J'ai un parcours assez similaire à celui de M. Henry Dumortier. J'ai rejoint le groupe en 1996 et j'ai exercé des responsabilités de direction en France, au Maroc, en Belgique avant de retourner au Maroc à Casablanca pour prendre la direction générale de Goodyear Maroc puis celle de Goodyear Dunlop en Espagne et au Portugal. Je suis revenu en France en 2005 pour prendre la présidence et la direction générale de GDTF. En 2009, M. Henry Dumortier m'a succédé à la direction générale et j'ai pris la responsabilité de la fonction Finance du groupe Goodyear pour la région Europe, Moyen-Orient et Afrique (EMEA).
Dans le cadre de mes fonctions en France, j'ai eu la responsabilité d'étudier et de tenter de mettre en oeuvre le projet de complexe unique d'Amiens.
Je tiens à partager avec vous un véritable paradoxe. Goodyear, qui est présent en France depuis 1920, y a investi l'équivalent de centaines de millions d'euros et n'y a jamais fermé d'usine, contrairement à un grand nombre de ses concurrents. Il y a six ans, l'entreprise avait même le projet d'investir une première enveloppe de 52 millions d'euros pour créer à Amiens le plus gros complexe industriel de Picardie et y fabriquer des pneumatiques haut de gamme.
L'idée à l'époque était simple : il s'agissait de réunir dans un complexe industriel deux usines uniquement séparées par une route, la route de Poulainville. L'une de ces deux usines, l'usine Dunlop, avait intégré le groupe quelques années auparavant : il existait donc une véritable logique de rapprochement. C'était une opportunité industrielle pour le grand bassin amiénois.
Or, six ans plus tard, cette grande entreprise est contrainte d'envisager la fermeture d'un de ses deux sites parce que certains représentants des salariés ont systématiquement refusé tous les changements qui leur étaient proposés. Cette situation atterrante représente un véritable gâchis humain, social et industriel qui dépasse l'entendement.
Malheureusement, Henry Dumortier et moi-même n'avons plus aujourd'hui que deux priorités : gérer au mieux l'avenir des salariés et minimiser l'impact social, économique et environnemental de ce projet de fermeture.
Je commencerai par évoquer la structure du groupe Goodyear. La gestion de Goodyear est répartie en quatre régions : une région Amérique du Nord, une région Amérique du Sud, une région Asie-Pacifique et une région Europe-Moyen-Orient-Afrique. L'ensemble représente 70 000 salariés, cinquante-deux usines dans vingt-deux pays, trois centres de recherches et six pistes d'essais.
La région EMEA emploie un peu moins de 25 000 salariés dans dix-neuf usines réparties dans six pays et dispose de deux centres de recherche et de deux pistes d'essais. La présence industrielle y est forte en Europe de l'Ouest – Royaume-Uni, France, Luxembourg, Allemagne. L'Europe de l'Est comprend deux sites industriels – des acquisitions plus récentes pour servir ces marchés. Il existe également une usine en Afrique du Sud pour couvrir l'Afrique subsaharienne.
Il faut savoir que la région Europe produit pour la région Europe. Plus généralement même, les quatre régions du groupe Goodyear dans le monde travaillent essentiellement pour les régions où elles produisent. La région EMEA importe quelque 7 % de ses pneumatiques tourisme d'autres régions du monde, l'essentiel de ces importations provenant de notre partenaire japonais Sumitomo Rubber Industries. Puisque la Chine a été évoquée au cours de précédentes auditions, je précise que nous importons 0,01 % – soit une quantité négligeable – de notre usine chinoise de Dalian.
Nos importations de pneumatiques agricoles représentent moins de 1 % des volumes. Celles en provenance du Brésil – pays également évoqué – s'élèvent à moins de 0,02 % : il s'agit là encore d'une quantité négligeable des volumes de pneumatiques agricoles vendus sur la région.
Celle-ci exporte une petite partie de sa production, quelque 2 %, vers l'ensemble des autres régions du monde. On ne saurait donc parler de la région Europe comme d'une région qui délocaliserait sa production.
Chaque pays européen est représenté dans le cadre d'un comité central d'entreprise européen basé au Luxembourg (Goodyear European information and communication forum – GEICF).
Les activités de la partie Europe de l'Est, Moyen-Orient et Afrique de la région sont détenues par le groupe Goodyear. Dans ce groupe, deux sociétés ont un statut particulier – l'une est en Turquie et l'autre en Pologne – puisqu'elles sont cotées sur les marchés financiers locaux.
