Intervention de Amiral Édouard Guillaud

Réunion du 3 octobre 2013 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Édouard Guillaud, chef d'état-major des armées :

Ces deux projets de loi déclinent les orientations du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, qui définit un nouveau modèle d'armée à l'horizon 2025, mais ils sont de nature différente – la loi de programmation militaire pour 2014-2019 est en effet un choix politique sur le moyen terme, alors que la loi de finances pour 2014 est un choix budgétaire sur le court terme. Mais ils traduisent tous deux la volonté de conserver des capacités aussi complètes que possible pour garantir à la France son autonomie d'appréciation, de décision et d'action, ainsi que sa capacité d'entraînement au sein de coalitions.

La stratégie militaire générale reste inchangée dans ses grandes lignes, structurée par les trois grandes missions rappelées par le Président de la République : la protection, la dissuasion et l'intervention extérieure. Mais, sous une forte contrainte budgétaire, les contrats opérationnels – et donc les formats – ont été revus à la baisse, tout en restant adaptés aux engagements les plus probables. Cette révision affecte principalement les capacités d'intervention extérieure.

Dans sa construction, le modèle 2025 est adapté à l'ambition décrite par le Livre blanc. Le critère qui a guidé ma réflexion sur ces deux projets de loi est celui de la cohérence : cohérence entre la programmation des ressources pour la période 2014-2019 et le modèle 2025, dont elle constitue une première étape ; cohérence entre le PLF et la LPM, qui conditionne l'entrée en programmation et donc la réalisation du modèle dès le départ.

Le projet de LPM qui vous est présenté prend en compte les besoins actuels et prévisibles de nos armées à l'horizon 2025, qu'il s'agisse de l'enveloppe financière retenue ou des priorités. Les ressources totales de la mission « Défense » inscrites dans le PLF sont conformes à la première annuité de la LPM, mais le diable se cache dans les détails… Dans son discours devant les membres du Conseil supérieur de la fonction militaire, lundi 30 septembre, le Président de la République a rappelé que chaque euro compte.

Cette cohérence est un point de satisfaction, mais elle ne préjuge pas des défis importants que nous aurons à relever. Je sais que le ministre de la Défense est très mobilisé sur ce front, comme vous tous ; c'est un signal positif et fédérateur pour les femmes et les hommes qui servent au sein des armées.

Ma mission de chef d'état-major des armées est de garantir au Président de la République des armées prêtes à l'emploi et capables de contribuer pleinement à la stratégie de défense et de sécurité de notre pays.

Vous le savez, la disponibilité et l'efficacité de nos armées reposent sur quatre paramètres : la cohésion des militaires et des civils des armées, la préparation opérationnelle, la disponibilité de matériels de qualité, et enfin la réactivité. Tout cela forme un capital précieux, accumulé dans le temps long des engagements opérationnels, des ressources humaines et des programmes. C'est un capital qui doit être entretenu : toute fragilisation de l'un ou l'autre de ces éléments affecterait la liberté d'action du politique.

Dans un contexte budgétaire et économique particulièrement difficile, je constate que les projets de LPM 2014-2019 et de PLF pour 2014 prennent en compte les priorités de nos armées pour le court et le moyen terme. En conséquence, des domaines jugés moins prioritaires sont mis sous tension. Enfin, le ministre, comme le délégué général pour l'armement (DGA), ne vous l'a pas caché : la mise en oeuvre de la LPM sera exigeante, et elle nécessitera de relever des défis difficiles dès l'exécution de la loi de finances pour 2014.

Avant de développer ces points, je voudrais partager avec vous quelques enseignements tirés des opérations récentes, en particulier de l'opération Serval, qui restera sans doute pour les armées l'un des moments les plus marquants de cette année 2013.

Vous êtes déjà au fait de cette opération, en particulier depuis la publication du rapport d'information de MM. Christophe Guilloteau et Philippe Nauche. Mais je crois important d'y revenir : en effet, Serval a validé certaines orientations du nouveau Livre blanc, qui était en cours d'élaboration. Cette opération manifeste l'excellence de nos armées et l'engagement des femmes et des hommes qui ont choisi d'y servir : cette réalité bien concrète mérite d'être rappelée. Elle l'a d'ailleurs été le 14 juillet dernier.

Au plan stratégique, Serval a d'abord confirmé l'importance de l'aptitude de nos armées à entrer en premier, c'est-à-dire à planifier et à conduire une opération nationale, en y intégrant des soutiens fournis par d'autres nations. Cette aptitude, qui s'appuie sur des capacités de renseignement et de commandement souveraines, doit être pérennisée : sans elles, et à défaut d'autres États, alliances ou organisations volontaires, rien n'aurait été possible au Mali. Ces capacités constituent un formidable levier d'action.

