Intervention de Gilles Boeuf

Réunion du 9 octobre 2012 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Gilles Boeuf, président du Muséum national d'histoire naturelle :

Je rejoins tout à fait M. Jean-Yves Caullet quant à la systématique : le systématicien est aujourd'hui l'une des espèces les plus menacées de disparition, alors que c'est lui qui est le plus à même de mettre en évidence la biodiversité qui nous entoure. Ne faudrait-il pas, grâce au ministère de l'Écologie, mettre en place un corps d'ingénieurs spécialisés dans la description de la diversité biologique, afin de permettre aux jeunes chercheurs de valoriser leur travail en la matière ? En effet, actuellement, les chercheurs publics français sont appréciés et promus en fonction de leurs publications scientifiques. Or, les rédacteurs de revues ne s'intéressent pas du tout à la description d'espèces nouvelles. Dans les musées du monde entier, il existe actuellement deux millions d'espèces déposées – l'homo sapiens inclus –, sur les dix à vingt millions d'espèces marines et continentales vivant sur la planète. Il reste donc une douzaine de millions d'espèces à cataloguer. Et comme, depuis dix ans, entre seize mille et dix-huit mille espèces sont décrites chaque année – pour moitié par des « amateurs », le Muséum devant ensuite organiser cette connaissance –, il nous faudra entre 500 et 1 000 ans pour constituer un catalogue de ce qui nous entoure, même si, encore une fois, la biodiversité ne se réduit pas un catalogue d'espèces mais relève bien davantage d'interrelations entre les êtres vivants. En outre, la systématique s'est considérablement modernisée puisque désormais, lorsqu'on dépose une espèce nouvelle, on commence par en séquencer vingt gènes pour ensuite créer un code barre permettant de la distinguer beaucoup plus rapidement.

La valeur écologique des différentes espèces ne correspond pas bien sûr à un prix et n'est pas identique pour toutes. Certaines d'entre elles, dites « espèces clefs de voûte », organisent tout un écosystème, ce qui signifie que leur retrait le modifie entièrement – à l'instar de l'étoile de mer sur le littoral américain ou du castor, auquel deux mille espèces sont associées. Ainsi, s'il y a probablement plus d'espèces et de biodiversité en Guyane et dans les autres territoires ultramarins qu'en métropole, cela ne signifie pas que toutes les espèces qui y vivent aient été enregistrées dans les bases de données de notre inventaire national du patrimoine naturel – loin de là – ni que la valeur écologique de la biodiversité française se trouve essentiellement outre-mer. Les organisations non gouvernementales luttent pour défendre des espèces emblématiques telles que le tigre, le chimpanzé, l'ours polaire ou la baleine, et c'est bien normal, cela leur permet de récolter des financements. Au Muséum en revanche, nous luttons pour protéger l'euvrac, la limace des Galapagos et le moustique des Bermudes qui, eux aussi, font partie des écosystèmes.

Quant aux espèces invasives, elles sont apparues dès que l'homme a commencé à se déplacer, ce qu'il a toujours fait en compagnie de ses espèces favorites, à commencer par le chien, il y a quinze mille ans, puis la chèvre et le cheval, il y a environ six mille ans. Ce transport d'animaux a créé des chocs dans certaines régions du monde, en particulier dans les îles du Pacifique où souvent, l'homme a épuisé le système pour ensuite repartir. L'exemple de la pêche à la crevette au Liban – où une espèce venue de la mer Rouge en a remplacé une autre native – est également éloquent. Il nous faut donc être très attentifs à la question, et légiférer pour interdire par exemple le rejet, sans traitement et en toute impunité, des eaux de ballast des grands navires qui apportent partout des micro-organismes extrêmement dommageables pour les environnements.

