préserver un minimum d'activité dans l'usine. De 12 000 à 9 000 pneus par jour, nous sommes passés à 6 000 pneus lors de la mise en place des plans de sauvegarde de l'emploi, car les partenaires sociaux nous demandaient de réduire l'activité en raison des risques psychosociaux. Actuellement, le volume de production s'établit à 3 000 pneus pour lesquels nous avons du mal à trouver des acheteurs.

Dans ce contexte, nous avons été confrontés à de réelles difficultés, liées à l'introduction des nouvelles dimensions et à la nécessité d'occuper notre personnel. Nous avons surtout dû faire face à un manque de polyvalence du personnel, que nous avons eu du mal à motiver pour changer de fonction. Nous avons tenté de mettre en place plusieurs solutions : le passage d'opérateurs du secteur de la construction au secteur agraire, avec le même métier ; des reconversions d'un secteur à l'autre dans la même ligne de produits ; des reconversions complètes, certains opérateurs de production ayant accepté de devenir professionnels de la maintenance. En même temps, nous avons proposé une prime incitative. Aujourd'hui, seules trente-cinq personnes ont fait l'effort de se remettre en cause sur un poste de production dont il était stratégique qu'il soit occupé afin de garantir le process de fabrication.

La formation est une réponse à la problématique que je viens d'évoquer, à savoir la sous-utilisation des salariés d'Amiens-Nord, occupés dans certains secteurs à 95 % et dans d'autres à moins de 50 %. Il est de la responsabilité de l'employeur de préparer l'avenir de ses salariés, et la polyvalence est une réponse. Pour nous, la formation est une manière saine d'occuper notre personnel. En 2013, plus de 32 000 heures sont été consacrées à la formation, soit trente heures par salarié. Le budget formation représente 1,2 million d'euros, soit 3,35 % de la masse salariale – contre 2,5 % auparavant, soit largement plus que ce que la loi nous impose. Notre politique de formation s'inscrit donc dans la continuité.

Nous avons mis en oeuvre des formations générales, avec l'acquisition des savoirs de base, la maîtrise des outils informatiques et bureautiques, la sensibilisation à l'entrepreneuriat, la mise en place de bilans professionnels.

En matière d'hygiène et de sécurité, nos salariés ont été formés aux moyens de manutention et de levage, dont le développement est lié à l'augmentation du poids des pneus, et aux produits chimiques.

Des formations ont également été dispensées dans le cadre des certifications aux postes de travail. J'ai personnellement tenu à associer tous les salariés à la prise en charge de leur poste de travail.

Les formations DIF ou CIF ont obtenu l'adhésion totale de la direction. Toutes les demandes de formation ont reçu une réponse. Pour satisfaire l'ensemble des demandes, nous avons même pris en charge le financement des formations lorsqu'il avait été refusé par l'organisme.

En outre, en lien avec le projet de fermeture en cours, nous mettons en oeuvre cette année un large panel de formations : renforcement des savoirs de base ; gestion du stress ; préparation à la retraite ; sensibilisation aux risques psychosociaux – formation destinée aux agents de maîtrise et aux secouristes ; communication orale, estime de soi, etc.

Sur le plan organisationnel, notre difficulté est de parvenir à compléter les heures d'inactivité des salariés par des heures de formation. Il ne s'agit pas de sortir un opérateur de son poste pour le former pendant trois jours, mais de lui dispenser une formation au quotidien pour compléter ses quatre heures de présence.

J'exprimerai un regret : nous n'avons pas réussi à convaincre nos partenaires sociaux dans les différentes instances pour la mise en place d'un point d'information-conseil.

La sécurité, autrement dit la réduction du nombre d'accidents, est une priorité du groupe Goodyear. La prévention des risques à Amiens-Nord s'articule autour de trois axes : le management participatif, qui vise à inciter les salariés à l'autocontrôle, à garantir leur propre sécurité ainsi que celle de leurs collègues ; des antennes de sécurité, consistant en des audits réalisés par nos salariés auprès de leurs collègues afin de connaître les difficultés qu'ils rencontrent et d'identifier les risques dans les ateliers – nous avons beaucoup travaillé avec les secouristes, qui réalisent un travail remarquable dans l'usine, de même que les pompiers volontaires – ; la mise en conformité – modification des équipements, adaptation des moyens de levage aux postes de travail, etc.

En 2009, après l'annonce des premiers plans de sauvegarde de l'emploi, nous avons réalisé un travail très important sur la prévention des risques psychosociaux. Cette question a été prise très au sérieux par le groupe, comme par les membres du CHSCT de l'usine avec lesquels nous avons signé, en 2010, un accord sur la base d'un rapport Secafi de 2009 qui appelait notre attention sur les services médico-sociaux, les formations et la mobilisation du personnel. Nous avons donc engagé plusieurs démarches, à commencer par l'actualisation du document unique d'évaluation des risques (DUER), en particulier de la partie relative aux risques psychosociaux. À l'occasion des visites à l'infirmerie dans le cadre de la médecine du travail, les services médicaux ont mené des interrogatoires sur les niveaux de stress. Des formations ont été dispensées sur la détection des salariés en souffrance. Des groupes de parole ont été mis en place. Les horaires de l'infirmerie ont été allongés, avec une ouverture sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, afin de permettre aux salariés de chaque équipe de trouver un interlocuteur à tout moment. Une psychologue clinicienne est venue compléter les actions du médecin du travail.

En outre, des réunions ont été organisées entre les services du conseil général et nos salariés rencontrant des problèmes de surendettement, ce qui a permis la signature d'une convention avec l'association Cyprès et l'embauche d'une assistante sociale. Nous avons également mis en place des groupes autour des addictions. Depuis l'annonce du projet de fermeture, nous avons renforcé l'action des services médico-sociaux, avec la mise en place de permanences au service des équipes de week-end en particulier, mais également l'ouverture d'une ligne d'écoute. En relation avec le médecin du travail, nous avons installé un comité de reclassement pour l'ensemble des salariés déclarés partiellement inaptes, afin que leur soit proposée une activité adaptée.

L'ensemble de ce dispositif fait l'objet d'un suivi assuré par un comité de veille des risques psychosociaux, qui se réunit une fois par semaine, et grâce auquel nous adapterons au mieux l'ensemble des mesures prises par l'entreprise en association avec tous les acteurs des ressources humaines et des services médico-sociaux, y compris le secrétaire du CHSCT.

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