Je ne possède évidemment pas de baguette magique pour résoudre instantanément tous les problèmes posés. Mais vos questions révèlent au moins un diagnostic partagé.
La délégation chargée de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire s'intègre déjà dans la politique de refondation de l'école par sa seule existence. Le Président de la République l'a d'ailleurs citée hier matin, avec les agents de prévention et de sécurité (APS), comme un des éléments stratégiques pour faire face à la violence à l'école. Elle intervient à plusieurs titres et en liaison avec des équipes universitaires afin d'améliorer la connaissance des réalités, encore insuffisante s'agissant par exemple des violences contre les enseignants dont on a peut-être négligé l'importance.
Nous allons évidemment nous impliquer dans les questions de formation, qui furent au coeur des états généraux de la sécurité à l'école et des Assises nationales sur le harcèlement à l'école. Mes analyses en la matière paraîtront peut-être moins consensuelles que précédemment. Ainsi la « mastersisation » fut une erreur, non dans son principe, généralement approuvé, notamment par les syndicats, mais dans sa réalisation. Elle a d'abord produit un effet idéologique en consacrant la victoire de ceux qu'on appelle les anti-pédagogues car ils véhiculent l'idée que le métier d'enseignant consiste uniquement à enseigner et non à se transformer en assistante sociale ou en grand frère. L'observatoire international de la violence à l'école, que j'ai longtemps présidé et qui regroupe 52 pays, a fait apparaître que la France est le pays au monde où cette conception frôle la caricature. L'erreur a cependant perdu du terrain à partir du constat que de nombreux jeunes enseignants, sans formation adaptée, se trouvaient confrontés à des situations très pénibles, loin de chez eux. Ainsi, il y a quelques années, 33 % des enseignants issus de l'institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Bordeaux ont reçu pour première affectation un poste dans un collège sensible en banlieue parisienne.
Il existe aujourd'hui un désir de formation pédagogique et psychopédagogique, principalement chez les enseignants du premier degré. L'opinion publique reconnaît maintenant que les enseignants peuvent se sentir démunis et qu'ils ont donc besoin d'une formation supplémentaire. Mais il faudra trouver des formateurs, mission à laquelle la délégation va s'atteler, même s'il n'est pas très médiatique d'organiser des formations de formateurs. Voilà près de deux ans que nous avons constitué, au niveau national, un groupe de « formateurs de formateurs », qui ont notamment bénéficié de l'apport des meilleurs spécialistes mondiaux en psychopédagogie. Ce processus devra être accéléré et amplifié dans le cadre de la refonte des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ESPE). Alors la caricature disparaîtra.
La notion de climat scolaire est, enfin maintenant, considérée comme un élément important. Bien que relevant du simple bon sens, elle ne s'est imposée qu'à la suite de recherches et d'études mondiales qui ont montré que la violence à l'école ne provenait pas que de l'extérieur – ce qui traduit un changement de paradigme. Ainsi, le groupe de recherche que je dirigeais pour le compte de la direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO) au ministère de l'éducation nationale a fait venir de New York Jonathan Cohen, le responsable du Center for Social and Emotional Education (CSEE), qui est le plus grand centre de recherche au monde à ce sujet. Celui-ci a confirmé le caractère essentiel du climat scolaire pour la réussite des apprentissages de base, tels que la lecture et le calcul.
Le climat scolaire repose d'abord sur une équipe, stable et soudée, dirigée par un vrai chef d'établissement – mes recherches en France ont montré un effet établissement et un effet chef d'établissement dès 1996. Car, à niveau socioculturel ou socioéconomique ou sociodémographique identiquement difficile, peuvent correspondre des réalités scolaires extrêmement diverses. Et ce que j'appelle un vrai chef d'établissement est celui qui ne se contente pas d'accepter de mettre en place de nouvelles formules mais qui les initie. Tous les programmes que nous avons évoqués ne serviraient à rien sans cette cohésion minimale de l'équipe. Dans les établissements, il faut que nous puissions nous appuyer sur des routines, avant de mettre en oeuvre de l'exceptionnel – aussi nouveau et médiatique soit-il. Si le programme finlandais « KiVa » de prévention du harcèlement à l'école a été un succès, c'est parce qu'il y avait un consensus de tous les acteurs sur ce point.
Le ministère de l'éducation nationale annoncera prochainement des initiatives ambitieuses en ce domaine.
L'observation des secteurs les plus exposés à la violence traduit une situation complexe. Différentes formes de violence nécessitent différents traitements. Par exemple, le traditionnel harcèlement se prolonge maintenant dans le cyber harcèlement, sujet sur lequel se penche le monde de la recherche. Sa singularité consiste en ce qu'il ne se situe ni vraiment à l'école ni vraiment en dehors. Persistant auprès de l'écolier rentré chez lui et en pleine nuit, ses conséquences peuvent être dramatiques.
Les nouvelles formes de violence concernent tout le monde, les milieux ruraux et montagnards n'en étant pas exonérés. Elles se manifestent aussi dans les transports scolaires : c'est pourquoi nous lançons une enquête à ce sujet en Seine-et-Marne, département caractérisé à la fois par des zones urbaines sensibles et par des zones rurales éloignées.
