Intervention de Amiral Bernard Rogel

Réunion du 9 octobre 2013 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Bernard Rogel, chef d'état-major de la marine :

Je suis heureux de venir débattre à l'Assemblée nationale de ces deux projets de loi. Cette année a été riche en réflexions et orientations pour la défense et il me paraît nécessaire de pouvoir vous donner mon point de vue pour la marine.

Avant de les évoquer, je souhaiterais replacer la discussion dans le contexte opérationnel, puisque la réussite des opérations qui nous sont confiées constitue bien la finalité de notre action. Nos missions ne se limitent pas aux opérations extérieures (OPEX), les plus visibles et les plus médiatiques, qui ne sont que la face émergée de l'iceberg constitué par l'ensemble de nos activités. Elles reposent sur un trépied : les opérations permanentes, les OPEX et l'action de l'État en mer.

S'agissant des opérations permanentes, qui constituent le premier pied, citons tout d'abord la permanence de la dissuasion : cela fait plus de quarante ans que la force océanique stratégique assure la partie navale de la dissuasion nucléaire, qui garantit la défense de nos intérêts vitaux. Nos sous-marins sont également soutenus par un dispositif global aéromaritime constitué de frégates et leurs hélicoptères, d'avions de patrouille maritime et de dispositifs de sûreté contre les mines et les malveillances à partir de la mer ou de la terre. Les déploiements de nos bâtiments constituent un autre volet de nos missions permanentes dans le cadre de la fonction stratégique « connaissance et anticipation ». Ils nous confèrent, outre la capacité d'entretien de la connaissance de nos zones d'intérêt, une réactivité toujours appréciée pour intervenir dans des délais courts à tout évènement. Cela a permis, par exemple, à la frégate Latouche-Tréville de s'interposer lors de la prise en otage du pétrolier MT-Adour, dans le golfe de Guinée en juin dernier. Nous sommes également présents en Méditerranée orientale où nous entretenons depuis plus de deux ans une permanence de bâtiments qui alimentent nos renseignements, en mer comme sur terre : les capacités d'interception électromagnétiques, les radars et les systèmes d'écoute nous informent de la situation aérienne au-dessus de la Syrie. Le Chevalier Paul, frégate de défense aérienne, remplit actuellement cette mission et si nous y associons une autre frégate en mer Rouge, nous pouvons couvrir tout le Proche et Moyen-Orient. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale a promu le principe de différenciation, qui a été bien appliqué dans cette région puisque la frégate légère furtive Aconit a été remplacée par une frégate de défense aérienne plus armée lorsque la crise syrienne s'est intensifiée. Les patrouilles dans notre immense zone économique exclusive (ZEE) se révèlent également fructueuses : ainsi, le mois dernier, la frégate de surveillance Nivôse a intercepté un bâtiment singapourien, le Pacific Falcon, qui menait sans autorisation des recherches pétrolières dans notre ZEE du canal du Mozambique.

Dans le domaine des OPEX, qui constitue le deuxième pied, la marine a pris part à l'opération Serval au Mali. Au début de la crise, cinq avions Atlantique 2 ont ainsi été déployés au Niger et ont recueilli 80 % du renseignement aérien de l'opération au cours de la période cruciale des premiers jours. Ils ont également été mis à contribution pour guider les troupes au sol et pour bombarder, ce qui constitue une première dans l'histoire de ces avions. Serval a démontré à nouveau, après l'opération Harmattan conduite en Libye, la capacité des armées françaises à s'intégrer et à offrir une boîte à outils complète à la disposition du chef d'état-major des armées. J'insiste sur ce point, car cette faculté de réaction et d'intégration interarmées est presque unique dans le monde. Les commandos de marine ont participé à l'opération Serval et se trouvaient parmi les éléments du commandement des opérations spéciales (COS) sur le terrain lorsque les djihadistes ont attaqué. Un bâtiment a également assuré la projection de nos camarades de l'armée de terre, de même que des frégates ont protégé le flux de matériel militaire affrété. Je souhaiterais également rappeler nos actions au large de la Libye, de la Côte d'Ivoire et, en 2006, l'évacuation de 13 000 ressortissants français et européens du Liban. Cela montre que nous ne pouvons jamais anticiper, au moment de l'adoption d'une LPM, les OPEX qui pourront se dérouler au cours de la période couverte par la loi. Enfin, l'opération de lutte contre la piraterie Atalanta est un succès, puisque plus aucune attaque n'a réussi depuis un an, ce qui a permis au chef d'état-major des armées de suspendre la participation de frégates à cette mission.

