Je vous remercie vivement d'une invitation qui m'honore.
Vous, parlementaires, disposez évidemment d'une légitimité électorale mais qu'en est-il des experts, dont je suis ? De quel droit puis-je évoquer un sujet aussi grave qui suscite tant d'approximations idéologiques et de passions dont nous savons d'ailleurs combien elles peuvent être mauvaises conseillères ?
La première réaction, notamment médiatique, face à la création d'une nouvelle délégation ministérielle est la suivante : « Qu'est-ce donc que ce machin supplémentaire ? Est-il utile ? » En l'occurrence, je considère qu'il s'agit d'un aboutissement, la délégation ayant vocation à être pérennisée indépendamment de ma personne. En outre, les problèmes de violence à l'école, pour la première fois, seront considérés comme tels à un niveau élevé de l'État.
De la même manière, on entend souvent dire que les experts ne connaissent pas le terrain, ni les classes, ni les établissements scolaires, suspectés qu'ils sont d'être très loin des réalités. En ce qui me concerne, j'ai été pendant 18 ans éducateur spécialisé au sein de l'établissement Le Gîte, à Roubaix, travail qui m'a beaucoup intéressé. J'ai ensuite été dans la Drôme en tant qu'instituteur spécialisé auprès d'enfants en très grandes difficultés. Lorsque je parle de violence à l'école, j'ai donc en tête des visages et des noms ! Lorsqu'un expert a travaillé en institut médico-pédagogique ou en section d'éducation spécialisée, il a tout de même traversé un certain nombre de difficultés ! Enfin, j'ai effectué et je continue de mener des recherches de terrain : ainsi, lundi matin, je présenterai les résultats d'une enquête dans un collège de Saint-Denis avec lequel je travaille et je serai dès demain à La Rochelle pour participer à une formation de professeurs des écoles.
Si je suis aujourd'hui devant vous, c'est principalement en raison des enquêtes de victimation dans le milieu scolaire que j'ai réalisées dès 1991 et dont j'ai été le principal porteur, en France, bien avant que ce thème soit complètement intégré dans l'agenda politique et médiatique. Nous avions donc pressenti que ce sujet serait essentiel dans les prochaines années et, malheureusement, nous ne nous sommes pas trompés.
Ces enquêtes m'ont conduit à interroger plus de 82 000 élèves en France, près de 12 000 enseignants du premier degré, de 2 500 personnels de l'enseignement en Seine-Saint-Denis, 3 000 personnels de direction et, avec la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l'éducation nationale, 18 000 collégiens. Oui, je connais un petit peu le sujet, et c'est à partir de cette expérience que je me propose de parler.
De plus, je dois avouer que je suis un grand naïf : j'ai cru qu'il était possible de faire de la question de la violence à l'école autre chose qu'un sujet d'affrontements idéologiques. Les victimes ne sont ni de droite, ni de gauche ! Qu'elles soient parfois l'objet d'une exploitation politique, c'est possible, mais, en attendant, il convient d'éviter au maximum l'idéologie afin d'avoir une vision un peu plus rationnelle et éclairée de la question. De ce point de vue-là, le simple fait que je sois ici n'est pas si mal.
Vous avez en effet rappelé mon parcours, monsieur le président, mais je tiens à souligner que, pendant la mandature précédente, j'ai présidé le comité scientifique des états généraux de la sécurité à l'école ainsi que le comité scientifique des Assises nationales contre le harcèlement à l'école – dont j'ai été l'un des principaux organisateurs –, à la demande de Luc Chatel. L'État délivre un message très fort, face à ce type de problèmes, en montrant qu'il est capable de poursuivre son action en dépassant les clivages. Certes, les différences existent et je n'ai jamais eu la volonté de travailler sur ce terrain-là mais il est notable que les phénomènes de harcèlement – qui sont centraux, un des noeuds, véritablement, du problème de la violence scolaire, situé dans son coeur – ne sont pas oubliés. Lorsque j'ai été nommé délégué, j'ai été principalement frappé par les messages des parents et des victimes qui craignaient que ce qu'ils ont vécu ne soit oublié. Eh bien non ! Non seulement cela ne le sera pas, mais nous allons donner encore plus de force à notre action.
Avant d'en venir au coeur de notre sujet, je précise que je ne ferai évidemment aucune annonce : avec M. le ministre de l'education nationale, nous travaillons à l'élaboration d'un certain nombre de solutions dont il ne m'appartient pas de faire part.
