Je suis délégué syndical CGT de l'usine Goodyear d'Amiens-Nord, membre du comité de groupe européen, membre du CCE du groupe Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) et secrétaire du syndicat de l'usine Amiens-Nord depuis maintenant 1999.
Je ne reviendrai pas sur la charge menée la semaine dernière contre la CGT. Tous les faits que je vais évoquer s'appuient sur des documents d'expertise et des documents internes à l'entreprise GDTF ou au site d'Amiens-Nord, documents que je vous remettrai à la fin de cette audition.
Faire remonter la dégradation du site d'Amiens-Nord à 2007 serait une erreur.
En septembre 1995, en effet, une grève de treize jours est menée contre les 4x8, rythme de travail que la direction de l'époque veut déjà imposer aux salariés. Le site tourne alors en 3x8 et n'a pas d'équipe de suppléance. Par dérogation administrative, la direction obtient la mise en place d'équipes de suppléance pour l'activité agricole. Deux équipes sont ainsi créées pour travailler trois fois dix heures.
Nous demandions que soient réalisés des investissements massifs, à hauteur de 80 millions de francs, pour développer l'outil industriel tant pour l'activité tourisme que pour l'activité agricole. Le groupe France nous a alors indiqué qu'il n'en avait pas les moyens et que cet objectif ne faisait pas partie de sa stratégie, son but étant d'utiliser au maximum l'outil de travail. Or nous avons appris que, dans le même temps, le groupe France avait contribué à 100 % à l'achat du site de Dębica en Pologne ! Je vous rappelle ces faits afin que vous mesuriez bien dans quelle situation nous nous trouvions déjà en 1995.
Le 9 septembre 1999 est une date clef dans l'histoire du groupe. Les groupes Goodyear et Sumitomo annoncent à la presse mondiale la création d'une joint-venture dans laquelle Goodyear possède 75 % des capitaux du groupe Sumitomo en Europe et en Amérique, et inversement pour Sumitomo en Asie. C'est la création du groupe Goodyear Dunlop Tires Monde.
En mars 2000, sur le site d'Amiens-Nord, la CGT engage des négociations dans le cadre des accords RTT prévus par la loi Aubry 2. Le 9 mars 2000, après maintes réunions, nous paraphons un accord avec la direction concernant l'ex-usine Goodyear – devenue Amiens-Nord depuis –, prévoyant la création de 354 emplois et le passage en continu de toute l'usine. Jusque-là, le site produisait du lundi au vendredi pour l'activité tourisme et en continu pour l'activité agricole. Nous avons donc proposé à la direction un accord aux termes duquel la production sur l'ensemble du site s'effectuerait en « sept sur sept », c'est-à-dire que l'outil de travail – et non pas les salariés – produit sept jours sur sept. Pour cela, trois équipes travaillent la semaine et deux équipes le week-end. Nous obtenons des investissements, notamment pour l'activité agricole avec la mise en place d'une seconde RFSL – machine destinée à fabriquer des pneus radiaux –, l'installation de presses 120 pouces, et, concernant l'activité tourisme, la transformation, petit à petit, du parc machines en spiral overlay, moyen technique qui permet à chaque équipement tourisme de produire des pneus à forte valeur ajoutée – HVZ. Il s'agit de remplacer peu à peu les pneus QST en pneus HVZ. La différence entre les deux concerne la possibilité de rouler à petite ou grande vitesse. Contrairement à ce qu'on a pu dire, les pneus HVZ existent dans toutes les dimensions – pas uniquement en un diamètre d'accrochage de 17, 18 ou 19 pouces – et le parc machines est aujourd'hui capable de produire 90 % de ces pneus. Ces précisions sont importantes pour la chronologie que je suis en train de vous exposer.