La violence est désormais collective, ainsi que plusieurs d'entre vous l'ont relevé. Mes premières enquêtes dites de victimation, au début de la décennie 90, montraient, d'une part, que 6,5 % des élèves étaient victimes d'un acte de racket – situation déjà traumatisante et pouvant parfois conduire à des tentatives de suicide – commis par un élève seul et, d'autre part, que 4 % des élèves reconnaissaient avoir racketté un camarade. Deux nouvelles enquêtes réalisées successivement sous le ministère de M. Claude Allègre puis de M. Jack Lang, ont révélé un changement radical : le racket est devenu collectif, souvent par groupes de quatre ou cinq ; donc plus audacieux et plus violent. Le taux des élèves reconnaissant avoir commis un racket s'est élevé à 8 %, avec un taux inchangé de victimes. Son exercice tient dorénavant compte de critères d'appartenance, à un quartier, à une famille, à un milieu social…
Nous assistons également à une montée des tensions entre les personnels éducatifs et des groupes d'élèves, mais presque uniquement dans les quartiers les plus sensibles. Le phénomène est comparable à celui du rejet de la police ou des services publics, par exemple de transports avec des « caillassages » d'autobus, dans les mêmes quartiers d'exclusion. On y rejette les représentants d'un autre monde – Denis Salas, un magistrat, parle de délinquance d'exclusion.
Je ne crois donc pas à une montée globale de la violence à l'école, plutôt à une montée ciblée liée à la dérive de certains quartiers. Mais, bien entendu, la nécessité de lutter contre l'exclusion n'excuse aucun type de violence. D'autant que les victimes de ces formes de violence sont justement des enfants vivant dans ces zones difficiles.
Les solutions préconisées pour lutter contre le harcèlement valent aussi pour cet autre type de violence. D'abord parce que la situation de victime peut conduire à la délinquance. Des études conduites aux États-Unis par le FBI ont montré que 75 % des school shooters avaient commencé par être harcelés. Cela montre que, en luttant contre le harcèlement, on lutte également contre des faits plus dramatiques – mais qu'on n'évitera jamais totalement. En tout état de cause, on ne peut faire face seul à une violence de plus en plus collective.
J'ai publié, en 2008, un ouvrage intitulé Les dix commandements contre la violence à l'école. Je tiens tout spécialement au sixième commandement : « la solitude, tu éviteras.» D'abord celle des victimes dans l'établissement. Il est anormal que les élèves victimes d'un acte de violence se trouvent condamnés à une double peine : la violence qu'on leur a faite et leur départ de l'établissement – qui leur est parfois conseillé ! Des procédures rigoureuses doivent être mise en place pour leur venir en aide et mettre fin à ces situations aberrantes.
C'est ensuite la solitude des professeurs. Tout ne dépend pas du nombre d'élèves par classe, surtout pour obtenir des diminutions marginales. Il serait préférable, comme l'a d'ailleurs également mentionné le Président de la République, de disposer de surnuméraires qui permettraient de casser cette solitude – j'ai eu cette chance d'être professeur surnuméraire dans une école de Montélimar. Au Royaume-Uni, les support teachers, spécialement formés, jouent un rôle très efficace. Travailler sous le regard de l'autre est remarquablement instructif. C'est pourquoi aussi la vie d'équipe est essentielle. Et rien de tout cela ne coûte cher… Vous avez évoqué l'importance de la communication avec les parents d'élèves. Il faut aussi savoir parler à l'intérieur de l'établissement, entre enseignants. L'accueil de l'enseignant ne doit pas se limiter à une rapide session la vieille de la rentrée, il doit devenir continu. Au Canada, une étude a montré que les enseignants réellement accueillis étaient deux fois moins victimes de violences, de même que leurs élèves.
Enfin la solitude des chefs d'établissement. À ce titre, les équipes mobiles de sécurité (EMS) ont représenté un progrès considérable. Personnellement je n'y croyais pas, en raison de leur aspect sécuritaire et de leur caractère externe. Mais les acteurs de terrain s'en sont intelligemment emparés. Les chefs d'établissements les ont fait travailler sur le climat scolaire et sur les enquêtes de victimation. Même s'il reste beaucoup à faire et à améliorer – et la délégation va s'y employer –, elles ont rétabli une certaine assurance dans les écoles. Même si de ci de là, il y a encore quelques problèmes, il ne s'agit pas de casser tout ce qui a été fait précédemment.
Les APS, quant à eux, ne sont pas des surveillants supplémentaires et ne doivent surtout pas le devenir. Nous les formons à des métiers qui n'existaient pas. Ils ne sont embauchés que pour cinq ans mais nous préparons pour eux des licences professionnelles touchant à toutes les professions de la prévention et leur permettant de se présenter à des concours de l'Éducation nationale ou bien de se diversifier, par exemple dans la politique de la ville. L'avenir me semble en effet appartenir aux formations inter catégorielles, associant enseignants, animateurs, travailleurs sociaux …
Enfin, il convient de stabiliser les équipes. La France est le seul pays au monde qui affecte ses enseignants débutants sans tenir aucun compte de leur épanouissement personnel et avec une formation insuffisante pour les confronter aux réalités de zones qu'ils ne connaissent pas et que, bien souvent, ils redoutent. Dès lors, repartir devient leur seul objectif, ce qui n'est guère mobilisant pour leurs élèves. Est-il normal que, dans certains collèges, les seuls anciens soient les élèves de troisième ? Il faudra certes du courage pour changer les choses mais cela devient indispensable, avec la formation, et avec l'accompagnement dont j'ai parlé.