Intervention de Bruno Muret

Réunion du 2 octobre 2013 à 16h30
Commission d'enquête relative aux causes du projet de fermeture de l'usine goodyear d'amiens-nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu'on peut tirer de ce cas

Bruno Muret, directeur du département économie et communication du Syndicat national du caoutchouc et des polymères, SNCP :

Économiste statisticien de formation, j'ai travaillé dans différents cadres sectoriels avant de rejoindre le SNCP, il y a plus de dix ans.

Le syndicat du caoutchouc est une structure professionnelle disposant de cinq grands domaines de compétence : la convention collective, la gestion des affaires sociales de la branche et la formation professionnelle ; l'environnement, la santé, la sécurité ; la veille et les affaires économiques ; la normalisation, la R&D ; la promotion de la filière.

Nous comptons une centaine d'adhérents, qui réalisent quelque 9 milliards d'euros de chiffre d'affaires, sont présents sur 140 sites industriels et emploient en France 45 000 salariés. Il s'agit des fabricants de pneumatiques, de pièces techniques ou d'articles grand public en caoutchouc. Le matériau est le dénominateur commun de notre métier.

Le SNCP dépend d'une structure plus large, le Centre français du caoutchouc et des polymères, qui comprend deux structures opérationnelles. L'Institut national de formation et d'enseignement professionnel du caoutchouc (IFOCA) enseigne les technologies de transformation, en formation initiale ou continue, dans une perspective de moyen et de long terme. Un centre technique (LRCCP) apporte une assistance pointue aux acteurs de la filière, transformateurs ou clients finaux.

Le secteur du pneumatique est très segmenté, d'abord par type de produits. Ceux-ci peuvent être orientés vers le tourisme – voitures, camionnettes, deux-roues – ou l'industrie – poids lourds, autobus, génie civil, agraire et aviation. Il est également segmenté entre la première monte et le rechange, représentant plus de 70 % du volume des pneus vendus. Ce pourcentage tombe à 60 % dans le domaine agraire. Compte tenu de l'importance du rechange, les manufacturiers de pneumatiques sont des équipementiers automobiles atypiques, la structure du chiffre d'affaires de Michelin, Goodyear, Bridgestone ou Continental se distinguant nettement de celle de Valeo ou de Faurecia. Enfin, le secteur du pneumatique est segmenté entre le neuf et le rechapé. Le rechapage, très développé dans le domaine du poids lourds et l'avion, consiste à réparer un pneu sur la base d'une carcasse saine et contrôlée, ce qui prolonge sa durée de vie, dans un but tant économique qu'écologique.

Le pneu est un produit paradoxal. Les consommateurs ignorent comment il est fabriqué, alors même que les marques bénéficient d'une notoriété spontanée ou assistée exceptionnelle. Il possède un visage relativement discret mais un squelette sophistiqué. C'est un composite de haute technologie, sachant que l'exigence de sécurité, qui se répercute sur diverses actions – porter, guider, amortir, adhérer, durer – varie selon les secteurs : tourisme, agraire, poids lourds et avion.

Le pneumatique a beaucoup évolué depuis sa mise au point, il y a plus de cent ans. Il a connu des mutations technologiques en cascade, bien que son apparence ronde et noire soit relativement immuable. En termes de durabilité et de tenue de route, ses performances se sont régulièrement améliorées. Quant au marché, il se modifie en permanence. L'offre combinée (product mix) s'enrichit en intégrant de nouvelles dimensions, des indices de vitesse plus élevés ou de meilleure durabilité.

Un des premiers enjeux pour les fabricants est de minimiser le prix de revient kilométrique. Un autre, plus environnemental, consiste à améliorer l'efficacité énergétique du produit. Depuis plus de cinquante ans, les manufacturiers travaillent sur les solutions de faible résistance au roulement, qui réduisent la consommation de carburant.

Quand on fabrique un pneu, le taux de valeur ajoutée à la matière première est supérieur à celui qu'on observe dans l'ensemble de l'industrie manufacturière française. Le processus exige une longue suite d'opérations. Près de 200 ingrédients sont nécessaires : des caoutchoucs différents – naturels ou synthétiques – et des nappes textiles ou métalliques, assemblés de manière complexe.

En amont de l'usine, les ingénieurs travaillent conjointement sur trois critères – durée de vie, adhérence et résistance au roulement –, sans privilégier l'un au détriment de l'autre, ce qui signifie une recherche permanente de compromis. On emploie dans les usines de pneumatiques toutes les technologies de transformation du caoutchouc, sans oublier les technologies nécessaires à la production des nappes textiles ou métalliques, parfois produites dans des sites dédiés.