Notre participation à l'action de l'État en mer, qui constitue le troisième pied, est, comme les opérations permanentes, continue et souvent ignorée ; nous sauvons chaque année près de 200 vies ; nous neutralisons 2 000 engins explosifs le long de nos côtes – sachant que seulement 20 % de ceux se trouvant près de nos rives ont été remontés à ce jour et que nous devrons intensifier notre effort avec l'arrivée des parcs éoliens en mer – ; nous déroutons chaque année une quarantaine de pêcheurs en infraction et contrôlons plus de 7 000 navires par an, soit 20 navires par jour sur tous les océans. Nous obtenons des résultats spectaculaires dans le domaine de la lutte contre le narcotrafic : nous avons réalisé, il y a quelques semaines, une prise importante en mer Méditerranée en interceptant le Luna-S chargé de 22 tonnes de résine de cannabis et nous avons intercepté 500 kilogrammes de cocaïne aux Antilles. Lors des deux dernières années, la marine nationale, aidée par les services des douanes, a ainsi saisi l'énorme quantité de 35 tonnes de drogue.

Tel est le quotidien des marins. Tels sont les résultats opérationnels que nous obtenons. Je vous propose de vous donner désormais mon appréciation sur les orientations du Livre blanc, sur le projet de loi de programmation militaire et sur le projet de loi de finances pour 2014. J'avais appelé la rédaction du Livre blanc de mes voeux, car celui de la précédente période – rédigé en 2008 – commençait à s'écarter de manière trop importante de la réalité budgétaire quotidienne. Il était donc important d'aligner les ambitions de notre pays et les missions qu'il souhaite assurer sur ses capacités budgétaires. Ce travail long et difficile a débouché sur le meilleur compromis possible. La LPM et le projet de loi de finances déclinent de manière cohérente le Livre blanc et cette démarche de cohérence constitue la principale vertu de ces textes.

Le Livre blanc offre une feuille de route – à l'horizon 2025 – qui nous permet d'assurer l'autonomie stratégique de notre pays et de participer à l'effort de désendettement de l'État. Il était important de conserver l'ensemble de la palette de nos missions, décision adaptée aux enjeux auxquels nous devons faire face aujourd'hui – notamment dans le domaine maritime – et aux retours d'expérience opérationnels. Le Livre blanc impose le resserrement du format. Celui-ci est consenti et mesuré à l'aune des économies recherchées : la marine perdra 25 % de sa capacité en gros bâtiments amphibies, 25 % de ses pétroliers ravitailleurs et près de 20 % de ses frégates ; elle n'est donc ni favorisée ni épargnée par les économies. Ce resserrement de format s'inscrit – comme celui des autres armées – dans le cadre des orientations définies par le Livre blanc et dans la logique des principes de différenciation et de mutualisation. La différenciation consiste à réserver les moyens lourds pour les crises de haute intensité et à utiliser des équipements plus légers pour assurer les missions de sécurité ; la marine la mettait déjà en oeuvre en mobilisant des moyens proportionnés aux missions et aux niveaux de menace, comme les frégates de premier rang et l'aviation de patrouille maritime pour les crises importantes et les frégates de surveillance, patrouilleurs et aviation de surveillance maritime pour l'action de l'État en mer. Nous pratiquions également déjà la mutualisation : ainsi, au plus fort de l'opération Harmattan, nous avons dû suspendre temporairement la participation d'avions de patrouille maritime à l'opération Atalanta ainsi qu'une partie de nos missions permanentes assurées par nos sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) ; par ailleurs, nous avons réduit notre présence dans des opérations comme celles de l'agence Frontex. Pendant l'opération Serval, nous avons dû retarder la formation initiale des équipages des avions Atlantique 2. En outre, au plus fort de la crise syrienne, nous avons allégé le dispositif Atalanta puisque la frégate Aconit est restée en Méditerranée orientale. La réduction de notre format accroîtra le recours à la mutualisation et le chef d'état-major des armées devra effectuer des choix entre les missions. Le Livre blanc nous impose de n'assurer de permanence que dans deux zones et non plus dans trois – golfe de Guinée, océan Indien et mer Méditerranée orientale.

Ces textes sont également cohérents avec la précédente LPM, qui avait repoussé au-delà de 2014 la modernisation des équipements aéromaritimes, à savoir le renouvellement de nombreux équipements de la marine – frégates, SNA, avions Atlantique, hélicoptères légers et pétroliers ravitailleurs. Cette modernisation est désormais lancée. Les nouvelles frégates multi-missions (FREMM) et les hélicoptères Caïman vont remplacer des équipements dont l'âge moyen est de trente-quatre ans, ce qui est énorme ; la deuxième FREMM sera livrée en 2014, ainsi que trois nouveaux hélicoptères NH90. Le premier sous-marin Barracuda remplacera, en 2017, le SNA Rubis qui aura servi trente-huit ans au moment de sa relève. Enfin, soixante missiles de croisière navals seront livrés l'année prochaine et équiperont la FREMM Normandie : ils marqueront un tournant pour la défense de notre pays, car ils permettront de faire peser une menace directe et instantanée maintenable dans la durée.