Notre activité en Europe de l'Ouest a deux actionnaires principaux : Goodyear, pour 75 % et Sumitomo pour 25 %. Dans chaque pays européen où Goodyear est présent existe une filiale de Goodyear Dunlop Tires Europe (GDTE), laquelle gère soit des activités de commerce et de distribution, soit des activités de commerce, de distribution et de production. Toutes ces sociétés sont des sociétés soeurs, ainsi que Goodyear Dunlop Tires Operations, basée au Luxembourg et qui est, elle aussi, une filiale de GDTE.
J'en viens à notre mode de fonctionnement. En Europe, celui-ci est organisé autour d'une centrale d'achat basée au Luxembourg. Cette société achète auprès de l'ensemble de nos fournisseurs la matière première et les composants nécessaires pour les usines ou façonniers qui produisent les pneumatiques. Ces pneumatiques sont acquis par la centrale d'achat, qui les revend aux sociétés distributrices de l'ensemble des pays dans lesquels GDTE a des activités commerciales et de distribution, sociétés distributrices qui, elles-mêmes, les revendent à nos clients lesquels les montent sur les véhicules des utilisateurs finaux.
Baser cette centrale d'achat au Luxembourg était un choix naturel compte tenu de l'importance de notre présence dans ce pays. Goodyear est en effet le deuxième employeur privé du Luxembourg – nous y employons plus de 3 100 personnes. Nous y avons des usines importantes ainsi que notre principal centre de recherche européen. Nous y gérons également nos activités opérationnelles.
Notre modèle de prix de transfert assure à chacune de nos entreprises opérationnelles un niveau de marge constant et comparable. Tous nos distributeurs et tous nos façonniers, à l'exception de notre centrale d'achat, sont donc structurellement bénéficiaires. Ce système est en totale conformité avec les règles de l'OCDE. Nous sommes d'ailleurs régulièrement audités par les services fiscaux des différents pays, dont la France, dans lesquels nous sommes présents en Europe.
Nous avons deux sociétés en France : Goodyear Dunlop Tires France (GDTF) et Goodyear Dunlop Tires Amiens-Sud (GDTAS). La société GDTF, qui est présente en France depuis 1920 et à Amiens depuis 1960, est à la fois un façonnier et un distributeur : elle a des activités industrielles sur les sites d'Amiens-Nord, de Montluçon et de Riom, et des activités de distribution gérées principalement à partir de son siège social et de ses équipes commerciales réparties sur le territoire français. GDTF est structurée comme n'importe quelle filiale d'une multinationale : l'équipe de direction est sous la responsabilité de M. Henry Dumortier et je préside le conseil d'administration, qui assure la bonne gouvernance de l'entreprise. Par ailleurs, des salariés, représentant le comité central d'entreprise (CCE), participent au conseil d'administration et ont donc accès à l'information relative à ses décisions. Je précise que M. Wamen, que vous avez auditionné, fait partie de ces salariés.
L'usine d'Amiens-Sud, quant à elle, est gérée par la société GDTAS. Pourquoi deux sociétés puisqu'il n'y en avait qu'une historiquement ? Parce qu'il était devenu impossible de conserver dans le cadre du CCE de GDTF les représentations syndicales de deux sites industriels qui s'étaient affrontées durant des mois sur le projet de complexe unique. Aux deux bouts de la salle siégeaient la CGT d'Amiens-Nord et la CGT d'Amiens-Sud, laquelle a fini par être exclue de la centrale syndicale et s'est recréée dans le cadre d'une section UNSA. Le niveau de tension était tel qu'il était devenu impossible de prendre la moindre décision. À partir du moment où le projet de complexe unique a été rejeté, nous avons décidé de créer une société distincte pour donner sa chance à Amiens-Sud et y permettre la réalisation des investissements que nous souhaitions réaliser pour garantir un avenir aux salariés de cette société.
Le groupe Goodyear est en reconstruction. Après avoir connu des années très difficiles à partir de 2000, il a décidé de recentrer ses activités sur ses coeurs de métier où son savoir-faire, ses capacités d'innovation et sa taille lui permettaient d'accroître sa compétitivité et ses performances. Sur les quatorze dernières années, le groupe a perdu de l'argent une année sur deux. Les pertes cumulées, qui s'élèvent à 1,8 milliard de dollars, sont très largement supérieures aux profits réalisés. En raison de ces pertes chroniques et importantes, le groupe doit faire face à un niveau moyen d'endettement considérable, de plus de 6 milliards de dollars, que le cabinet Secafi, mandaté par le comité central de GDTF, a qualifié de « mur de la dette ». Cet endettement monte jusqu'en 2013. Je précise que le chiffre de la dette sociale des six premiers mois de l'année 2013 n'a pas encore été publié.
