En qualité d'universitaire, j'affirme que l'on ne pourra plus se contenter d'apprendre aux futurs cadres dirigeants, voire aux employés, comment créer de la valeur actionnariale et réduire les coûts à tout prix ; il faudra aussi les former à intégrer une qualité sociale et environnementale dans leur pratique. À mon avis, cela prendra au moins une génération.
Je suis surprise que la notation extra-financière et le rôle de l'ISR aient été si peu mentionnés. J'aimerais en dire un mot parce que cette notation extra-financière a été un levier fantastique pour les grandes entreprises cotées : quitte à être notées là-dessus, elles ont voulu obtenir de bonnes notes.
L'ISR pose aujourd'hui une difficulté en ce qu'on ne sait plus tellement s'il reste un levier d'action minoritaire actionné par des gens qui choisissent des critères très stricts ou s'il devient simplement un segment du marché financier. On ressent là la nécessité de labels pour drainer de l'épargne et, par-là même, pour susciter l'intérêt des entreprises. D'ailleurs, les investisseurs dans les grosses PME et dans les entreprises de taille intermédiaire hors marchés financiers, qui constituent le private equity, ont entamé des démarches pour entrer dans le capital d'entreprises responsables. C'est une amorce qui intervient avec près de dix ans de retard. Les investisseurs institutionnels essaient de faire pression sur les gérants de fonds pour qu'ils se comportent différemment.
La vigilance s'impose néanmoins car, notamment dans la relation d'achat entre grandes entreprises et fournisseurs, il y a beaucoup de conformités apparentes, beaucoup de contrôles formels qui ne pénètrent pas nécessairement dans les pratiques – pour cela, il faudrait des gens convaincus. De nombreuses enquêtes montrent par exemple que, si les PME sont conformes aux codes de conduite qu'elles ont signés, une société comme EcoVadis, qui évalue les fournisseurs pour les grandes entreprises, se contente d'auto-déclarations sans vérification. Je me demande si cette prolifération de conformités, sans entrer jamais dans le coeur du management comme on devrait le faire, n'est pas un moyen de pression supplémentaire sur les PME, en plus de l'injonction paradoxale du prix. Certains fournisseurs fonctionnent en partenariat pour promouvoir la qualité, et des réseaux se sont constitués qui promeuvent les objectifs de développement durable. Mais beaucoup de grandes entreprises demandent à leurs fournisseurs d'être responsables en les payant avec des délais inadéquats. Peut-être pourraient-elles commencer par s'engager dans une démarche strictement économique : payer les fournisseurs dans des délais raisonnables est absolument indispensable avant de leur demander de signer des chartes sans réellement en vérifier l'application.
Pour ce qui est de la commande publique, je peux vous dire, étant aussi en charge des campus durables dans mon université, qu'on a énormément de mal à faire passer des conditions ne concernant pas les produits dans les appels d'offre. Sous prétexte de ne pas fausser la concurrence, on ne peut pas imposer des critères liés au comportement des entreprises. C'est un vrai problème : nous nous sentons brimés de ne pas pouvoir choisir des entreprises responsables. Il me semble indispensable de forger des outils en choisissant avec attention les critères, sachant que certains peuvent avoir des effets pervers. Des équipes de recherche devraient être constituées pour trouver les indicateurs qui se co-construisent. Il me semble que, dans la région Nord-Pas-de-Calais, de telles expériences avec les parties prenantes sont en cours.
Je terminerai sur une note optimiste que m'inspirent les deux derniers siècles écoulés. Au début du XIXe siècle, les chimistes comme Chaptal refusaient toute réglementation pour les usines chimiques au nom de la préservation de l'innovation et de la compétitivité des chimistes français vis-à-vis des chimistes anglais. Ils avaient obtenu gain de cause. Au bout d'un demi-siècle, tout de même, des législations ont été prises pour éviter les nuisances trop fortes dans les zones d'implantation. Jusqu'en 1968, dans les usines Ford, on refusait l'égalité des salaires entre hommes et femmes sous prétexte du maintien de la compétitivité et des emplois. Le film We want sex equality retrace le combat des ouvrières pour obtenir cette égalité. À voir toutes les législations sociales qui ont été mises en place au fil du temps, on peut dire que des progrès ont été accomplis, même si cela a demandé quelques demi-siècles, voire plus.