Le marché européen est particulièrement exigeant, ce qui représente une opportunité pour mettre en avant un savoir-faire. Adopté en 2006 au niveau européen, le règlement concernant l'enregistrement, l'évaluation et l'autorisation des substances chimiques, ainsi que les restrictions applicables à ces substances (Registration, Evaluation, Authorisation and Restriction of Chemicals, REACH) a conduit à l'interdiction de l'emploi des huiles aromatiques polycycliques (HAP) dès 2010. Par ailleurs, depuis novembre 2012, une étiquette figurant sur la bande de roulement renseigne le consommateur sur l'efficacité énergétique du pneu, son adhérence sur sol mouillé et les émissions sonores qu'il engendre.

Si la profession a parfaitement joué le jeu, anticipant même certaines recommandations, les autorités publiques ne surveillent pas toujours attentivement les marchés européens. Avec notre antenne bruxelloise, nous avons effectué deux séries de tests sur des pneus prélevés au hasard dans des réseaux de distribution, pour vérifier notamment qu'ils ne contenaient pas de HAP. Il en ressort que 10 % des produits, de provenance exotique, ne satisfont pas la réglementation européenne.

Le pneumatique agraire est très diversifié, selon qu'il est destiné aux tracteurs ou aux remorques, aux roues motrices ou directrices, aux engins de récolte. Le machinisme agricole, qui utilise des engins de plus en plus puissants et de plus en plus lourds, à la vitesse de travail élevée, impose aux manufacturiers de relever des défis techniques, économiques et environnementaux. Le pneu évolue dans un milieu relativement agressif, sur des terrains parfois rocheux où encombrés de restes de récoltes. Les charges portées augmentent. La consommation énergétique doit être réduite, contrainte commune à tous les segments du marché, de l'avion au tourisme. Enfin, il faut limiter la compaction des sols en développant des technologies de très basse pression.

La France comme l'Europe poursuit une logique de spécialisation, voire d'hyperspécialisation des sites, sur des produits à forte valeur ajoutée, tendance qui, sans être nouvelle, a tendance à s'accroître. Le site de Goodyear Montluçon s'est spécialisé dans le mélangeage et les pneus moto, Bridgestone Béthune dans le pneu tourisme haute performance, Pneu Laurent Avallon, filiale de Michelin, dans le rechapage de pneu poids lourds, Michelin Bourges dans le pneu avion neuf et rechapé, Michelin Le Puy et Montceau-les-Mines dans le génie civil.

L'organisation industrielle des manufacturiers s'effectue sur une base régionale, qu'il s'agisse d'une région d'Europe, d'Amérique ou d'Asie. Paradoxalement, le pneumatique voyage peu. Le marché européen est principalement alimenté par des flux intra-européens. Tant à l'import qu'à l'export, le flux français qui provient des pays tiers ou leur est destiné, est limité en valeur.

L'environnement concurrentiel est très évolutif. En 2011, les dix principaux manufacturiers étaient, dans l'ordre, Bridgestone, groupe japonais présent en France, Michelin, qui détenait 15 % de parts de marché, Goodyear, Continental, d'origine allemande, Pirelli, Sumitomo, Yokohama Rubber Company, le groupe coréen Hankook Tire Manufacturing, le groupe taïwanais Maxxis international et le groupe chinois Hangzhou Zhongce Rubber Company. Les chiffres de 2012, toujours attendus, ne devraient pas apporter de modification importante à ce classement. Trois acteurs européens – Michelin, Continental et Pirelli – figurent dans les cinq premières places.

Ces dix premiers acteurs mondiaux perdent de leur influence. Leurs parts de marché cumulées représentaient 75 % en 2011 contre 83 % en 2000. De nouveaux compétiteurs apparaissent en Chine et en Inde. Parmi les 75 premiers fabricants mondiaux de pneumatiques, 55 viennent d'Asie, dont 27 de Chine et 9 d'Inde. En Europe, on ne trouve que 7 acteurs, qui représentent toutefois 27 % du marché mondial. De même, aux États-Unis, on ne compte que 5 acteurs, dont le groupe Cooper Standard Automotive, qui devrait passer prochainement sous pavillon indien, mais leur poids est important.

Le secteur du pneumatique est dominé par les spécialistes. Il n'en a pas toujours été ainsi. Dunlop a, par exemple, produit d'autres articles en caoutchouc, notamment sous la marque Dunlopillo. Mais la tendance est au recentrage des sociétés sur le coeur de métier. Le poids de l'activité pneumatique dans le chiffre d'affaires total des manufacturiers dépasse 75 %, sauf pour Continental. Il atteint 95 % pour Michelin et 90 % pour Goodyear.