Les résultats s'améliorent sur les années 2011-2012 et sur la première partie de 2013 : c'est la preuve que les choix stratégiques effectués commencent à produire leurs effets. Il n'en reste pas moins que le problème du niveau de la dette reste entier. Pour bien comprendre, retirons les zéros ! Sur les deux dernières années nous ayons gagné en moyenne 250 euros par an, et nous avons toujours 6 000 euros de dettes ! Le niveau des résultats actuels ne permet donc pas d'abattre le « mur de la dette ».
Comme le montre l'évolution du résultat opérationnel du groupe Goodyear par rapport à celle de ses principaux concurrents – les données sont publiques et reprises d'un site d'information financière –, il n'y a pas une seule année depuis 2006 où les résultats du groupe Goodyear aient été supérieurs à ceux d'un seul de ses concurrents. Il en est évidemment de même de l'évolution du résultat net du groupe, qui est très nettement inférieur à celui de ses concurrents. La dette du groupe ne cesse en revanche d'augmenter par rapport à celle de ses concurrents.
Ayant, de ce fait, une capacité d'investissement limitée, nous devons faire des choix : le groupe Goodyear n'a jamais pu investir depuis 2006 en pourcentage de ses ventes un montant équivalent à celui de ses concurrents.
Si les résultats du premier semestre 2013 s'améliorent, la situation de la dette, je le répète, n'est toujours pas réglée. Nous sommes également face à un niveau de marge très inférieur à celui de nos concurrents. Nous devons donc limiter nos investissements. Si nous allons dans la bonne direction, il reste néanmoins du chemin à parcourir.
L'ayant porté, j'ai vécu de l'intérieur le projet de complexe unique. Face à un marché évoluant vers des produits à haute valeur ajoutée et compte tenu de l'obsolescence d'une partie de nos installations de production d'Amiens, qui sont inaptes à fabriquer ces nouveaux produits, dès le début de l'année 2006 – je rappelle que j'ai pris mes fonctions en décembre 2005 –, l'équipe de direction de GDTF et moi-même avons fixé les grandes lignes du projet. Des équipes d'ingénieurs se sont mises au travail, dont M. Michel Dheilly, que vous avez auditionné la semaine dernière.
Nous avons alors proposé un projet ambitieux à l'équipe de management du groupe, visant à regrouper les deux usines d'Amiens-Nord et d'Amiens-Sud qui ne sont séparées que par la route de Poulainville et à créer un complexe unique. Nous nous sommes également rapprochés des autorités locales qui ont compris notre analyse. Nous avons même obtenu leur accord pour privatiser la route de Poulainville. Nous avons aussi fini de convaincre le management du groupe qu'il s'agissait d'un projet nécessaire et prioritaire : le groupe s'est dit prêt à y investir à partir du moment où nous étions capables d'assurer dans la durée la compétitivité du complexe. Nous avions alors évalué à 52 millions d'euros l'enveloppe nécessaire pour faire monter l'usine en gamme.
Parallèlement, nous avions étudié toutes les évolutions possibles en matière d'organisation du travail, tout d'abord au sein du groupe puis, dans le cadre de groupes de travail, avec les organisations syndicales qui faisaient leurs propres propositions que nous analysions. La situation était compliquée dans la mesure où il nous fallait respecter à la fois la loi sur les 35 heures et la convention nationale collective du caoutchouc. Compte tenu de cet encadrement juridique et réglementaire, nous sommes parvenus, après des mois d'études et une multitude de réunions avec les organisations syndicales, à une conclusion simple : il n'y avait pas d'autres solutions que de passer aux 4x8 pour assurer la réussite du projet.
Vous connaissez la suite : acceptation à Amiens-Sud, rejet à Amiens-Nord suivi de violences et d'exclusions. Nous n'avions pas d'autre choix que d'abandonner à regret le projet de complexe unique et de décider d'investir seulement dans le site d'Amiens-Sud, où 40 millions d'euros ont déjà été investis. La montée en gamme du site et les investissements programmés se poursuivent.