Lorsque votre commission m'a demandé le nom d'un économiste spécialiste du pneumatique, j'ai éprouvé une certaine perplexité. Si certains de mes collègues sont spécialistes de l'automobile ou des matières premières, le pneumatique ne fait pas l'objet de travaux universitaires réguliers. Je me contenterai donc de porter sur ce sujet le regard d'un honnête homme, au sens où l'entend le XVIIIe siècle. Je me propose de vous faire des observations sur la nature de la concurrence dans l'industrie du pneu, sur l'effet de la crise économique et sur les évolutions structurelles qui se profilent.
Quelques précisions, tout d'abord, concernant mon parcours. Je suis docteur en économie industrielle. Mes recherches portent notamment sur la transformation, dans un monde globalisé, des secteurs sous « stress » du fait des évolutions technologiques ou réglementaires. Telle est la situation du secteur du pneu, comme l'a montré Bruno Muret. Sans prétendre à être un spécialiste de « l'économie du pneumatique », je dois toutefois signaler que l'université Paris-Dauphine collabore avec plusieurs industriels du secteur, notamment Renault. Comme les manufacturiers du pneu, cette entreprise doit traduire l'évolution du prix des matières premières, notamment du pétrole, dans le prix des biens, sur des secteurs à forte concurrence. L'université Paris-Dauphine possède en outre une chaire d'économie du climat, dont Michelin est partenaire. Nous réfléchissons dans ce cadre à la transformation des systèmes de transports, qui évoluent vers des modes à bas carbone, le pneumatique étant partie prenante de cette évolution
Le secteur du pneumatique peut être présenté comme un oligopole, dont les acteurs dominants sont attaqués par ce que les économistes appellent la « frange ». Par exemple, on peut noter que le douzième plan quinquennal lancé par la Chine en 2001 vise à rationaliser un pan d'activité qui regroupe 500 marques. Au cours des dix prochaines années, des acteurs prendront à l'évidence pied sur le marché européen, où ils ne sont encore que marginaux.
Malgré ces évolutions, la taille compte dans ce secteur d'activité : les puissants groupes peuvent négocier le volume et le prix des matières premières dans des contrats de long terme, alors que les petits acteurs sont fortement bousculés par l'évolution des cours, ou peuvent se diversifier par zones géographiques. La taille d'une société détermine aussi sa capacité à faire de la R&D, qui permet de passer du caoutchouc naturel ou synthétique à des matériaux plus sophistiqués. Michelin emploie 6 000 chercheurs dans le monde. Être puissant en amont permet non seulement de dégager des économies d'échelle, mais aussi de développer une expertise sur des marchés segmentés, tant par leur géographie que par leur destination, ce qui est essentiel dans un environnement où la réglementation se densifie. Le secteur se singularise par une dernière contrainte. L'appareil de production de l'industrie pneumatique, contrairement à celui d'autres industries, est dédié à un type de produit, sa flexibilité (c'est-à-dire la possibilité de déployer les capacités sur d'autres types de pneus) est donc assez réduite.
On a pu se demander si la situation de l'usine d'Amiens-Nord était à considérer au vu d'un marché mondial ou de la région Europe, et s'il lui serait possible d'exporter. Le marché du pneu présente un caractère régional, situation qui n'est appelée à se modifier ni à court ni moyen terme. La raison en est simple : le pneu est un produit dont la valeur ajoutée est forte au kilo, mais bien plus faible au mètre cube, puisqu'en le déplaçant, on transporte aussi du « vide ». Cette donnée segmente le marché en termes géographiques. Si, à l'avenir, des régulations internationales ou l'évolution du prix du pétrole augmentent le coût du transport, les marchés régionaux resteront verrouillés. Pour autant, la concurrence internationale n'est pas absente, qui s'exerce moins par la circulation des produits que par le déplacement des acteurs sur les marchés. Cela peut expliquer un glissement des capacités de production, à l'intérieur de la région Europe, de l'ouest vers l'est.
Le secteur est naturellement frappé par la crise économique. Après une demi-douzaine d'années, nous ne sommes toujours pas sortis de la crise, qui ne peut donc pas être considérée comme de nature conjoncturelle, compte tenu de cette durée. La surcapacité a incité les usines, surtout à l'ouest de l'Europe, à fermer ou à se redéployer. Même Michelin, dont la culture historique est paternaliste, n'a pas échappé au redéploiement, qui a frappé aussi des groupes italiens et allemands.