De plus, l'impérieuse nécessité d'être en mesure de concevoir et de mettre en oeuvre une stratégie globale, intégrant les domaines de la sécurité, de la gouvernance et de la reconstruction, est évidente. C'est, dans des interventions du type de Serval, la solution gagnante, d'autant qu'elle s'appuie sur les acteurs régionaux, les mieux à même de gagner une paix durable. Dans cet esprit, les forces d'intervention ont vocation à soutenir ces acteurs régionaux en leur fournissant les capacités qui leur manquent : renseignement, commandement, appui et logistique, principalement. Les forces d'intervention n'ont pas vocation à agir à long terme ; il faut donc passer la main dès que possible, c'est-à-dire dès que les forces locales ou régionales peuvent assurer leurs missions dans des conditions satisfaisantes. C'est ainsi qu'il faut penser nos interventions futures, et c'est en cela que nos nouveaux contrats opérationnels d'intervention extérieure me paraissent adaptés.

Au plan opérationnel, Serval a une fois encore souligné que la réactivité de nos forces est un facteur clef de succès. Cette réactivité est liée à leur prépositionnement dans la région et à l'activation de nos modules d'intervention en alerte. À l'heure où nos implantations militaires à l'étranger vont être réexaminées, je crois essentiel de viser la conservation d'un dispositif flexible, susceptible d'évolutions, mais permanent, réparti sur plusieurs sites complémentaires.

Ensuite, la polyvalence de nos forces et leur capacité d'adaptation ont permis de définir de nouvelles combinaisons opérationnelles, adaptées à la réalité du terrain. Je pense à l'intégration de tous nos aéronefs dans une seule et même manoeuvre aérienne, avec un niveau d'osmose interarmées très abouti, en particulier entre chasseurs et hélicoptères, le tout concourant aux opérations terrestres en cours. Certes, l'agilité tactique et opérative, qui consiste à déployer nos ressources rares d'un point à l'autre d'un théâtre ou entre plusieurs théâtres, atteint ses limites lorsque le besoin est très supérieur à l'existant. La capacité à réaliser beaucoup avec des moyens finalement comptés – 5 000 hommes engagés au plus fort de Serval – est une caractéristique française, reposant essentiellement sur la préparation opérationnelle. C'est une priorité du Livre blanc, à laquelle le ministre tient beaucoup.

Est enfin apparue la nécessité de renforcer nos coopérations multinationales, pour pallier l'insuffisance de certaines capacités nationales. Au Mali, nous aurions pu agir seuls, mais pas aussi vite ; le concours de moyens de renseignement britanniques et américains a été précieux, et 30 % de nos besoins de transport ont été assurés par nos partenaires nord-américains et européens.

Les initiatives de type European Air Transport Command (EATC) pour l'aviation de transport doivent être soutenues dans les domaines où nos insuffisances sont les plus criantes ; c'est le sens des projets que nous portons avec nos partenaires européens pour les avions ravitailleurs ou les drones. On est tout à fait dans l'esprit des mutualisations préconisées par le Livre blanc, des mutualisations pragmatiques assumées avec ceux qui veulent – et qui peuvent.

Venons-en à l'examen des projets de LPM et de PLF.

Les ressources budgétaires inscrites au projet de LPM s'élèvent à 183,9 milliards d'euros courants sur la période 2014-2019. Ces crédits sont complétés par d'importantes ressources exceptionnelles concentrées sur les quatre premières années : 6,1 milliards d'euros courants au total. Nous compterons donc sur 190 milliards d'euros courants pour l'ensemble de la législature. Pour l'année 2014, les ressources totales de la mission « Défense » sont de 31,4 milliards d'euros, dont 1,8 milliard de ressources exceptionnelles.

Dans un contexte de maîtrise des dépenses publiques, cela représente un engagement fort de l'État. Nous en sommes pleinement conscients.

Au regard des priorités de nos armées, la LPM et le PLF permettent de conjuguer engagement opérationnel et préparation de l'avenir : ils marquent en effet un effort au profit de la préparation opérationnelle, socle de l'efficacité d'une armée. Cet effort, qui porte principalement sur l'entretien programmé des matériels (EPM), permettra dans un premier temps de disposer d'un niveau de préparation opérationnelle globalement comparable à celui de 2013 – niveau toutefois inférieur de 15 à 20 % aux standards internationaux reconnus. Il devrait ensuite – le Président de la République l'a répété cette semaine – tendre vers ces standards à partir de 2016.