L'année 2003 marque la fusion juridique des groupes Goodyear et Dunlop en France. Et puisque dans notre pays Dunlop est déficitaire et Goodyear bénéficiaire, c'est Dunlop qui absorbe Goodyear pour former le groupe Goodyear Dunlop Tires France – GDTF. Cette fusion obéit évidemment à des raisons fiscales. Fin 2003, GDTF décide de mettre en place un statut social unique du personnel. Cette harmonisation aboutit pour les salariés de Goodyear à une perte d'environ 10 % de rémunération globale, notamment avec la perte de la prime de participation aux bénéfices, la limitation des journées de carence et avec la suppression d'autres droits. Goodyear harmonise ainsi vers le bas en prenant ce qu'il y a de pire d'un côté comme de l'autre, d'où une première souffrance.
En septembre 2007, le projet « Complexe Amiens » prévoit de réunir les deux sites de Goodyear et Dunlop, séparés par une route, avec la mise en place des 4x8 qui suppose la suppression de deux équipes. Vous devez bien comprendre la logique à l'oeuvre. Les deux sites d'Amiens – Goodyear et Dunlop –, appelés aujourd'hui Amiens-Nord et Amiens-Sud, disposent alors tous les deux, en 2007, de trois équipes de semaine et de deux équipes de week-end. La mise en place des équipes 4x8 revient à supprimer une équipe d'un côté et de l'autre, soit 450 postes. On nous propose un investissement de 52 millions d'euros sur cinq ans pour les deux usines, soit 26 millions d'euros par site – environ 5 millions d'euros par an et par site. Dans le même temps, le site de Dębica que Goodyear a acheté en 1995 obtient 150 millions d'euros d'investissements. Nous faisons diligenter une enquête par un groupe d'expertise et nous nous apercevons que, pour maintenir l'outil de travail en l'état, sur les deux sites amiénois, il faut au minimum 8 millions d'euros par an et par site. Or, je l'ai dit, Goodyear ne nous propose que 5 millions d'euros pour assurer notre avenir.
Le projet est soumis aux salariés des deux usines et, le 22 octobre 2010, un premier référendum donne le résultat suivant : les salariés postés sur les deux usines ont voté « non » aux 4x8 à 75 %. En tant qu'organisation syndicale majoritaire notre objectif est de satisfaire les desiderata non pas de la direction, mais du personnel.
J'ai apporté un certain nombre de documents intéressants dont je vous donnerai copie. Le 16 novembre 2007, un CE est consacré à une nouvelle baisse d'activité, à la « perturbation du volume de production suite à un manque de semi-ouvrés au niveau européen » – je vous montrerai ultérieurement que la production du site d'Amiens a baissé de 50 % non pas à partir du refus des 4x8 en 2007, mais bien à partir de 2004. Page 12 du compte rendu de cette réunion, à la question que j'avais posée à M. Jens Pfeffermann – « Se passerait-il la même chose si les gens avaient voté oui aux 4x8 ? » – celui-ci me répondait : « Oui. » Autant dire qu'il n'y avait pas d'avenir pour les usines d'Amiens !
En octobre 2007, je vous l'ai dit, les salariés ont voté massivement contre les 4x8 et une grève a été organisée entre les deux usines pour dire « non » à ce système et « oui » à un avenir industriel de ce site. Le fait de s'opposer aux 4x8 ne voulait pas dire que nous refusions de développer notre outil de travail. Nous savions tous pertinemment que ce projet aurait de toute façon eu des effets néfastes –je reviendrai plus tard sur la situation de Dunlop que certains voudraient décrire comme idyllique.
Le 17 mars 2008, les syndicats de chez Dunlop signent les 4x8 contre l'avis des salariés ; s'ensuit une grève du personnel avec des débordements et, une fois encore, des licenciements à la clef. Chez Goodyear, la situation est toujours la même : les salariés refusent les 4x8. La direction accepte néanmoins de revenir discuter et elle organise une seconde consultation avec deux syndicats minoritaires : le syndicat CFE-CGC, syndicat catégoriel qui ne représente que deux catégories de personnels à savoir la minorité – notamment des gens non concernés par le travail posté et par les 4x8 – et un syndicat CFTC qui, à l'époque, n'est même pas élu puisque représenté par une personne mandatée. Or 71,7 % des salariés refusent les 4x8.