Pendant des dizaines d'années, en France, nous n'avons compris la violence scolaire que sur le mode intrusif, provenant de l'extérieur de l'école envahie par la barbarie des quartiers. Que l'école soit poreuse vis-à-vis des problèmes sociaux, c'est une évidence, mais les enquêtes de victimation aussi bien que les signalements réalisés par les chefs d'établissement ou l'étude des plaintes déposées montrent que la violence scolaire est d'abord interne et, principalement, le fait des élèves.
Selon une enquête de la DEPP, 98 % des faits de violence verbale à l'encontre d'élèves le sont par des élèves au sein de l'établissement scolaire ; 99 % des faits de violence physique à l'encontre d'élèves et par d'autres élèves le sont dans l'établissement par des élèves de ce dernier ; 0,4 % des enseignants, quant à eux, ont été frappés par des parents d'élèves. Dans les départements les plus difficiles, moins de 5 % des actes de violence, y compris les plus graves d'entre eux, sont perpétrés de l'extérieur. Dans les départements les plus paisibles, ils représentent 1 % à 2 %, ce qui est très peu.
Les problèmes de violence à l'école ne peuvent donc pas être réglés uniquement de l'extérieur, par exemple par la prévention situationnelle. Je n'y suis pas opposé sur un plan idéologique, mais, compte tenu de la situation, la solution consiste à apporter d'abord de l'aide à l'intérieur des établissements scolaires. Nous sommes en effet confrontés à un problème qui est également pédagogique, qui relève de la gestion humaine et qui, comme tel, concerne au premier chef l'Éducation nationale.
De plus, la violence à l'école est souvent mise en avant par des faits relativement exceptionnels. Certes, il n'est pas question de les minimiser : ils sont dramatiques pour les victimes, mais aussi pour les témoins, et leurs conséquences sont potentiellement terribles. Je n'ai aucune envie de relativiser la récente défenestration de la petite Myriam depuis le septième étage de son immeuble en raison du harcèlement qu'elle subissait – travailler à la gestion de l'urgence constituera d'ailleurs l'un des objectifs de ma délégation. Je le répète, de tels faits sont exceptionnels et ce n'est pas respecter ces victimes que de les considérer comme des victimes parmi d'autres.
En outre, nous n'avons pas connu, dans notre pays, de massacres scolaires mais nous ne sommes pas pour autant à l'abri – ce qui ne manquerait pas d'entraîner une remise en question idéologique totale. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ils ne sont pas épidémiques aux États-Unis puisqu'ils ont été divisés par trois depuis le début des années 90.
L'enquête de victimation que j'ai réalisée montre que 3,6 % des enseignants des écoles primaires – maternelles et élémentaires – déclarent avoir été frappés. Mais ce n'est évidemment pas la même chose de l'avoir été par le coup de pied d'un enfant que d'avoir subi une agression violente. Les bousculades ont entraîné pour 0,1 % des personnes, soit quatorze cas, une interruption temporaire de travail (ITT) de plus de huit jours et, pour 50 d'entre elles, de moins de huit jours ; 90 % des cas de bousculades n'ont pas été suivis d'arrêts de travail. Parmi les enseignants qui, dans de telles situations, ont reçu des coups, 87,5 % d'entre eux n'ont eu aucune ITT. Douze cas, soit 0,1 % des personnes interrogées, en ont eu une de plus de huit jours. Les violences paroxystiques, qui souvent font la « une » des journaux, sont donc relativement limitées.
Néanmoins, comme je le dis depuis longtemps, il ne faut pas relativiser les « petites » violences. D'autres l'ont d'ailleurs répété depuis bien plus longtemps que moi à l'étranger : les « petites » violences cumulées ont des conséquence importantes en termes de santé mentale, de réussite scolaire et de délinquance.