À l'heure actuelle, seuls 20 % des espèces continentales et 14 % des espèces marines sont identifiés, d'où la nécessité d'un travail systémique. Mais hâtons-nous car, bien souvent, les espèces ont disparu au moment où elle sont décrites ! S'il faut bien évidemment continuer à faire des descriptions d'espèces, il faut aussi trouver d'autres moyens d'évaluer la biodiversité, en particulier en Guyane, en Nouvelle-Calédonie et aux Antilles. L'outre-mer français est constitué de territoires, soit très petits et ultra peuplés, soit immenses et non habités. L'établissement de la diversité sur des listes reste très insuffisant : il est nécessaire de trouver des indicateurs, des scénarii d'évolution qui nous permettront de mieux estimer la biodiversité.

Je suis très attaché aux sciences participatives et j'ai un profond respect pour les personnes qui travaillent avec nous. Les programmes s'appuient sur un protocole commun. Je citerai STOC (suivi temporel des oiseaux communs) ; SPIPOLL (suivi photographique des insectes pollinisateurs), qui mobilise 10 000 personnes pour 1,5 million d'heures d'observation et qui a permis de montrer l'évolution des abeilles dans les terres agricoles et dans les terres non agricoles ; VigieNature, dont le but est d'observer les oiseaux communs, les escargots et les papillons de jardin, que nos compatriotes observent très attentivement, etc. Il nous appartient ensuite à nous, scientifiques, de restituer ces données. Le Muséum a un rôle central dans ce domaine, qui intéresse désormais également le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), mais aussi l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) dont le nouveau président souhaiterait mener avec nous deux programmes portant sur l'évolution des milieux, où l'enquêteur de base serait l'agriculteur. Donnez-nous les moyens de mener ces programmes très intéressants, qui présentent un double intérêt : obtenir des données et responsabiliser les observateurs.

Je suis un lanceur d'alerte, tout en me défendant d'être un catastrophiste : je m'emploie non pas à désespérer mes étudiants, mais à leur exposer la réalité. Je combats deux attitudes, encore fréquentes chez les scientifiques comme dans le grand public : le déni et la triche. Comment peut-on accepter d'entendre que « Dieu nous sauvera en 2100 » à propos de l'étude scientifique portant sur la montée des eaux en Caroline du Nord d'ici à la fin du siècle ? Comment accepter la falsification des données ? Travaillons avec des gens sérieux. Vous avez un rôle très important à jouer en la matière.

Le frelon asiatique n'est pas l'envahisseur qui m'inquiète le plus. Les plantes, comme l'ambroisie d'Uruguay, responsable de crises d'asthme chez 20 % des Français, les jussies, présentes dans le Sud de la France, et la jacinthe d'eau me préoccupent davantage. Claire Villemant, grande spécialiste du frelon asiatique, pourrait vous renseigner mieux que moi sur cet insecte.

L'Égypte, le Liban et la Syrie ont perdu 90 % de leurs abeilles. Dans certaines régions de Chine, elles ont même totalement disparu et ce sont les femmes qui doivent effectuer les opérations de pollinisation. Il est impératif de se pencher sur cette question très préoccupante. Les insectes pollinisateurs rendent un service au niveau mondial estimé à 172 milliards d'euros par an !

J'en viens à la situation du Muséum, placé sous la tutelle conjointe du ministère de la recherche, qui assure l'essentiel de notre financement, et du ministère de l'écologie. Je précise que mon mandat prendra fin dans quatre mois et que l'État a décidé de supprimer la fonction de directeur au profit de celle de président-directeur général.

Aujourd'hui, le Muséum connaît une situation dramatique par manque de moyens. D'abord, je crains qu'il soit incapable de rembourser les traites, très élevées, du projet du zoo de Vincennes réalisé sous forme de partenariat public-privé, dont il aurait dû, à mon avis, se contenter d'être le partenaire intellectuel et scientifique. Ensuite, il lui manque 20 millions d'euros pour achever le Musée de l'Homme, installé palais de Chaillot à Paris, d'autant que la création d'un musée de l'histoire de l'humanité constitue un véritable défi. Aidez-nous, sinon ce projet n'aboutira pas.

J'ajoute que l'implantation sur l'Îlot Poliveau des bâtiments de la faculté de Censier, qui doit être désamiantée, ce que bien entendu je ne conteste pas, se fera malheureusement au détriment des terrains du Muséum.

