Je suis membre du CSHCT depuis des d'années. La souffrance au travail n'est pas un vain mot. Au fil du temps, les gens sont passés de la fierté à venir travailler dans cette usine à un dégoût motivé par un acharnement sans nom de la part de la direction. Et soyons clairs : s'il y avait du travail ailleurs, les gens seraient tous partis. J'en ai vu pleurer à leur poste de travail, souffrir, revenir d'un arrêt de travail parce qu'on était allé les « décrocher » chez eux – ils étaient en train de se pendre ! J'ai des témoignages et j'ai déposé des plaintes au commissariat avec plus de 300 salariés, plaintes qui à ce jour, hélas, sont restées sans suite. La souffrance au travail, c'est quand vous avez un employeur, un directeur d'usine, M. Michel Dheilly, qui passe dire aux salariés qu'il a été nommé directeur, qu'il est payé pour fermer l'usine et qu'il va le faire. Ces salariés auxquels on annonce qu'ils vont être licenciés ne demandent qu'une chose : faire leur boulot.
Plus que la souffrance au travail, c'est une souffrance quotidienne ; il n'y a pas une journée, pas une heure où le groupe Goodyear ne nous rappelle que notre sort est scellé et qu'il veut faire de nous des chômeurs de longue durée, des exclus de tout, même du droit de vivre. Quand vous perdez votre travail, vous ne perdez pas seulement la motivation pour vous lever le matin, vous perdez votre dignité. Vous perdez le droit à une mutuelle, donc le droit de vous soigner. Imaginez : vous êtes en vacances et vous apprenez que Goodyear vous a envoyé une lettre en recommandé pour vous signifier de ne pas vous inquiéter car on va s'occuper de vous ; ou alors vous passez les fêtes de Noël et du Nouvel an en famille et Goodyear vous envoie une petite lettre annonçant la fermeture de votre usine dès le mois de janvier. C'est quotidien ! Quelques managers, pas tous, ont enfin compris, après de très longues années, que la souffrance au travail pouvait vite devenir un problème pénal pour ceux qui en étaient à l'origine. Des résultats ont été obtenus dès lors que des plaintes ont été déposées par les salariés, dès lors que l'inspection du travail a diligenté une enquête aux termes de laquelle elle a demandé à la direction Goodyear de cesser immédiatement de harceler le personnel.
Aujourd'hui, si certains salariés de quarante-cinq ans n'ayant pas de projet acceptent 10 000 euros pour partir, c'est qu'ils n'en peuvent plus de travailler dans ces conditions, ce n'est pas parce qu'ils veulent devenir chômeurs. Pas moins de 350 personnes ont disparu des effectifs. Quand Goodyear a commencé à permettre les départs, certains se sont précipités en disant : « Avec 20 000 euros, moi je me tire ! » Et voulez-vous que je vous dise où en sont ces gens-là ? Certains ont acheté des cafés, des bars-tabac, des kebabs, des pizzerias, parce qu'ils n'en pouvaient plus. Résultat : tout leur système s'est écroulé et ils sont chômeurs de longue durée !
Il faut mesurer les conséquences d'un travail qui vous met en danger jusqu'à votre domicile, car chez Goodyear la souffrance ne s'arrête pas quand on franchit la barrière pour rentrer chez soi et elle ne commence pas quand on passe le poste de garde en allant à l'usine. La souffrance, elle est présente quand on se lève, quand on se couche, quand on allume la télévision, quand on entend tout ce qui se passe, quand on voit que le taux de chômage explose en France, quand on apprend que la durée moyenne de retour à l'emploi pour un ouvrier non qualifié est de trente-six mois alors que la période de chômage est de vingt-quatre mois et que le RSA ne dépasse pas 475 euros par mois. Vous croyez donc que la souffrance au travail n'est pas voulue par la direction ? Elle est délibérée.
La direction Goodyear a réussi au moins une chose : ce qu'elle n'a pas obtenu par le biais d'une justification économique, elle est en train de l'obtenir à travers la destruction mentale, physique de l'ensemble du personnel de cet établissement, depuis l'opérateur jusqu'au cadre dirigeant – exceptés certains qui prennent un malin plaisir à massacrer les salariés parce qu'on leur a certainement proposé de meilleurs postes ailleurs au sein du groupe.
Quant au plan de formation, je suis assez bien placé pour vous en parler puisque je suis responsable de la commission formation depuis maintenant huit ans. Ne nous racontons pas d'histoires : la formation, jusqu'à il y a environ six ans, c'était former un peu mieux ceux qui l'étaient déjà beaucoup et ne pas former du tout ceux qui ne l'étaient pas du tout. Dans l'atelier, où nous diffusons régulièrement des informations aux salariés, nous nous sommes aperçus, une fois, en distribuant un tract, que certains souffraient d'illettrisme. Nous avons donc interpellé la direction, exigeant une réunion exceptionnelle de la commission. Une première période de remise à niveau a été organisée. Le code du travail impose à l'employeur de maintenir le niveau de formation qu'avaient les salariés lors de leur arrivée sur le site, mais cette obligation légale est violée par le groupe Goodyear et par son usine d'Amiens-Nord.