Quand ce second référendum a été organisé, contre l'avis du personnel, trois organisations syndicales, la CGT Amiens-Nord, SUD et la CFDT, ont appelé au boycott de cette consultation pour la simple et bonne raison que la question posée n'était pas la bonne. Nous considérions que lancer un second référendum était un déni de démocratie. Sur l'ensemble du personnel concerné, on comptait, pour les salariés postés – 3x8 et SDL –, 1 148 inscrits parmi lesquels 328 sont allés voter. Or pour atteindre le quorum il fallait 575 votants. Dès lors, pour le seul collège des salariés postés, le vote était caduc. Pour les salariés de jour, non concernés par les 4x8 et le changement de l'organisation du temps de travail, on comptait 307 inscrits parmi lesquels 244 sont allés voter et 91 qui ont tout de même voté contre. Si l'on ajoute ceux qui n'ont pas voté, et qui par là ont lancé un message fort, et ceux qui ont voté non, on totalise 911 personnes sur 1 455 inscrits. On est donc très loin d'un résultat favorable.
Fin 2008, la direction de Goodyear Dunlop Tires France annonce, à la suite du refus des 4x8, un plan de sauvegarde de l'emploi de 402 suppressions de postes sur l'activité tourisme. Ce PSE sera suspendu par le TGI de Nanterre.
En 2009, Goodyear annonce un nouveau PSE prévoyant cette fois-ci la suppression de 817 postes, l'arrêt de l'activité tourisme et la vente de l'activité agricole au groupe Titan, acquéreur de cette même activité aux USA en février 2005. Sur ce point, j'ai retrouvé un certain nombre d'éléments dans des rapports de 2004 du cabinet SECAFI. Il faut ainsi savoir que le groupe Titan ne s'est pas intéressé à l'activité agricole d'Amiens au moment où Goodyear annonçait la fermeture du site. Il a en effet acheté, en 2005, des sites de production au groupe Goodyear en Amérique du Nord. Or les différences entre les marchés européen et américain sont simples à comprendre. En Europe sont fabriqués des pneumatiques radiaux qui peuvent rouler dans les champs et sur la route. Aux États-Unis, les pneumatiques agricoles sont conventionnels et n'ont qu'une utilité : rouler dans les champs. Cette double caractéristique implique deux techniques de fabrication complètement différentes et la seule usine en Europe capable de produire des pneumatiques agricoles radiaux est celle du site d'Amiens-Nord.
En 2004, donc, le groupe Titan employait 1 800 personnes dans onze établissements. Sur sept usines de production, seulement trois conservaient une activité en 2004. Deux usines ont en effet été transformées en entrepôts de stockage – les machines et les équipements ont été mis en vente et je ne vous parle pas du personnel – et deux usines ont été mises en vente. Restaient donc quatre centres de logistique. Le groupe Titan avait acheté auparavant un site de production à Pirelli, celui de Des Moines, qui n'appartient pas au groupe Goodyear contrairement à ce qu'on a pu dire.
En 2010, 2011 et 2012 – je vous remettrai copie des ordonnances de référé –, Goodyear, par trois fois, est condamné par la justice : deux fois par le TGI de Nanterre et une fois par la cour d'appel de Versailles. À chaque fois, la justice ordonne la suspension du projet de l'arrêt l'activité tourisme et indique sans aucune ambiguïté que le plan d'affaires Titan est squelettique. Selon elle : « Le plan présenté, en ce qu'il prévoit le nombre d'emplois garantis sur seulement deux ans, ne répond pas à la question posée ; la pérennité d'une usine ne se mesure pas à l'échelle de deux ans ; l'ordonnance n'a pas été respectée de ce chef. »
Tout cela pour rappeler un point essentiel : ce n'est pas la CGT Goodyear qui a exigé, en se levant un matin, qu'il fallait un plan d'affaires d'une portée de plus de deux ans. La justice française, que je sache, s'impose à tous et c'est elle qui a ordonné au groupe Titan de nous donner de nouveaux éléments d'information, à savoir un plan d'affaires d'une portée supérieure à deux ans et certainement pas un plan d'affaires squelettique.
