Je vais essayer de raconter l'enquête de Mediapart, avant et après l'article initial du 4 décembre.
L'enquête est née de l'affaire Bettencourt, que nous avons révélée en juin 2010, et des questions engendrées à ce moment-là par la clémence, la pudeur, voire la complaisance dont faisait preuve à l'égard de M. Éric Woerth, alors ministre du budget et mis en cause dans cette affaire, celui qui était alors président socialiste de la commission des finances de l'époque : Jérôme Cahuzac. Ainsi, le 20 juin 2010, M. Cahuzac disait au micro de Radio Judaïca : « Il n'y a pas d'affaire Bettencourt. Woerth est un honnête homme. »
Deux ans plus tard, l'un des premiers actes de M. Cahuzac – devenu ministre du budget dans la période de crise, d'austérité, de chômage que nous connaissons – est de commander à un ami, Philippe Terneyre, professeur à l'université de Pau, un rapport d'une quinzaine de pages dont la moitié concernaient le sujet : l'affaire de l'hippodrome de Compiègne, à laquelle M. Woerth est partie prenante. Ce rapport, qui a blanchi Éric Woerth, a été fait à l'aveugle – le professeur Terneyre ne disposait d'aucune pièce du dossier – alors que les trois experts de la Cour de justice de la République, qui enquêtaient depuis des mois, avaient rendu un rapport autrement plus consistant de 155 pages et accablant pour M. Woerth. C'est de ces relations étranges entre deux ministres du budget, l'un ancien et l'autre en exercice, que part l'enquête de Mediapart, au mois de juillet 2012.
J'assume parfaitement que, dans mon métier, il faut parfois avoir l'esprit mal tourné. Quand on a vu juste, on parle d'intuition ; quand on se trompe, on parle d'a priori. À Mediapart, nous avons créé les conditions de notre obsession : le journalisme, y compris quand il doit déranger. J'ai donc eu du temps pour le « perdre », pour enquêter sur M. Cahuzac, sur ses réseaux, son passé, ses activités professionnelles, son travail de parlementaire, ses liens avec l'industrie pharmaceutique… De fil en aiguille, j'ai pu découvrir le compte suisse de M. Cahuzac.
La découverte du compte s'est appuyée sur un élément dont on a beaucoup parlé : l'enregistrement, qui montrait que celui qui parlait le mieux du compte suisse de Jérôme Cahuzac était encore Cahuzac Jérôme – un enregistrement que beaucoup, pendant de longues semaines, n'ont pas voulu entendre. Lorsque nous avons publié notre article, nous en savions bien sûr tout : qui le détenait et quelles étaient les circonstances tout à fait rocambolesques de son obtention.
Au cours de mon enquête, j'ai aussi pu avoir accès à un mémoire d'un agent du fisc, que l'on a voulu pendant de longues semaines décrédibiliser : Rémy Garnier, qui était pourtant l'un des inspecteurs du fisc les mieux notés de France lorsqu'il travaillait dans le Lot-et-Garonne. Dans un mémoire du 11 juin 2008, adressé à Éric Woerth, il écrivait avoir reçu de deux aviseurs extérieurs à l'administration fiscale des informations selon lesquelles M. Cahuzac détenait un compte caché à l'étranger. Il écrivait avoir consulté le dossier fiscal de M. Cahuzac, mais ne pas disposer des moyens de confirmer ou d'infirmer cette information. Il demandait donc une enquête fiscale approfondie afin d'établir la vérité des faits. Cette enquête – l'administration fiscale est alors sous l'autorité de M. Woerth – lui a été refusée.
Dans une enquête journalistique, il y a toujours des sources, que nous devons protéger. Nous ne le faisons pas par corporatisme ou pour faire n'importe quoi : ce ne sont pas les journalistes que sert la protection des sources, mais bien les sources elles-mêmes, c'est-à-dire les citoyens qui décident un jour d'alerter la presse. À nous ensuite, une fois vérifiées les informations, d'en assumer les conséquences, y compris judiciaires le cas échéant.
J'ai rarement eu autant de sources pour recouper une information. Elles étaient bancaires, financières, liées aux services de renseignement, dans les entourages de la personne concernée, fiscales et politiques.
Le 4 décembre 2012, nous publions donc un article intitulé « Le compte suisse de Jérôme Cahuzac ».
Nous avons ensuite poursuivi notre enquête pendant de longs mois, dans un climat de défiance médiatique à l'égard de Mediapart tout à fait étonnant, voire extravagant. Je comprends que l'on soit prudent – personne ne peut s'emparer sans précaution d'une information comme celle-là, mais que nous soyons devenus les accusés numéro un de notre propre enquête, et considérés par des hommes politiques ou par certains de mes confrères comme des « procureurs au petit pied », comme des « journalistes de bûcher », comme un « danger pour la démocratie », c'est stupéfiant, et révélateur d'un déficit culturel vis-à-vis d'un journalisme qui crée parfois de l'intranquillité !
Je vais maintenant me livrer à un récit chronologique factuel.
Le 5 décembre, Mediapart publie un article intitulé « L'aveu enregistré », révélation de l'enregistrement dans lequel M. Cahuzac s'inquiète, à la fin du mois de décembre 2000, de l'existence de son compte à l'UBS. Nous avions authentifié la voix grâce à des personnes appartenant à l'entourage de l'intéressé. De plus, la personne qui parlait envisageait de devenir maire, or Jérôme Cahuzac est bien devenu maire de Villeneuve-sur-Lot en 2001.