Enfin, le Muséum manque cruellement de crédits pour la paléontologie, alors qu'il possède les plus belles collections européennes, sinon mondiales, de fossiles vertébrés. Notre galerie va fermer. La situation est tout aussi dramatique pour l'entomologie, alors que nous possédons la plus grande collection d'insectes au monde, avec 41 millions de spécimens.

Je ne dis pas que l'État a oublié le Muséum – qui est traité comme les autres – mais qu'il doit, pour le sauver, imaginer de grands projets, à l'image de la Grande Galerie de l'évolution.

S'agissant du changement climatique, nous regardons comment les informations du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) peuvent nous aider à gérer les scénarii que l'État nous demande. Nos nombreux travaux sur les migrations et les pertes de diversité biologique, menés grâce à l'aide des sciences participatives, ont ainsi démontré que, sur dix-huit ans, nos oiseaux ont migré de 33 kilomètres vers le Nord, et les papillons de 114 kilomètres.

Comme je l'ai écrit sur mon blog du Monde, la biodiversité a été la grande oubliée de la conférence Rio+20. La déclaration finale se contente de multiples formules du genre « Nous réaffirmons », « nous prenons acte », « nous notons ». Quel manque de courage ! Sur cinq décisions qui commencent par « nous décidons », trois ne servent à rien ! (Sourires). La question centrale est de savoir comment passer de connaissances scientifiques à un vrai travail sur le terrain.

Je me suis rendu à la conférence environnementale des Ateliers de la terre, la semaine dernière, à Évian, où deux mondes étaient représentés : les puissants et le peuple. J'y ai vu l'Indien Bunker Roy, fondateur du « collège des pieds nus » qui travaille à la formation de femmes âgées à l'énergie solaire : on a pu ainsi donner accès à cette énergie à 36 000 villages en Inde et en Afrique ! Inspirons-nous de cet exemple magnifique pour agir dès maintenant. Et arrêtons d'opposer la question de l'écologie, du partage et du bien-être, à celle de l'économie et du plein-emploi ; faute de quoi, nous irons droit dans le mur !

Le 10 décembre prochain, j'organiserai, en partenariat avec le Commissariat général au développement durable, un colloque intitulé « Système bio inspiré : une opportunité pour la transition écologique », qui amènera des industriels, des ingénieurs et des scientifiques à réfléchir aux moyens d'aider les entreprises en s'inspirant de systèmes vivants naturels. Deux exemples. Il y a quelques années, les ingénieurs se sont inspirés de la vitesse de vol des grands rapaces pour donner aux ailes d'avion un profil relevé, ce qui a permis d'économiser 15 % de carburant ! Dans le désert de Libye, vit un petit coléoptère dont la structure des élytres lui permet de capter sa réserve d'eau – une goutte – pour la journée : cette structure a été modélisée pour produire de l'eau dans le désert du Chili ! Faisons preuve d'humilité : inspirons-nous de cette biodiversité, dont nous faisons partie !

En 2006, nous avons mené une importante expédition au Vanuatu. Nous nous sommes également rendus à Madagascar et au Mozambique. Nous sommes actuellement présents à Madang, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, et projetons de nous rendre en Guyane et en Nouvelle-Calédonie. La préservation de notre crédibilité nous impose de rendre la biodiversité que nous avons étudiée aux gens des pays qui nous ont accueillis : j'ai moi-même ramené, en juin 2011, des boîtes de coléoptères et 400 espèces de plantes au premier ministre du Vanuatu.

Enfin, on sait que la population mondiale se concentre désormais dans les villes, tendance qui s'accélèrera au cours des vingt prochaines années. Le Gouvernement a annoncé un objectif de « zéro artificialisation des sols » en 2025. Une vraie écologie urbaine se développe, grâce aux sciences participatives : 10 000 personnes sur Paris et les grandes villes ont répondu à notre programme « Sauvages de ma rue » ! Bref, ramenons la campagne en ville car, pour l'avenir, il nous faudra des villes totalement vertes.

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