En 2012, voyant que le projet est dans l'impasse – puisque venant de perdre une nouvelle fois devant les tribunaux –, la direction demande à la CGT Goodyear – et pas par hasard puisque nous sommes le seul syndicat possédant la majorité absolue pour valider un accord – d'ouvrir des négociations sur ce fameux plan de départs volontaires et sur les garanties d'avenir de l'activité agricole. Il est là aussi important de rappeler que l'ouverture des négociations sur le plan de départs volontaires n'est pas due à la demande de l'organisation syndicale majoritaire, mais qu'elle est le fait d'une direction alors dans une impasse juridique et comptant en sortir en s'asseyant autour d'une table, ce qui pouvait au départ être une bonne chose puisque nous avons participé très activement et de bonne foi à ces réunions. Nous engageons donc les négociations dès lors que la direction fait revenir le groupe Titan autour de la table – pour nous une condition sine qua non – et que ce dernier accepte de reprendre l'activité agricole sans exiger au préalable la cessation de l'activité tourisme. Le groupe Titan, en effet, qui ne s'intéressait ni de près ni de loin à l'activité tourisme, exigeait la fermeture de celle-ci avant de reprendre l'activité agricole. Nous nous sommes toujours demandé pourquoi puisque les deux activités sont bien séparées l'une de l'autre comme on peut le constater sur le terrain.
Une fois cette condition obtenue, la CGT engage avec Goodyear des discussions sur la possibilité de la mise en place d'un plan de départs volontaires. Discuter de cela signifie alors pour nous accepter de laisser partir un certain nombre de salariés qui ont des projets ou qui sont proches de la retraite. Il nous faut donc obtenir des garanties pour assurer l'avenir de ceux qui restent. Goodyear s'engage au fil des discussions à maintenir l'activité tourisme au moins deux ans après la signature de l'accord, le temps que chaque salarié de cette activité trouve une solution en interne ou en externe. Le groupe Titan, pour sa part, accepte de ne plus exiger comme condition préalable la fermeture de l'activité tourisme pour reprendre l'activité agricole. Sont dès lors organisées plusieurs réunions pour déterminer les conditions de départs volontaires, conditions notamment financières et sociales.
Dans le même temps, nous tenons des réunions – à la préfecture et ailleurs – avec des responsables du groupe Titan, Morry Taylor donnant pleins pouvoirs au numéro deux du groupe, M. Campbell. Et lors d'une réunion en préfecture, M. Taylor a clairement indiqué qu'il ne voulait pas du site d'Amiens, que c'est Goodyear qui lui imposait la reprise de cette usine et que, pour lui, le groupe Goodyear avait commis une énorme erreur, qu'il fallait fermer cette usine, licencier le personnel, récupérer l'outil de travail et le transférer dans des pays où le coût de main-d'oeuvre et le droit social n'existaient pas. Ce sont les mots exacts de M. Taylor, lequel s'exprimait du reste très clairement dans Le Monde en décembre 2001, le quotidien concluant : « Quand Morry Taylor dit dans la presse qu'il aurait été préférable de racheter des équipements pour Goodyear hors de France, on voit bien que cette vente consistait pour Goodyear à sous-traiter une délocalisation. » M. Taylor a donné son point de vue à plusieurs reprises dans Le Monde et je reviendrai sur la lettre qu'il a envoyée à Arnaud Montebourg il y a quelques mois.