Cet effort est indispensable. Ces dernières années, les indicateurs d'activité opérationnelle ont connu une érosion continue, qui s'est accentuée en 2012. Elle s'explique par des crédits d'EPM insuffisants alors que les coûts augmentaient, hausse que ni la diminution des parcs ni le prélèvement de pièces détachées dans les stocks – que l'on désigne de façon imagée comme la « cannibalisation » – n'ont permis de compenser. Les tensions créées sur de nombreux stocks ont fini par affecter la disponibilité des matériels, notamment des plus anciens. Nous devrions terminer l'année 2013 avec une disponibilité moyenne de 40 % pour les véhicules de l'avant blindé (VAB), 48 % pour les frégates, et 60 % pour les avions de combat de l'armée de l'air. Ces taux sont évidemment très supérieurs en opérations extérieures.

Les crédits consacrés à l'EPM dans le cadre de ce projet de loi progresseront en valeur de 4 % par an en moyenne sur la période 2014-2019, et de 5,5 % dès 2014. C'est un point de satisfaction. Les effets de cet effort financier devraient être renforcés par l'application du principe de différenciation, apparu formellement dans le Livre blanc, qui commande d'équiper et d'entraîner nos forces au juste besoin, et de distinguer plus finement les forces en fonction de leurs missions les plus probables. Nous n'en mesurons pas encore tous les bénéfices en termes de coût et d'organisation, et ceux-ci ne devraient pas se concrétiser avant 2016 ou 2017, mais c'est l'un des fondements du nouveau modèle, et chaque armée travaille à sa mise en oeuvre.

Les projets de LPM et de PLF prennent donc en considération l'une de nos principales difficultés. Ils permettent par ailleurs d'investir dans les équipements, en cohérence avec les priorités du Livre blanc. L'agrégat « Équipements » sera doté de 102 milliards d'euros sur la période, soit 54 % des ressources totales, et de 16,5 milliards d'euros pour l'année 2014, qui verra la livraison de nombreux matériels : l'armée de terre recevra 77 véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI), quatre hélicoptères Tigre dans la version appui-destruction (HAD), quatre hélicoptères de transport NH-90, treize lance-roquettes unitaires, et 115 porteurs polyvalents terrestres – 250 de ces porteurs polyvalents seront par ailleurs commandés. L'armée de l'air recevra onze Rafale, quatre A400M, ainsi que le dixième et dernier système sol-air à moyenne portée terrestre (SAMPT). La marine nationale réceptionnera sa deuxième frégate multi-missions (FREMM), trois hélicoptères de combat NH-90, et bénéficiera de la commande du quatrième sous-marin de type Barracuda. Enfin, le segment spatial des armées sera renforcé, en particulier par la livraison du satellite de télécommunications franco-italien SICRAL, et par celle de stations de communications par satellite SYRACUSE III et COMCEPT.

S'agissant de l'équipement, je voudrais souligner que, en euros 2013, la trajectoire des crédits d'équipement est quasi stable à 16,1 milliards d'euros annuels en moyenne sur la période 2014-2019, c'est-à-dire au niveau de la loi de finances initiale (LFI) pour 2013. Or le coût des facteurs – qui englobe le prix des matières premières et de la technologie ainsi que les coûts de production industrielle – est toujours supérieur à l'inflation. C'est une donnée constante dans le monde : dans tous les pays occidentaux, il faut compter un point de décalage. Nous serons donc tenus, sur la période de la LPM, de poursuivre les efforts de productivité au sein de tout le ministère de la Défense, pour compenser les effets de l'érosion inéluctable du pouvoir d'achat dans ce domaine.

En outre, l'effort d'équipement porte prioritairement sur les programmes « à effet majeur » (PEM), qui représentent 34 milliards d'euros entre 2014 et 2019, soit 5,7 milliards d'euros par an en moyenne. Il n'y aura donc ni abandon ni renoncement majeur. En revanche, avec une diminution des ressources de 41 % par rapport à la précédente programmation sur la même période, tous les programmes seront touchés : cadences de livraison revues à la baisse, échéances de lancement de programme ou de livraison de matériel décalées, ce qui reporte la question des cibles au-delà de l'horizon de cette LPM. Pour prendre un exemple emblématique, nous réceptionnerons vingt-six Rafale sur l'ensemble de la période, au lieu de onze par an lors de la LPM précédente. Ce ralentissement de cadence de près de moitié se répercute directement sur la montée en puissance des unités : il ne faudra plus deux ans pour doter un nouvel escadron de Rafale, mais cinq. Ce ralentissement est assumé, sous réserve que les solutions palliatives envisagées soient effectivement appliquées – dans ce cas précis, le prolongement de certains Mirage 2000.

Nous nous trouvons donc en situation d'équilibre instable avec très vraisemblablement – ne nous leurrons pas – la perspective de réductions temporaires de capacités. C'est l'un de mes principaux sujets de préoccupation.