Le 6 décembre, le ministre du budget annonce le dépôt d'une plainte en diffamation contre Mediapart, sur le fondement de l'alinéa 1er bis de l'article 48 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, c'est-à-dire en tant que membre du Gouvernement diffamé, ce qui oblige légalement la garde des sceaux à mettre en branle l'action publique. Une enquête est donc ouverte. Curieusement, la plainte ne vise que l'article du 4 décembre et pas celui du 5, qui révèle l'enregistrement. Celui-ci ne sera d'ailleurs jamais contesté en justice par le ministre du budget.
La semaine suivante, une autre plainte sera déposée par M. Cahuzac, cette fois avec constitution de partie civile, ce qui provoque la désignation d'un juge d'instruction et allonge considérablement le temps d'enquête. La perspective d'un procès est donc repoussée, alors que la première plainte aurait sans doute débouché sur un procès quelques semaines plus tard. J'ai tendance à penser que M. Cahuzac ne voulait pas de procès public sur nos informations.
Le 11 décembre, Mediapart publie son troisième article de révélations sur cette affaire : il porte sur M. Hervé Dreyfus, que nous avons appelé « L'homme qui sait tout », puisqu'il est le gestionnaire de fortune de M. Cahuzac. Paradoxalement, je crois que Jérôme Cahuzac n'est pas le personnage principal de l'affaire qui porte son nom. C'est dans cet article que nous parlons pour la première fois non seulement d'Hervé Dreyfus, mais de la société pour laquelle il travaille : Reyl & Cie, qui a permis la dissimulation fiscale des avoirs de M. Cahuzac – et d'autres fortunes françaises. Nous abordions également dans cet article les ramifications de Reyl, jusqu'à Singapour.
Ce jour-là, il s'est passé plusieurs choses que nous n'apprendrons que plus tard : d'une part, un avocat suisse, Edmond Tavernier, qui fut également l'avocat de Mme Bettencourt, fait une demande étrange, et anonyme, à l'UBS : si la question lui était posée, la banque pourrait-elle lever le secret bancaire et donner une sorte de brevet de moralité fiscale à Jérôme Cahuzac ? La réponse de l'UBS est positive : il existe une manière de formuler cette question pour obtenir réponse. Mais contrairement à ce qu'il a annoncé publiquement, Jérôme Cahuzac n'a jamais formulé cette demande. Il suffisait pourtant d'un papier blanc et d'un stylo. L'UBS aurait alors répondu qu'il existait bien, depuis 1992, un compte au nom de M. Cahuzac.
D'autre part, ce même 11 décembre, à 15 heures 18 exactement, la chef de cabinet de M. Cahuzac, Marie-Hélène Valente, adresse à M. Cahuzac ainsi qu'à M. Yannick Lemarchand, également membre du cabinet, un courrier électronique dont l'objet est « Pour vous détendre un peu ». En voici le texte : « Je viens d'être appelée par le dir'cab' du préfet pour me raconter la chose suivante : vendredi soir, se trouvant au tribunal à Agen, Gonelle [Michel Gonelle, détenteur de l'enregistrement], en panne de portable, emprunte celui d'un policier qu'il connaît bien ; or c'est le portable de permanence du commissariat, et la messagerie a enregistré quelques heures plus tard le message suivant : “n'arrivant pas à vous joindre, je tente au hasard sur tous les numéros en ma possession. Rappelez Edwy Plenel.” J'ai demandé de consigner le message à toutes fins utiles. J'attends la copie du rapport officiel du DDSP [directeur départemental de la sécurité publique]. Il va falloir être prudents dans la remontée de l'info pour que celui-ci puisse être le cas échéant une preuve utilisable. Marie-Hélène. »
La police est donc mise en branle pour surveiller les rapports téléphoniques du directeur de Mediapart avec le détenteur de l'enregistrement qui accable Jérôme Cahuzac ! Nous avons, sans le citer, parlé de ce mail. Cela concerne pleinement votre commission d'enquête : sept jours après le premier article de Mediapart, alors qu'il y a des déclarations publiques de soutien à M. Cahuzac, le ministère de l'intérieur mobilise des services de police pour faire des rapports sur les relations téléphoniques entre un journaliste et l'un des protagonistes de l'affaire ; on parle de « remonter l'info », qui doit pouvoir servir de « preuve » – et c'est cela qui doit détendre l'atmosphère du cabinet ?
Le 12 décembre, Le Temps, dont la réputation n'est plus à faire à Genève, publie un article intitulé « Les liaisons genevoises de Jérôme Cahuzac », s'appuyant sur les révélations faites la veille par Mediapart. Reyl est à nouveau cité.
Le 13 décembre, le directeur éditorial de Mediapart, François Bonnet, dans un article intitulé « Les non-réponses du ministre », cite à nouveau la société de gestion Reyl, devenue banque en novembre 2010. Elle le sera encore le 17 janvier.
Le 14 décembre, Edwy Plenel et moi-même rencontrons Michel Gonelle pour débattre de sa situation. Pour nous, la vérité est en marche : il faut assumer les faits ; il doit reconnaître publiquement qu'il détient cet enregistrement. Le lendemain, M. Gonelle prend contact avec l'Élysée.
Ce même 14 décembre, la direction générale des finances publiques (DGFiP) demande à Jérôme Cahuzac de signer un document administratif officiel attestant qu'il n'avait jamais détenu de compte à l'étranger. On lui demande en quelque sorte de confirmer officiellement ce qu'il a dit quelques jours plus tôt à la représentation nationale.