Si les discussions avec Goodyear avancent néanmoins, on s'aperçoit, au fil du temps, que le groupe Titan campe sur ses positions et n'entend pas aller au-delà de deux ans d'investissements puisqu'il prétend ne pas connaître l'avenir du marché agricole – ce qui est complètement faux : tous les experts d'Europe et du monde savent pertinemment que le marché agricole dans le secteur du pneu radial est fort lucratif et amené à se développer, sa croissance devant quasiment doubler pendant les cinq prochaines années. Le groupe Titan ne veut pas donner de garanties – et on va comprendre pourquoi –, alors que la justice française exige que le chiffre d'affaires prévisionnel donné par le groupe soit de cinq ans et non deux ans.
Après trois mois de discussions, la direction de Goodyear décide, le 26 septembre 2012, contre toute attente, de programmer une réunion exceptionnelle du CCE à Rueil-Malmaison avec à l'ordre du jour la validation du plan de départs volontaires et du projet Titan. Nous sommes polis et donc nous rendons à la réunion. Alors que, d'une manière générale, les documents nous sont remis sept ou huit jours avant les réunions, rien de tel ici. La direction arrive avec un tas de documents qu'elle nous remet en mains propres. Nous nous apercevons alors qu'on nous demande de valider la reprise exacte du plan social invalidé par la justice à trois reprises – c'est ce qu'on appelle un accord de méthode et non pas un plan de départs volontaires. Face à notre refus de donner un avis sur un document qui n'était pas celui négocié, la direction claque la porte et annonce, le 27 septembre, que la CGT refuse de discuter alors qu'elle était prête à tout signer. Si vous trouvez un seul tract dans lequel la CGT affirme être prête à signer un plan de départs volontaires en abandonnant sur le site des centaines de salariés à leur propre destin, venez donc me voir ! Jamais nous n'avons soutenu une telle position. Nous avons toujours dit que notre première préoccupation était le devenir des salariés qui restaient et non pas celui de ceux qui pouvaient partir !
Je rappelle un point très important qui pourra en éclairer certains en matière juridique ou sociale : un plan de départs volontaires peut être appliqué de plusieurs façons. La première est la conclusion d'un accord avec le ou les syndicats ayant recueilli plus de 33 % des voix aux élections professionnelles, comme le prévoit la loi de modernisation sociale voulue par les organisations syndicales. La deuxième voie consiste à organiser un référendum du personnel. La troisième est la dérogation administrative.
Puisque tant de salariés souffrent au sein de l'entreprise, puisque tant de salariés de l'activité agricole ne se préoccupent plus de leur avenir et veulent d'un plan de départs volontaires, enfin puisque la direction a la certitude que tout le monde va valider un tel plan, nous demandons à Goodyear d'organiser un référendum. Si la direction avait organisé un tel référendum et que les salariés avaient validé le plan de départs volontaires, celui-ci aurait été mis en place. Ce n'est donc pas la CGT qui a empêché le PDV, c'est la direction qui n'en a pas voulu et elle a préféré faire porter la seule responsabilité de l'échec du dialogue social à la CGT Goodyear Amiens-Nord.
En avril 2013, tout comme en avril 2011, se tiennent des élections professionnelles. La CGT Goodyear remporte une large audience. Dans le premier collège, elle obtient cinq sièges sur six et, dans le second, celui des agents de maîtrise et des techniciens, quatre sièges sur quatre. La CGT recueille 86 % des suffrages tous collèges confondus et, pour la première fois, elle réalise un score historique dans le collège cadre : 47 %, soit un désaveu total pour la direction d'autant que les salariés ont largement eu le choix. Deux cultures se sont fait face : celle de la CGT qui se battait pour l'emploi et celle de deux autres organisations syndicales qui entendaient valider le projet de la direction. Résultat : ces deux derniers syndicats n'obtiennent à eux deux que 14 % des voix. Je laisse chacun tirer les conclusions de ces chiffres.