Les groupes les plus importants – Bridgestone, Michelin – sont présents sur tous les segments de marché, ce qui est loin d'être le cas de tous les manufacturiers, compte tenu des barrières techniques à l'entrée, des coûts d'homologation et de distribution. Des hyperspécialistes sont positionnés sur quelques segments, voire sur un seul, comme Trelleborg Wheel System, qui ne produit que du pneumatique agraire, Titan, Mitas, Dunlop Aircraft Tyres, entreprise indépendante du groupe Goodyear Dunlop et dédiée au secteur de l'aviation, et Marangoni, groupe italien spécialisé dans le rechapage.

Le secteur est globalisé depuis longtemps. Jusqu'au milieu des années quarante, l'industrie du caoutchouc a été dépendante d'une matière première (caoutchouc naturel) produite intégralement en dehors de l'Europe. Cette industrie a dû affronter très tôt le problème des barrières douanières, des taux de change, de la logistique et de la dépendance à l'égard d'une matière première, le caoutchouc naturel, venue du Brésil, puis d'Asie du Sud-Est. Dunlop, présent en France depuis la fin du XIXe siècle, a ouvert sa première usine à Argenteuil et la deuxième à Montluçon. Michelin a implanté sa première usine en Italie en 1906 et aux États-Unis en 1907. Les manufacturiers ont dû aussitôt amortir leurs frais de recherche et développement au-delà de leurs marchés domestiques. Aujourd'hui encore, il faut assurer une présence mondiale équilibrée sur les marchés matures d'Europe et d'Amérique, aux volumes élevés mais en faible croissance, et sur les marchés émergents, aux volumes plus limités, mais en forte progression.

Dans l'industrie du pneu, le facteur travail représente en moyenne, en France, un peu plus de 20 % du chiffre d'affaires. Le ratio masse salarialechiffre d'affaires a tendance à diminuer. On constate toutefois une exception en 2009 : au coeur de la crise, alors que la production s'est effondrée de 30 %, comme dans beaucoup de secteurs d'activité, beaucoup d'industriels ont choisi de préserver les emplois et les compétences.

Selon des chiffres provenant de l'INSEE ou de bases financières, la rentabilité moyenne en 2008-2011 est relativement modeste en résultats d'exploitation et très légèrement négative en résultats nets, avec un creux en 2009.

Les effectifs ont tendance à se contracter, bien que la situation soit moins grave que dans d'autres secteurs. L'emploi salarié s'enrichit au profit d'ingénieurs, de techniciens et de cadres. Le siège social de quelques grandes entreprises est installé en France, ainsi qu'un important centre de recherche, ce qui tire l'emploi vers le haut et compense la décroissance quantitative des effectifs.

Depuis 2008, le marché du remplacement, en France comme en Europe de l'Est, connaît des fluctuations importantes sur le segment du tourisme et du poids lourd. La demande finale des consommateurs, particuliers ou transporteurs routiers, est volatile. Les comportements d'achat sur les deux marchés sont comparables dans tous les pays de l'Europe de l'Ouest. Entre 2012 et 2013, on note un léger déclin dans l'Europe de l'Ouest, et une croissance de 1 % en France, mais on ne doit pas oublier la chute enregistrée entre 2011 et 2012. Ces chiffres sont conformes à l'évolution du PIB : la chute de l'activité en 2008-2009 a été suivie d'une reprise avortée, correspondant au pic de 2011, puis d'une rechute.

Pour l'agraire, les marchés sont en recul en France et dans l'Europe de l'Ouest en valeur absolue, et les taux de croissance sont négatifs. L'activité de production ne retrouve les volumes d'avant la crise ni en France ni Allemagne ni en Espagne ni en Italie. Le différentiel, avant et après la crise, est beaucoup plus marqué en France qu'en Allemagne. La courbe de la production industrielle de pneumatiques ressemble à celle des autres secteurs, puisque, dans son ensemble, le volume l'activité manufacturière française est inférieur de 10 % en volume à celui de fin 2007.

Si l'Europe est en panne, malgré des atouts, le monde, lui, continue à rouler. Au niveau mondial, le creux de 2009 a été suivi par deux années de forte croissance.

Je terminerai sur une note positive. Nous avons célébré début 2013 les cent cinquante ans du SNCP. Nous croyons fortement aux potentialités du caoutchouc, au service de secteurs de haute technologie ; la route, l'aérien, le spatial, le médical, le bâtiment contiennent des défis à relever. Autant de possibilités, pour nos industriels, de capitaliser sur des savoir-faire et des compétences dans le domaine des matériaux et de leur transformation.

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