Je suis ému, mais fier d'être là pour mon village. C'est une histoire de coeur. Je suis là pour moi, mais surtout pour mon village et pour les Laguiolais. Dans les années 1950, nous étions encore au Moyen- Âge à Laguiole : si tu voulais réussir, tu devais passer la rivière La Truyère et monter à la capitale ; si tu restais au pays, c'est que tu n'étais pas trop courageux. Le pays s'est donc vidé de sa substance. Dans les années 1960, le CNRS a conduit une étude pour dresser un inventaire du patrimoine, s'intéressant en même temps à l'Aubrac et au Tibet ; autant dire que nous étions appelés à disparaître. Cet inventaire représentait tout de même six volumes. C'est alors que les teigneux qui étaient restés au village se sont pris en main : j'ai participé, avec Vincent Alazard, à la création d'un réseau associatif qui nous a donné l'envie d'exister dans notre pays. Nous étions partout, chez les pompiers, au comité des fêtes, à la paroisse, dans les écoles… De là est née une énergie qui a porté notre village. Il y a eu la coopérative Jeune montagne, dans les années 1960 ; l'obtention de l'AOC en 1961 ; la création d'une station de ski ; grâce à la sélection génétique, le boeuf fermier a obtenu le label rouge… Tout cela est le fruit du travail des Laguiolais. Vers 1978, un modeste cuisinier a commencé à percer. Ma revue de presse en fait foi, j'étais une sorte de vilain petit canard dans le paysage gastronomique de l'époque. En 1986, mon nom a été cité dans le guide Gault et Millau et en 1988, j'ai été élu cuisinier de l'année. Il y avait déjà le fromage à Laguiole ; la fabrication des couteaux date du milieu des années 1980 mais, avant cela, un cuisinier avait porté le village. Aujourd'hui, je me sens blessé. Ce village sans nom m'attriste. Je vois bien que ce nom est jalousé, mais s'il resplendit, c'est grâce aux Laguiolais, dont l'énergie dans l'agroalimentaire, l'industrie ou la restauration le font vivre. J'ai commencé en 1991 à publier des livres avec mon fils. Ils ont été édités à plus de 100 000 exemplaires et traduits en japonais, en anglais, en espagnol et en allemand. Cela a participé au rayonnement de Laguiole, et c'est pour cela qu'aujourd'hui, je me sens bafoué, victime d'une usurpation, car si je veux développer une gamme d'assiettes, une batterie de cuisine, des verres, je ne pourrai pas employer le nom de mon village. Cela m'atteint en plein coeur. Voilà ce que je voulais vous dire, avec mes tripes. Et pour finir, savez-vous que l'indice de notoriété spontanée de Laguiole atteint 47% ? Pour un village de 1 000 habitants, c'est beau !