À ce jour, aucun salarié n'a perdu son emploi pour raison économique, pas un seul. Je rappelle que depuis presque six ans nous nous battons au quotidien dans cette usine. Pas plus tard que ce matin nous assistions à une audience de la cour d'appel de Versailles. On ne se bat pas pendant six ans par hasard. Les employés de Goodyear – dont la moyenne d'âge est de cinquante ans et l'ancienneté moyenne de vingt-cinq ans – ne savent faire que des pneus. Qui, aujourd'hui, dans notre région, va les embaucher ? Personne. C'est pour cela que, d'un point de vue symbolique, la lutte que nous menons est importante. Les gens se battent pour garder leur boulot. Néanmoins, les dommages collatéraux sont très importants : une telle résistance est forcément épuisante – et il faut noter que la direction du groupe déploie tous les moyens dont elle dispose pour détruire le mental du personnel.
D'ailleurs, le 21 août 2013, l'inspection du travail d'Amiens a constaté, après une visite inopinée, une souffrance au travail inacceptable. Elle a par conséquent demandé à la direction de « se conformer au plus vite à ses obligations ». J'ai apporté la lettre de l'inspection du travail, lettre que je tiens également à votre disposition et qui reproche à la direction de n'avoir rien fait depuis des années pour permettre aux salariés de continuer à travailler sur ce site dans des conditions qui respectent l'intégrité humaine. La première règle d'un employeur, c'est d'assurer l'intégrité physique et mentale du personnel.
Goodyear n'a jamais obtenu jusqu'à ce jour le feu vert pour réaliser une restructuration. Or, à l'heure où je vous parle, 95 % de cette restructuration a déjà été mise en oeuvre. On a donc maintenu un effectif pour fabriquer un certain nombre de pneus, la fabrication de ces derniers ayant été délocalisée en tout ou partie vers des pays à bas coûts de main-d'oeuvre, notamment vers le site de Dębica – comme je vous le prouverai par la suite. Aujourd'hui, la préoccupation première des salariés est de savoir ce qu'ils vont faire de leur journée. Des pères de famille qui viennent dans une usine où il n'y a pas de travail, c'est pire que tout – dépressions, déprimes, tentatives de suicide… L'inspection du travail d'Amiens passe un temps fou à rappeler à la direction de Goodyear qu'elle a des obligations légales.
Le 31 juillet 2013, Goodyear annonce aux bourses du monde entier ses résultats du second trimestre 2013 : progression de 12,2 % du titre, bénéfice net de 136 millions d'euros contre 60 millions d'euros l'année précédente pour la même période, augmentation de 3 à 5 % des ventes en Europe – là où on nous dit que les pneus que nous fabriquons et qui sont délocalisés ne se vendent plus ! Le bénéfice opérationnel devrait atteindre, fin 2013, quelque 1,6 milliard de dollars, soit le meilleur résultat depuis la création du groupe Goodyear il y a plus de cent ans. Le jour de l'annonce de ces résultats, l'action fait un bond de 23 % en bourse ; en deux jours elle augmente de 80 %. Vous pourrez retrouver sur internet les résultats de ce groupe qui se porte très bien – je vous les ai apportés en anglais et en français. Vous constaterez que je ne vous rapporte là que des faits.