Enfin, le reste de l'agrégat « Équipements » se répartit principalement sur trois domaines. Il s'agit de l'EPM, dont j'ai déjà parlé – en augmentation de 4 % par an en moyenne sur la période 2014-2019. Il s'agit de la dissuasion, pour 23 milliards d'euros, soit une progression de près de 30 % sur la période pour assurer le renouvellement des deux composantes – forte progression qui doit cependant être considérée à l'aune de ce que prévoyait la précédente programmation sur la même période ; c'est en réalité une réduction de 11 %. Le troisième domaine, pour 25 milliards d'euros, concerne des programmes d'armement moins emblématiques, mais indispensables, car gages de la cohérence organique et capacitaire des forces, ainsi que des opérations d'infrastructure et des études. Dans le contexte de vieillissement des parcs et des infrastructures, la dotation de ce domaine, stable sur la période 2014-2019, est tout juste suffisante – c'est un euphémisme. Les ressources des autres opérations d'armement (AOA) du programme 146 « Équipement des forces » sont par exemple en retrait de 18 % par rapport à ce que prévoyait la précédente programmation. Je reste optimiste, nous pouvons y arriver, mais ce ne sera pas simple.

Ce budget doit permettre de financer les priorités du Livre blanc : connaissance et anticipation, cyberdéfense et préparation de l'avenir. Le renforcement de la fonction « connaissance et anticipation » sera poursuivi, en particulier dans le domaine du renseignement spatial, avec les programmes MUSIS pour l'imagerie, CERES pour le renseignement d'origine électromagnétique et, dès l'année prochaine, avec l'acquisition d'un système de drones MALE. Au titre de la montée en puissance de la cyberdéfense, plusieurs centaines de postes seront créés sur la période 2014-2019 dans le domaine de la lutte informatique et de la sécurité des systèmes d'information ; au plan de l'équipement, 2014 mettra d'ailleurs l'accent sur ce volet de la surveillance des systèmes. Je note d'ailleurs que nous avons plutôt des difficultés à recruter dans ces domaines, car les gens qualifiés sont rares. Enfin, l'effort est marqué pour la préparation de l'avenir, soit 748 millions d'euros au titre du PLF 2014 pour les études – recherche et technologie –, et 730 millions d'euros par an en moyenne sur la période 2014-2019. C'est un point de satisfaction.

Le financement des priorités que je viens d'évoquer créera d'inévitables tensions sur les armées, en particulier dans deux domaines : le fonctionnement et la masse salariale.

S'agissant du fonctionnement, dont une part significative contribue directement à l'activité opérationnelle des forces – crédits d'entraînement et carburants opérationnels par exemple – de nouvelles économies très volontaristes sont programmées à hauteur de 600 millions d'euros sur la période 2014-2019, l'objectif étant de contenir les coûts de structure hors OPEX à environ 3,5 milliards d'euros par an en moyenne sur la période 2014-2019. Ces mesures d'économie s'appliqueront alors que le fonctionnement des armées est déjà marqué par une très forte rigidité des dépenses. L'année 2014 sera très difficile à cet égard, les économies programmées par le PLF étant supérieures de 30 millions d'euros aux 70 millions d'euros initialement prévus au titre de la LPM. Et ces 70 millions d'euros représentaient déjà un effort considérable ! Sachez, à titre d'exemple, que, pour cette année 2013, les budgets de fonctionnement de nos bases de défense auront été consommés dès novembre, et seront donc abondés en fin de gestion. Et il suffit d'aller voir pour constater que le train de vie sur ces bases n'est pas somptuaire… Les économies réalisées sur le soutien courant sont en effet absorbées notamment par la hausse du coût des fluides et de l'énergie. Ces postes représentent 40 % des dépenses des bases de défense.

Dans le format actuel de nos implantations, l'austérité budgétaire et l'exploitation de tout gisement d'économies atteignent leurs limites. Pour réduire les coûts de structure, nous devrons encore nous reconfigurer, c'est-à-dire fermer des emprises et dissoudre des unités. Ces restructurations sont indispensables pour préparer et conduire une transformation cohérente sur la durée de la LPM. Les annonces officielles pour l'année 2014 sont imminentes et très attendues.

En attendant, cette très forte contrainte sur le fonctionnement se répercutera sur les conditions de vie et de travail du personnel, d'autant que, dans le domaine de l'infrastructure, les ressources ne permettront plus de faire de maintenance préventive. Le ratio de maintenance par mètre carré restera très inférieur au ratio considéré comme satisfaisant : 4 euros par mètre carré prévus, pour 11 euros par mètre carré admis communément.

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