La cohérence – définie par le Livre blanc, déclinée par le projet de LPM et confirmée par le PLF – réside en outre dans la priorité donnée aux dépenses finançant les activités opérationnelles. En effet, ainsi que je vous l'indiquais, une grande part de notre activité est dédiée aux missions permanentes. Toute réduction d'activité aurait une répercussion directe sur leurs résultats. En outre, cette activité est indispensable pour garantir le maintien du savoir-faire des équipages sur des systèmes complexes tels que des centrales nucléaires, des centres de défense aérienne, des missiles balistiques, ou des catapultages d'avion de chasse.

Le Livre blanc l'indique, le projet de LPM le décline, le projet de loi de finance le confirme : les crédits d'entretien programmé du matériel constituent une priorité forte, et c'est essentiel.

Cette cohérence est donc décidée, actée, déclinée pour cette première annuité. Il est nécessaire désormais qu'elle soit tenue dans la durée en évitant trois écueils.

Le premier consisterait à accepter une exécution annuelle non rigoureusement conforme à la programmation de la LPM, en particulier pour les livraisons d'équipements. Le Livre blanc s'efforce de nous faire franchir le creux budgétaire actuel tout en maintenant une marine en état de remplir toutes ses missions à l'horizon 2025. Cela a induit l'étalement des programmes, mais cette politique atteint aujourd'hui ses limites et l'application des programmes doit maintenant s'exécuter au jour près. Quant à l'âge des équipements, il nous place sous la menace de ruptures capacitaires, comme nous en avons connu avec les Super Frelons, que nous avons dû arrêter avant même l'arrivée des NH90. Nous avons accepté des réductions temporaires de capacités, notamment pour les patrouilleurs outre-mer : alors qu'ils devraient être au nombre de neuf, ils sont actuellement six et ne seront plus que cinq à la fin de la période couverte par la LPM ; leur relève ne débutera qu'en 2024 par le programme BATSIMAR qui devait initialement commencer en 2017. Par ailleurs, nous avons abandonné le programme des bâtiments d'intervention et de souveraineté (BIS) qui devaient remplacer les bâtiments de transport légers (BATRAL), mais nous compensons ce renoncement par l'arrivée des bâtiments multi-missions (B2M) à partir de 2015 et de 2016. Les bâtiments de soutien et d'assistance hauturiers (BSAH) devront impérativement arriver en 2017, sinon nous aurons à gérer une rupture franche ; ces bâtiments remplacent l'ensemble des équipements de soutien et de remorquage, et ils représentent les seuls moyens anti-pollution de la marine. La moitié des hélicoptères Alouette III s'arrêteront de voler avant la fin de la période de la LPM, mais ils ne seront pas remplacés avant 2030. Tout nouveau décalage de programmes neufs se traduirait par des réductions de capacités et la perte de missions.

J'en viens maintenant au budget opérationnel de programme (BOP) « Marine ». Celui-ci se décompose en trois grands agrégats : la dissuasion, l'entretien programmé du matériel et le fonctionnement global. Toute difficulté budgétaire – hors la dissuasion qui est sanctuarisée – est absorbée par l'entretien programmé du matériel (EPM) ou par le fonctionnement ; cela implique de pouvoir procéder à des ajustements par transferts de crédits, c'est-à-dire de jouer sur la fongibilité entre lignes budgétaires. Mais, je tiens à le répéter : toute encoche budgétaire supplémentaire aura des conséquences sur le fonctionnement de la marine.

Un effort est consenti pour maintenir en 2014 et en 2015 l'activité des forces à son niveau de 2013, celui-ci se situant 15 % au-dessous des normes. Cela permettra de passer ces deux années difficiles sans casser l'outil, mais l'objectif est bien de remonter dès les années 2016-2017 au niveau d'activité normal.

En matière d'activité opérationnelle en général, c'est-à-dire pour tout ce qui concerne l'alimentation, les externalisations des plastrons utilisés pour l'entraînement – je rappelle que la formation de nos pilotes d'hélicoptère à la mer est assurée par un bateau britannique civil à Brest – et les affrètements opérés par l'Abeille Flandre, l'Abeille Bourbon, l'Abeille Languedoc et l'Abeille Liberté, les enveloppes sont correctement dotées en 2014.