Par ailleurs, les enquêtes que nous avons réalisées ont montré qu'environ 90 % des élèves déclarent être heureux à l'école – ce qui ne les empêche pas, quelquefois, de détester leur professeur de mathématiques ou de préférer l'école buissonnière ! Entre 80 % et 90 % des enseignants, quant à eux, se disent plutôt heureux et considèrent que la situation scolaire est plutôt bonne. Notre école n'est donc pas à feu et à sang… sauf qu'il me semble opportun de reprendre le titre d'un rapport que j'avais jadis écrit pour l'UNICEF : « À l'école des enfants heureux… enfin, presque. »
En effet, ce sont toujours les mêmes qui sont victimes de ces « petites » violences, essentiellement verbales, de l'ordre de la petite bagarre, de la petite bousculade, des insultes, de la rumeur. Un enfant sur dix est victime d'un harcèlement et 5 % d'entre eux d'un harcèlement sévère. Cet effet de cumul est extrêmement important, où que ce soit. En effet, ce n'est pas qu'un problème de banlieue : la sociologie de la violence à l'école demeure certes, en partie, une sociologie de l'exclusion, mais le harcèlement survient n'importe où. Nous savons de source sûre que les conséquences de ces petites violences répétées sont importantes en termes de santé mentale et de décrochage scolaire. Entre 20 % et 25 % des élèves absentéistes chroniques ne se rendent plus à l'école parce qu'ils ont peur. Une telle attitude ne s'explique donc pas seulement par la défaillance des parents. Myriam, que j'évoquais à l'instant, était en danger parce qu'elle était harcelée en permanence !
Les recherches de Dan Olweus sur le harcèlement effectuées dès les années 70 ont été pionnières sur un plan international. Elles ont montré que les tentatives de suicide étaient quatre fois plus nombreuses chez les enfants harcelés que chez les autres. Des méta-analyses récentes ont également montré que les dépressions et les dégradations de l'image de soi sont aussi beaucoup plus répandues. En d'autres termes, ces problèmes ne relèvent pas uniquement de la sécurité publique mais de la santé publique, contrairement à ce qu l'on a trop longtemps cru dans notre pays. L'une des missions de ma délégation consistera donc à nous rapprocher de ce secteur. Quoi qu'il en soit, le thème du harcèlement a considérablement frappé les esprits, et pour longtemps.
La violence est souvent le fait de la loi du plus fort, laquelle n'a rien à voir avec la justice selon Robin des Bois : des enfants d'une même classe, issus d'un même milieu, se liguent contre le ou les plus faibles – à ce propos, Christian Bachmann, un grand sociologue, a évoqué une « haine de proximité » – en raison d'une différence, souvent inventée, ou d'un handicap. Le racisme ou l'homophobie ont également leur part dans ces attitudes. L'enquête de la DEPP a montré que 39 % des élèves se disaient victimes de moqueries parce qu'ils sont bons en classe. Ainsi, dès qu'on est différent ou « fabriqué » comme différent, il peut y avoir un problème. La lutte contre les discriminations est donc extrêmement importante pour lutter contre la violence à l'école.
Les conséquences sont également nombreuses pour les agresseurs. David Farrington, responsable du département de criminologie à Cambridge, a travaillé pendant quarante ans sur environ 500 élèves harceleurs issus de la banlieue sud de Londres. Bien plus que d'autres, ils sont au chômage ou ont un travail sans aucune responsabilité, mal payé et précaire ; bien plus que d'autres, ils maltraitent leurs conjoints ou deviennent délinquants. Leurs victimes, quant à elles, ont souffert d'une dépression très longue, pouvant durer toute la vie ; elles sont victimes, elles aussi plus que d'autres, de maltraitances conjugales et font des tentatives de suicide parfois jusque soixante ans après les faits. Un chauffeur de taxi âgé de 43 ans, victime de harcèlement lorsqu'il avait 14 ou 15 ans, m'a confié que son taxi était le seul endroit dans lequel il se sentait assez bien. Il ne pouvait plus en sortir ! Les coûts du harcèlement juvénile, en termes de santé publique, sont donc inouïs.
Lutter contre la violence à l'école, ce n'est pas seulement s'attaquer aux faits divers que l'on connaît mais c'est aussi agir sur le long terme, et il y faudra de nombreuses années. La Finlande et l'Angleterre ont réussi à diminuer de moitié les problèmes de violence et de harcèlement scolaires mais il leur a fallu vingt et quinze ans. Nous sommes donc face à des responsabilités que je n'hésiterai pas, devant vous, à qualifier de politiques. Elles impliquent un suivi sur la longue durée qui n'est pas toujours compatible avec le calendrier électoral.
Je suis toutefois très heureux d'être ici parce que, malgré tout, nous tenons le bon bout et que nous allons essayer de persévérer.