Je tiens également à vous faire part de plusieurs rapports d'experts. L'un d'eux, du cabinet AMC, est assez éloquent. Les chiffres qu'il donne à la page 35 montrent que la situation actuelle de l'établissement d'Amiens-Nord est « le résultat de la décision de Goodyear de restructurer ses capacités de production. Goodyear a lentement mais sûrement transféré la production de cet établissement vers les autres filiales européennes dès 2008. Le volume de production d'Amiens-Nord a diminué de 75 % entre 2006 et 2012 alors que les pneus Goodyear sur la région EMEA diminuent de 11 % en volume entre 2006 et 2010. Il serait inapproprié de faire une photographie du coût de main-d'oeuvre et du coût de production d'un pneu d'Amiens-Nord aujourd'hui dans une situation où les capacités de production et de main-d'oeuvre sont devenues inadaptées au volume de production et où l'établissement souffre d'un sous-investissement chronique. » Le rapport se termine par ces mots : « Nous manquons d'informations pour juger de la rentabilité de l'établissement puisque le système cost-plus ne reflète en rien la réalité économique et commerciale de l'activité du marché et du pneumatique Goodyear. »
La direction Goodyear a en effet créé, en 2005, un support nommé système cost-plus en vertu duquel les sites de production, hormis ceux d'Allemagne, ne sont plus que des centres de façonnage. Auparavant, la production répondait à la demande de clients comme Peugeot, Renault, Volkswagen… Nous fabriquions des pneus que nous revendions directement à ces clients. Le complément différentiel entre le coût de production et le prix de vente revenait à notre établissement. Il servait à l'auto-investissement et nous pouvions ainsi rester à flots par rapport à nos usines soeurs. Dès lors que la direction a mis en place un système de cost-plus, nous ne sommes plus du tout dans cette logique.
En effet, l'établissement ne gère plus l'aspect financier qui relève de GDTO, filiale que Goodyear a créée et qui est une sorte de centre financier situé au Luxembourg. Pourquoi le Luxembourg ? Je vous laisse réfléchir… C'est donc au Luxembourg que sont prises certaines décisions concernant notamment les niveaux d'investissement – si on investit, on permet à une usine d'aller mieux ; sinon, forcément, elle crève ! Ensuite, on donne des volumes d'activité ou non, on les transfère ou non. Enfin, chaque pneu produit à Amiens-Nord, à Amiens-Sud ou ailleurs – sauf en Allemagne pour des raisons financières – est revendu au groupe et le groupe nous octroie 5 % de marge par pneu, ni plus ni moins. Tout le reste, le complément entre ce qui nous est racheté plus les 5 % et le prix de vente, c'est le Luxembourg – paradis fiscal – qui se le met dans la poche.
Ce même système a été mis en place chez Continental et de très nombreux grands groupes. Il permet non seulement une fuite en avant fiscale, mais aussi d'échapper à tout contrôle dans le pays d'origine où sont fabriqués les pneumatiques. Cela permet d'autant plus facilement de justifier la fermeture d'un établissement comme le nôtre.
Certains éléments du rapport dont il est ici question sont intéressants. Ceux, par exemple, concernant la part de l'activité de l'appareil productif. Tout le monde évoque la dette de Goodyear, qui serait si importante qu'elle justifierait la fermeture de l'usine d'Amiens-Nord. Je rappelle au passage que si le taux d'endettement de tous les ménages français était le même que celui de Goodyear Monde, croyez-moi, l'économie se porterait très bien ! Je ne suis pas expert en la matière, mais je constate que la dette du groupe ne représente pour 2012 que 42 % des capitaux propres. Dans le même temps, le groupe Titan qui pensait racheter notre usine semble avoir un sérieux problème : il est endetté à hauteur de 192 % ! Et pour lui tout se passe bien, on ne parle pas de sa dette… En réalité, en fermant le site c'est à une délocalisation que l'on veut procéder !
Certains chiffres parlent d'eux-mêmes. Pendant que notre usine produit moins de pneus, pendant que l'on amuse certaines personnes avec des éléments qui ne correspondent pas à la réalité, pendant que des gens souffrent dans une entreprise où il est de plus en plus difficile de travailler, l'importation du pneu Goodyear explose ! En 2004, 1 % des pneus Goodyear, en France, étaient importés de Chine ; ce taux est passé à 15 % en 2010 et il est aujourd'hui de 20 %. On a cherché à nous faire croire que les usines implantées en Chine n'avaient vocation qu'à alimenter un marché local – c'est complètement faux.
