Intervention de Michel Foucher

Réunion du 3 octobre 2012 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Michel Foucher :

C'est lorsque nous nous sommes rencontrés à l'occasion des dixièmes universités d'été de la défense à Brest en septembre dernier que la présidente Patricia Adam m'a proposé le principe de cette audition, et je tiens à l'en remercier.

Cette année, la commission du Livre blanc devra répondre à une question fondamentale : la France a-t-elle vocation à être une puissance mondiale, ou une puissance régionale ? Ce choix ne tient pas seulement à des questions de moyens. À mon sens, on peut trouver une voie moyenne entre ces deux alternatives : la France est une puissance régionale active, mais elle conserve des intérêts globaux ; dans cette optique, sa politique de défense et de sécurité doit se décliner en différentes échelles de sécurité et d'intérêts, en y adaptant les objectifs et les moyens.

On prend souvent, comme point de départ de l'analyse stratégique, la question des budgets consacrés à leur défense par les principales puissances. De façon symptomatique, on observe en effet que ces budgets sont partout en expansion, y compris au Japon, en Russie, en Inde, au Brésil, mais pas en Europe. Il apparaît que les budgets militaires des États-Unis et de l'Union européenne cumulés représentaient encore 57 % de l'ensemble des dépenses militaires mondiales en 2008, et que ce taux baisse à 53 % en 2011. En effet, les États-Unis avaient atteint un haut niveau de dépenses militaires, niveau qui diminuera progressivement pour être ramené à peu près ce qu'il était sous la présidence de M. Bill Clinton. On observe également la forte croissance des dépenses militaires chinoises, qui représentent 8,2 % des dépenses mondiales en 2011, contre seulement 5,8 % en 2008.

Ces données méritent toutefois d'être interprétées. Ainsi, la croissance spectaculaire des dépenses militaires chinoises correspond à des efforts de rattrapage, dans le cadre du quatrième plan de modernisation de forces armées, jusqu'à présent trop nombreuses. De même, l'Inde a de forts besoins d'investissement pour relever les défis stratégiques liés notamment au voisinage de la Chine. En revanche, la croissance des dépenses militaires brésiliennes ne répond pas à une menace spécifique à ses frontières, mais s'inscrit plutôt dans une démarche que l'on pourrait qualifier de gaullienne : il voit dans la possession d'un outil de défense moderne l'un des attributs de la puissance. C'est pourquoi vendre des Rafale au Brésil ou à l'Inde n'a pas la même signification.

Ces évolutions sont les symptômes d'une redistribution du jeu stratégique global, qui a des conséquences importantes pour les puissances européennes, d'une part parce qu'elle les incite à mutualiser leurs efforts de défense, et d'autre part parce que, par une sorte de ruse de l'histoire, l'émergence de nouvelles puissances ouvre de nouveaux marchés à nos industries d'armement.

Pour pousser l'analyse au-delà des questions budgétaires, il faut insister sur l'échelle régionale des menaces et des engagements français. On a retenu du précédent Livre blanc la notion d'« arc de crise », sans d'ailleurs que celle-ci soit précisément définie – elle n'apparaît que dans la légende d'une carte et dans une note de bas de page… Pour faire simple, cette métonymie désigne le monde arabo-musulman. Il s'agit d'une notion commode pour l'État-major des armées, dans la mesure où elle permet d'identifier une zone de déploiement de nos forces, dans un rayon de trois à sept heures de vol de Paris, où la France a un rôle d'acteur régional, seule ou avec d'autres.

Il y a dans cette zone de nombreux foyers de crise. C'est d'ailleurs ce qui distingue la France de ses alliés européens ou américains : elle fait face à des menaces dans son voisinage. C'est par exemple le cas en Afrique, où l'on s'est accommodé dans un certain nombre d'États de zones non gouvernées. Il ne s'agit pas d'États faillis, mais de zones qu'aucun gouvernement ne contrôle et qui constituent autant de sanctuaires pour des groupes susceptibles de représenter des menaces – qu'il s'agisse des piémonts colombiens avec les trafiquants de drogue, du Sinaï et du sud du Yémen pour certaines tribus bédouines, du Soudan et du Pountland et désormais la zone de montagnes du Sahara que l'on appelle à tort le Sahel.

L'année 2012 a cependant été marquée par un renversement de situation : les forces kenyanes de la mission de l'Union africaine en Somalie (African Union Mission in Somalia – AMISOM) viennent de prendre Kismayo, les forces burundaises vont prendre Brava, principal port entre Kismayo et Mogadiscio. De même, Israël vient d'autoriser le gouvernement égyptien à déployer douze bataillons dans le Sinaï, et la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), avec l'appui engagé de la France, semble se préparer à une reconquête du nord du Mali, malgré l'opposition du Burundi et de l'Algérie.

Il n'en demeure pas moins qu'il nous est difficile d'intervenir dans les zones non-gouvernées, en dépit des risques qu'elles font naître pour notre sécurité, non parce que nous n'en aurions pas les moyens matériels ou techniques, mais parce que dans certaines régions, nous sommes soumis à une double obligation de présence et d'invisibilité. C'est le cas par exemple au Niger, où nos Mirages basés à N'Djamena ne peuvent pas survoler le nord du pays et la frontière libyenne sans mécontenter profondément l'Algérie, qui conserve dans son jeu la carte touarègue. Le Livre blanc devra mettre l'accent sur l'évaluation de notre coopération militaire avec les États africains.