Le programme des équipements d'accompagnement – matériel de sécurité, aussières, véhicules spécifiques, outillage, matière première des ateliers, munitions – a bénéficié d'un abondement qui lui permet de retrouver le niveau de ressources de 2012, mais qui reste inférieur au besoin. La diminution de 2013 a conduit par ailleurs à puiser dans les stocks, lesquels ne seront pas reconstitués.

Les crédits de fonctionnement courant – dépenses qui regroupent principalement les frais de formation et de mutation – seront réduits cette année à nouveau de 7 %. Cela me préoccupe, car nous avons déjà pris des mesures pour prolonger les affectations de certains marins et nous sommes arrivés à un plancher pour les frais de mutation et de formation. Il nous faudra de la souplesse dans la gestion des crédits pour pouvoir utiliser l'instrument de la fongibilité au sein du BOP. En effet, la marine est constituée de nombreuses populations de faible effectif, car le fonctionnement d'un bateau exige la présence de compétences très diverses ; dans un sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE), il faut ainsi des spécialistes de lancement de fusée, de centrale nucléaire, de la vie sous-marine et de la lutte anti-sous-marine. Deux ou trois officiers d'appontage sont affectés au porte-avions Charles-de-Gaulle et toute la campagne Harmattan s'est déroulée avec un seul de ces officiers, l'autre se trouvant en formation. Cette micro-gestion de micro-populations exige une grande vigilance.

Ainsi, compte tenu du format de la marine, tous les postes budgétaires contribuent directement à l'efficacité opérationnelle de la marine. Toute tension sur l'un d'eux exige un rééquilibrage qui affecte l'ensemble.

Le deuxième écueil consisterait à répartir de manière aveugle les diminutions d'effectifs. La LPM qui s'achève impose à la défense de supprimer 10 000 postes par rapport à ce qui a été déjà opéré : la marine perdra ainsi 650 postes en 2014 – dont 88 officiers – dans le cadre de la contraction en pente douce qu'elle a choisie pour arriver au chiffre de 6 000 – supérieur à celui de 4 000 décidé dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP). La nouvelle LPM prévoit une disparition de 23 500 postes, dont 8 000 dans les forces – dans ce quota, 1 300 proviendront de la marine, ce chiffre étant absorbé par le resserrement de format –, 1 100 dans les forces prépositionnées ou de souveraineté – la marine est peu concernée – et 14 400 dans le hors forces. Pour cette dernière partie, une analyse fonctionnelle poussée, que j'avais appelée de mes voeux, est conduite afin que ce soient les doublons et les modèles non vertueux qui alimentent les réductions d'effectif. Nous devons être vigilants et pratiquer la micro-gestion, car, pour la marine s'il manque un seul spécialiste dans un bâtiment, celui-ci peut être contraint de s'arrêter.

Le dernier écueil réside dans le danger de devoir faire face à des discontinuités à l'intérieur de chaque annuité. La difficulté se concentre souvent dans la gestion de la fin de l'exercice. Ainsi, nous attendons toujours la levée de la réserve de précaution, du surgel et des crédits attendus au titre des OPEX, qui représentent 15 % des ressources attendues par la marine, soit deux mois de fonctionnement. Si cette levée n'intervient pas, nous nous trouverons en cessation de paiement à la fin du mois d'octobre. Cette situation se répète chaque année et elle est de plus en plus délicate à gérer au fur et à mesure que les ressources diminuent.

Pour conclure, je voudrais insister sur le fait que nous entrons dans une nouvelle ère : ne regardons plus vers le passé, car le Livre blanc a permis de fixer des règles claires pour l'avenir. Mais nous sommes dans une période de gros temps budgétaire et nous agissons en marins : nous réduisons la voilure en resserrant le format ; nous suivons le cap défini par la LPM qui a fidèlement retranscrit le Livre blanc et nous barrons de manière stable. Il est désormais nécessaire de suivre ce cap de la manière la plus stable possible, car tout écart ou tout mouvement brusque se paye immédiatement sur la route suivie ou par des dommages irréparables sur le navire.

Les marins ne renonceront pas, car ils n'ont pas l'habitude de renoncer. C'est même leur première qualité. Mais nous faisons partie du même équipage. Si vous pouvez compter sur les marins, eux doivent pouvoir compter sur vous pour que la loi soit appliquée sans être remise en cause dans son exécution, y compris dans la durée. Dans cette tâche, nous aurons donc besoin de votre appui, mesdames, messieurs les députés.

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