Durant cette période, des acteurs nouveaux sont apparus en Europe, comme le coréen Hankook Tire Manufacturing, implanté dans l'est de l'Europe, avec outil de production très récent. Hankook Tire Manufacturing donne idée de la concurrence que devra affronter l'Europe. Ce groupe souhaite produire 20 millions de pneus au milieu de la prochaine décennie. Venu d'Asie, il a réussi à prendre pied dans le marché du haut de gamme (premium) en signant un contrat d'équipement avec Mercedes. On se trompe si l'on s'imagine que les nouveaux entrants se contenteront de proposer des produits bas de gamme à des prix faibles. Les acteurs récemment entrés sur le marché pourraient aussi défier les membres de « l'oligopole » sur des produits à forte valeur ajoutée.
On constate actuellement un effet de ciseaux (squeeze), qui n'est pas limité au secteur du pneu. Entre 2000 et 2011, le prix mondial du caoutchouc naturel a augmenté de 300 %, tandis que celui du caoutchouc synthétique variait en fonction du cours du pétrole (donc fortement à la hausse). Ainsi, les prix ont été tirés vers le haut par la demande mondiale indexée sur la dynamique économique des pays émergents. Pendant ce temps, le marché baissait en Europe, zone en en récession, alors que le monde ne l'était pas. C'est ce qui explique le choc violent subi par l'industrie du pneu.
On ne peut en conclure que la production va s'effondrer, ni que tous les acteurs ont vocation à disparaître en France ou dans l'Europe de l'Ouest. Cependant, l'épicentre de la production tend à glisser vers l'est de l'Europe. L'avenir des Européens dans ce secteur dépendra de leur capacité à rester sur la frontière de l'innovation. La France, qui s'est fixée pour objectif de produire dès 2020 des véhicules consommant deux litres au cent, devra travailler non seulement sur le rendement des moteurs thermiques et les véhicules hybrides, mais aussi sur les pneumatiques. C'est la clé de la survie à terme, et l'expertise d'acteurs comme Michelin comptera.
Cet enjeu se double d'une course contre la montre, puisque, dans le même temps, les acteurs asiatiques trouveront à se développer en Europe. N'étant pas très dynamique, cette zone n'est pas non plus très attractive, mais elle intéressera tôt ou tard les acteurs qui se projettent à la maille internationale. Même si, actuellement, les pneus chinois ont une image de qualité médiocre, l'exemple d'Hankook Tire Manufacturing prouve qu'il faut prendre au sérieux la concurrence asiatique. Les Chinois ont, dans beaucoup de domaines industriels, l'ambition de remonter des filières en couvrant également de produits de qualité. On observe que l'industrie des télécommunications a été défiée par des acteurs nouveaux en Europe comme Huawei, qui, grâce à un bon rapport qualitéprix et une crédibilité technique, s'est ouvert des marchés conséquents. Pour se garder de cette concurrence, les réglementations européennes doivent être plus exigeantes, et les Européens rester en avance de phase. En outre, Michelin, Goodyear et Continental ne resteront dynamiques qu'en restant très présents ailleurs qu'en Europe. Le marché européen, qui n'était pas suffisant hier, ne le sera pas davantage demain.
Je terminerai en citant un article paru il y a deux jours dans Les Échos et qui me semble préfigurer de nouvelles formes de concurrence (et les perturbations qui les accompagnent) : « Les actionnaires de Cooper Tire and Rubber ont voté lundi en faveur du rachat du fabricant américain de pneumatiques par son concurrent indien Apollo Tyres, et ce dernier espère toujours boucler l'acquisition avant la fin 2013 même si des obstacles demeurent. L'opération, annoncée en juin pour un montant de 2,5 milliards de dollars (1,8 milliard d'euros), donnera naissance au septième fabricant mondial de pneus et sera la deuxième plus importante acquisition jamais réalisée par un groupe indien aux États-Unis. Avec ce rachat, Apollo entend s'implanter sur les deux premiers marchés mondiaux pour les ventes de voitures, la Chine et les États-Unis. Cooper a des usines dans ces deux pays et également un site en Serbie. […] Mais les salariés chinois de Cooper ne l'entendent pas de cette oreille. Les ouvriers de Cooper Chengshan Tire Co, coentreprise du groupe américain dans la province orientale du Shandong, sont en grève depuis trois mois et le partenaire chinois Chengshan Group, furieux de ne pas avoir été consulté sur la fusion, a intenté une action en justice pour la faire annuler. De son côté, une instance d'arbitrage américaine a décrété que Cooper ne pouvait vendre deux de ses usines aux États-Unis sans avoir conclu au préalable un accord collectif avec le syndicat United Steelworkers. »
Cette opération est à méditer : il s'agit d'une opération de fusion-acquisition, impliquant un acteur indien, dont l'Europe est absente et qui fera naître un nouvel acteur de l'oligopole, tout en suscitant simultanément un double conflit social aux États-Unis et en Chine… On mesure la complexité de la concurrence nouvelle qui émerge dans cette industrie. C'est dans ce cadre que les acteurs européens doivent se positionner et définir une stratégie.