Il faut aussi souligner que la France est le seul adversaire explicitement désigné par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Orages, diatribes, menaces : quel est le jeu des Algériens ? Quel fut le jeu des Libyens ? Quel est celui du mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO) ? La France ne peut pas se désintéresser de la zone que constituent le Maghreb, le Sahara et le Sahel.

Un autre élément important de l'évolution du contexte stratégique tient au phénomène de territorialisation générale des enjeux. De ce point de vue, on ne peut que se féliciter de l'étendue de notre zone économique exclusive : onze millions de kilomètres carrés, bientôt douze. Mais encore faut-il en assurer la sécurité. Or, nous n'avons que quatre bateaux à Nouméa, et il n'en restera que deux dans deux ans. Il faut donc rechercher les moyens d'assurer la sécurité de notre espace maritime par des moyens non-conventionnels, au besoin par des alliances régionales.

Autre point important, bien identifié par le Livre blanc de 2008 : l'importance croissante des flux immatériels, qu'il s'agisse de communications militaires, diplomatiques ou économiques. Il faut souligner que ces communications immatérielles reposent sur des infrastructures matérielles ; à titre d'exemple, Alexandrie est un noeud essentiel dans les communications entre l'Europe et l'Asie. Lorsqu'un tremblement de terre détruit des câbles optiques, il peut avoir des conséquences lourdes sur les échanges internationaux. De plus, la cybercriminalité est un phénomène important : la société Symantec a dénombré 556 millions d'actes de cybercriminalité en 2011, notamment en provenance de certains pays, comme le Nigéria. Ainsi, on estime à dix millions le nombre de victimes d'arnaques par Internet en France en 2011, et si les entreprises en font rarement état, c'est souvent par souci de préserver leur réputation.

Par ailleurs, je suis frappé que dans les derniers documents stratégiques américains, notamment la directive de défense du 5 janvier 2012 – document remarquable par sa conclusion comme par sa qualité synthétique –, les Européens sont considérés comme de véritables producteurs de sécurité, et non comme de simples consommateurs. Le revers de la médaille, c'est toutefois que du fait des réductions du budget américain de la défense – 497 milliards de dollars d'ores et déjà actés pour les dix prochaines années, auxquels s'ajoutera probablement une baisse supplémentaire de 500 milliards de dollars –, les industriels américains ont une posture commerciale de plus en plus agressive sur les marchés mondiaux. Le risque est donc substantiel de voir l'OTAN se transformer en une sorte d'agence d'équipement, dans le cadre de laquelle les Européens achèteraient des matériels américains. À cet égard, il faut donc suivre avec beaucoup d'attention les restructurations en cours dans l'industrie de défense européenne.

Deuxième enseignement qui ressort de ce document : le basculement de la stratégie américaine vers l'Asie. Basculement qui n'est que relatif : les États-Unis sont une puissance pacifique depuis 1898, ils y ont mené l'an dernier 172 exercices navals et ils sont liés avec une douzaine d'États de la zone par des accords de défense aussi contraignants que l'OTAN. Ce qui est intéressant, c'est que la directive de défense du 5 janvier 2012 ne fait aucune mention des intérêts que pourraient avoir les Européens au-delà de Kaboul ou du détroit d'Ormuz. Nous y avons pourtant des intérêts commerciaux et financiers, et la sécurisation des voies maritimes dans cette zone constitue un enjeu de sécurité au moins aussi important pour les Européens que pour les Américains. D'où l'intérêt des coopérations que nous entretenons avec Singapour, avec la Nouvelle-Zélande ou avec l'Australie ; d'où l'importance de la participation en juin dernier de notre ministre de la défense à la onzième édition du Dialogue Shangri-La à Singapour. Il faut pourtant aller plus loin, car nous ne disposons d'aucun moyen conventionnel au-delà du détroit d'Ormuz.

Ainsi, il y a une sorte de contradiction qu'il faut dépasser entre notre stratégie régionale et la définition de nos intérêts et de nos objectifs globaux. Cette contradiction ne tient pas à une question de moyens : ce n'est peut-être pas l'avis de la majorité des observateurs, mais je ne crois pas que nos forces manquent de ressources ; depuis dix ou quinze ans, des progrès considérables ont été faits dans leur équipement.

Je tiens aussi à insister sur la portée du concept d'autonomie stratégique. Les agences de notation, dont dépendent les taux d'intérêt auxquels emprunte l'État, font peser sur notre indépendance et notre autonomie stratégique un risque plus important que certaines menaces traditionnelles, comme celle d'une armée russe mal équipée. Il en va de même de la sécurisation de nos approvisionnements en matières premières.

Enfin, je dois rappeler le rôle que joue l'Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) dans la promotion de l'esprit de défense. Un député que j'interrogeais un jour sur les raisons qui le poussaient à participer assidûment à nos sessions m'a répondu qu'il venait y chercher des arguments à faire valoir à ses électeurs pour justifier l'effort que consent la France en faveur de la défense nationale. Depuis sa création en 1936, l'Institut n'a de cesse de chercher à promouvoir de la sorte l'esprit de défense parmi les civils.

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