Du plus, la question économique n'est pas seule en cause. En 2007, le magazine Que choisir, pour la première fois, livrait les résultats d'une étude comparative sur les pneus, s'agissant notamment des taux de HAP-CMR. Surpris de constater que ceux-ci étaient 75 fois supérieurs pour un pneu produit à Amiens-Nord que pour un pneu produit par Michelin dans une autre usine, nous nous sommes renseignés. Les HAP sont les hydrocarbures aromatiques polycycliques et les CMR des agents cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques. Nous avons demandé une réunion du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), provoquant un vent de panique au sein de la direction qui nous a enjoint de ne pas nous inquiéter. Nous avons commandé une expertise auprès du cabinet agréé CIDECOS. Résultat : Goodyear a caché à l'ensemble du personnel qu'il utilisait des produits cancérogènes, que le décret de 2001 n'était pas appliqué – et il ne l'est toujours pas à l'heure où je vous parle. On a gagné un procès au pénal à Amiens, mais on n'a toujours pas obtenu l'application de l'article 700 du code de procédure civile qui nous permettrait de faire vivre une association que l'on a créée pour les ex-salariés partis à la retraite ou pour leurs ayants droit puisque nombre de nos camarades décèdent à la suite de cancers.
On doit respecter des obligations en Europe : à partir de 2011, les entreprises n'ont plus eu le droit d'utiliser ces produits dans la production de pneumatiques. Mais en Chine, ce n'est pas interdit. Et quand on importe des pneumatiques de Goodyear made in China en Europe, personne ne va voir ce qui se trouve à l'intérieur. Or l'expertise menée par le magazine Que Choisir concernait non pas le contenu des pneus, mais ce que dégageaient ces pneus en roulant. Michelin s'est pour une fois mis en conformité avec la législation. Le décret de 2001 s'applique à tout le monde. Il prévoit le remplacement des produits nocifs par des produits de substitution. Reste que ces derniers coûtent 1,5 voire 2 points de plus par tonne que les produits de base qui déclenchent des maladies. Goodyear fait donc abstraction de tout cela.
Les cabinets AMC, ALTER et CIDECOS ont tous, sans exception, dû faire face à une obstruction de la direction. Ils sont tous encore devant les tribunaux faute de pouvoir faire leur travail. En revanche, depuis quelques années, le groupe Alpha Conseil, lui, s'est spécialisé dans la cellule de reclassement ; il vend donc du tout compris. Sans pouvoir à ce jour en apporter la preuve, nous constatons que ce groupe, qui en moins de quatorze jours a rendu un rapport catastrophique pour les salariés mais exceptionnel pour la direction, est le même qui propose deux cabinets de reclassement : SODIE et SEMAPHORES. Or Alpha Conseil, SECAFI, SEMAPHORES et SODIE appartiennent au même groupe. Pur hasard, nous dit-on ; mais ce n'est pas moi qui ai choisi deux cabinets de reclassement appartenant au même groupe que le cabinet qui, en quatorze jours, a validé la fermeture de l'usine !
Dans le même temps, le cabinet CIDECOS était assigné à Lyon où se trouve sa maison mère, parce que la direction a estimé qu'il ne rendait pas suffisamment rapidement son rapport. Le cabinet a fait valoir qu'on ne lui donnait pas les moyens de travailler et la direction a répondu qu'elle avait mis en place une data room avec des tonnes de documents. Mais aucun de ces documents ne contenait ce qui était recherché. Et lorsque CIDECOS demandait si la situation d'Amiens-Nord était liée en tout ou partie à la délocalisation de la production, la direction déclarait ne pas vouloir donner de réponse. Le cabinet ne pouvait donc pas avancer. S'il tentait d'obtenir des informations en dehors de la France, on lui répondait qu'il débordait son périmètre de compétences. Une nouvelle bataille juridique s'est donc engagée avec nos cabinets d'expertise. C'est regrettable, une fois de plus, mais on ne peut pas avancer dans ces conditions : Goodyear fait systématiquement obstruction dès lors qu'un rapport va dans l'intérêt du personnel.