Pour ce qui est de la formation professionnelle dans le cadre du passage aux 4x8, il n'était strictement rien prévu. Pensant qu'un opérateur qui fabrique des pneus est capable de le faire le samedi ou le dimanche comme le lundi ou le mardi, la direction n'a pas envisagé de plan de formation. Dans le cadre du plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) – si l'on peut encore l'appeler ainsi : ce sont plutôt les finances de quelques actionnaires que l'on sauvegarde ! – deux cabinets vont s'en sortir tranquillement : SODIE et SEMAPHORES. Si vous multipliez 1 175 par 8 000, 10 000, 15 000, 20 000 euros, vous vous rendrez vite compte que ces cabinets ne connaissent pas la crise !
Quant au dialogue social, j'ai assisté à des réunions pendant lesquelles il était très difficile de garder son calme. Quand vous avez devant vous une assemblée de 200 pères de famille dont 30 % sont à deux doigts de péter une durite, et qu'on leur propose une formation de cueilleur de champignons – je l'ai vraiment entendu –, si ça, ce n'est pas se foutre de la gueule des gens, je ne sais pas ce que c'est ! La formation chez Goodyear, c'est simple : on vous vire et on va vous former ! À ce rythme endiablé, la France aura certainement les chômeurs les mieux formés du monde. On sera chômeur de longue durée, mais formé. Par exemple, pour ce qui me concerne, je n'ai pas de diplômes – j'étais une tête de Turc à l'école – et quand je suis arrivé chez Goodyear, j'ai eu l'avantage d'y être embauché, même si ce n'était pas mon rêve et si ce n'était pas la panacée. J'ai travaillé pendant trente ans sans être formé, car on m'a demandé non de réfléchir mais de faire des pneus et, un beau jour, on me dit qu'on va me former. Si, en rentrant chez moi, j'ai pris l'habitude de ne pas allumer TF1 et de ne pas regarder les émissions à la con, si je ne suis donc pas trop lobotomisé, je parviendrai peut-être à réfléchir un peu. Mais vous croyez que quelqu'un de cinquante-cinq ans qui a passé sa vie à ne faire que des pneus est embauchable – surtout s'il a sur le front l'étiquette de celui qui a harcelé son patron pendant six ans pour ne pas être viré ? Qui va embaucher ces gens-là ? Il faut arrêter de rêver !
J'adore l'expression : redynamiser le bassin d'emploi ! J'ignore ce qu'on redynamise, mais ce n'est pas le bassin d'emploi. Alors que Goodyear possède environ 90 usines dans le monde pour 70 000 postes, lorsqu'il prévoit de fermer une usine de 1 173 salariés, dont plus des deux tiers sont des ouvriers sans qualification professionnelle, il nous propose en tout et pour tout 140 postes d'ouvrier de production, tout le reste relevant du niveau ingénieur au minimum. Cela donne une idée de l'agressivité de ce plan de sauvegarde de l'emploi (PSE).
Qu'est-ce qu'une cellule de reclassement active, une offre d'emploi valable ? Une formation professionnelle de plus de 200 heures est considérée comme un reclassement du salarié, sauf que celui-ci est toujours sans travail. En matière de formation professionnelle, les quelques avancées que l'on peut constater ont été obtenues grâce à la pression que nous avons exercée sur la direction pour qu'elle respecte ses obligations légales. À l'heure où je vous parle, des sessions concernant environ 20 % du personnel se tiennent toutes les semaines. Il s'agit de « remises à niveau français-math » – voilà ce que Goodyear appelle la formation professionnelle des salariés. Pendant ce temps, des budgets colossaux sont dégagés dans le cadre du plan formation sur les méthodes de management, la façon de gérer une situation de crise, la manière d'installer un dialogue social.
J'ai été embauché le 9 juin 1992 – Goodyear est mon premier employeur et, j'espère qu'il sera le dernier jusqu'à la retraite. En juillet de la même année, je n'ai pas pu prendre mon poste, car l'usine était bloquée. L'année suivante, toujours au mois de juillet, l'usine était à nouveau bloquée. Tous les ans, en juillet, Goodyear nous annonçait une petite chose. Le dialogue social n'a jamais existé, car le rapport de force a toujours prévalu. On parle de « partenaires sociaux », mais je ne suis pas un partenaire, je suis un syndicaliste et eux sont la direction. Nous pouvons nous entendre et j'en ai fait la démonstration tout à l'heure : en 2000, la CGT Goodyear a signé un accord RTT permettant la création de 364 emplois ; Goodyear a ainsi pu ouvrir son usine deux jours de plus et réaliser des investissements massifs. Dès lors qu'un accord permet de faire avancer la situation des salariés et de l'entreprise, je ne vois pas pourquoi nous nous y opposerions. Mais on ne peut demander à une partie seulement de faire des efforts sans lui garantir un avenir. Je ne suis pas le syndicaliste de la direction ; j'ai été élu par des salariés et c'est à eux que je dois en référer.