Intervention de Jean-Marc Debonne

Réunion du 16 octobre 2013 à 16h15
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Marc Debonne, directeur central du service de santé des armées :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je suis très sensible à l'honneur que vous me faites en m'invitant, à l'occasion des travaux sur le projet de loi de finances pour 2014 et le projet de loi de programmation militaire, à vous présenter le projet du SSA. Le personnel de ce service – que j'ai le privilège de diriger depuis un an – est en ce moment même très fortement engagé avec nos forces sur les théâtres d'opérations extérieures (OPEX).

Après avoir rappelé succinctement ce qu'est le SSA aujourd'hui, je présenterai les raisons du changement que j'estime nécessaire, avant d'évoquer les grandes lignes du projet de service que nous souhaitons mettre en oeuvre.

En 2013, le SSA est un service interarmées efficace qui remplit pleinement sa mission. Fort de 16 000 personnes, il bénéfice d'un budget de 1,4 milliard d'euros ; sa mission première est, et demeure, le soutien santé opérationnel des forces – mission qui couvre toute la vie opérationnelle du militaire, se déclinant avant, pendant et après les opérations. Elle débute avec la préparation opérationnelle médicale du combattant, intègre les soins aux militaires blessés ou malades, et s'étend aux soins de suite et de réhabilitation jusqu'à la réinsertion professionnelle et sociale. Cette mission nécessite un ensemble parfaitement organisé et coordonné de capacités médicales, pharmaceutiques, vétérinaires, dentaires, paramédicales et médico-administratives. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 a de nouveau souligné le caractère indispensable du SSA pour l'engagement opérationnel de nos forces. Il n'est pas de chef militaire aujourd'hui qui ne souligne l'importance de la présence du médecin ou de l'infirmier au plus près des combattants. C'est un des éléments déterminants de leur engagement, car ils savent ainsi pouvoir bénéficier d'une prise en charge médicale efficace et rapide en cas de blessure ou de maladie.

Pour cela, le service est capable de déployer en tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances, une chaîne santé opérationnelle complète et cohérente. Capacité quasi-unique en Europe, cette chaîne santé comprend une offre de soins, le ravitaillement en produits de santé, l'évacuation médicale, l'évaluation et l'expertise des risques sanitaires, et le commandement médical opérationnel. En charge de la santé des combattants, elle ne se réduit pas à une simple chaîne logistique : composée de personnels non combattants, elle est cependant déployée au plus près de la ligne des combats. Elle constitue ainsi une force d'appui déterminante. Priorité des éléments du soutien, elle permet l'entrée en premier, et se retire souvent en dernier des théâtres d'opérations.

La chaîne santé opérationnelle est très exigeante en termes de qualité, imposant les plus hauts niveaux de formation et d'équipement. Pour la mettre en oeuvre, le service s'appuie sur cinq composantes fonctionnelles indissociables qui en conditionnent la cohérence, et donc l'efficacité : la médecine des forces – cinquante-cinq centres médicaux des armées en métropole et quatorze centres médicaux interarmées en outre-mer, qui assurent la médecine de premier recours –, neuf hôpitaux d'instruction des armées (HIA) répartis sur le territoire national, le ravitaillement sanitaire, la formation et la recherche biomédicale de défense. L'équilibre entre ces composantes garantit la qualité du soutien santé sur les théâtres d'opérations, sa réactivité et son autonomie. Les OPEX récentes, en Afghanistan comme au Mali, ont confirmé la capacité du SSA à déployer une telle chaîne dans son intégralité, et donc à remplir sa mission opérationnelle, y compris dans les formes d'engagement les plus difficiles.

Pourquoi le changement m'apparaît-il nécessaire ? Si le SSA remplit efficacement sa mission, il le fait de plus en plus sous forte tension. À son origine, en 1708, le service a probablement représenté le premier système de santé organisé en France. Entièrement dévolu au soutien des militaires, il a longtemps vécu de manière autonome vis-à-vis du système public de santé. Il a ainsi traversé trois siècles d'histoire dans un relatif isolement. Cette situation, justifiée à l'époque, lui permettait de répondre aux impératifs d'autosuffisance et d'autonomie de décision, indispensables à sa mission opérationnelle. Cependant, cet isolement l'a progressivement fragilisé en lui imposant une dispersion de ses moyens, au point de mettre en question sa capacité à remplir, à terme, la mission qui lui incombe.

Pourtant, le SSA n'a jamais cessé de s'adapter ; mais ses évolutions – qui se sont accélérées et amplifiées ces dernières années – ont souvent été initiées en réaction à diverses contraintes, et toujours conçues dans une perspective essentiellement gestionnaire, sans remettre en cause le modèle lui-même. Elles atteignent aujourd'hui leurs limites, obligeant le service à passer d'une logique d'adaptation à une logique de changement.

Depuis la révision générale des politiques publiques en 2007 et l'audit de la Cour des comptes en 2010, une tension accrue s'est en effet exercée sur le SSA. Cette tension s'est encore accentuée récemment avec la loi de programmation militaire. Tout en maintenant un haut niveau d'ambition, il s'agit pour le service de poursuivre les efforts déjà entrepris pour améliorer encore sa performance, dans un contexte de profonde évolution du monde de la santé en France. Nous ne pouvons pas ignorer la nouvelle stratégie nationale de santé qui prône le décloisonnement, les partenariats et la territorialisation de l'offre de soins. Le service veut et doit prendre en considération ces évolutions majeures.

Aujourd'hui, le SSA a clairement identifié quatre facteurs de vulnérabilité, liés à son histoire, à son organisation et aux évolutions de son environnement. En premier lieu, l'isolement – déjà évoqué – est devenu de moins en moins tenable dans un système de santé national de plus en plus organisé, souvent concurrentiel dans un contexte financier contraint. Ensuite, le service pâtit de la dispersion en matière de moyens, d'emprises, mais aussi d'activités dont certaines sont très éloignées du besoin réel des forces. Une troisième fragilité tient aux deux corpus légaux et réglementaires dont il dépend – celui de la santé et celui de la défense. Toutes les évolutions de normes et d'exigences propres au monde de la santé publique sont opposables, autant que celles liées aux missions opérationnelles ; elles entrent parfois en contradiction, obligeant le service à trouver des solutions originales. Le dernier facteur de vulnérabilité réside dans la complexité et parfois la lourdeur d'une gouvernance qui limite fortement ses marges de manoeuvre et son aptitude à l'adaptation.

Ainsi, la capacité du SSA à soutenir l'engagement opérationnel des forces armées françaises pourrait être à terme menacée. En effet, le service rencontre des difficultés croissantes pour réaliser l'adéquation entre la nécessaire performance médicale et la complexité du déploiement cohérent d'une chaîne santé opérationnelle. On a pu le constater dans le cadre de l'opération Serval qui cumulait des contraintes maximales. Initiée par un engagement très rapide de nos forces, suivi d'une entrée en premier en l'absence de soutien de la nation hôte, cette opération restera marquée par un tempo très rapide, de fortes élongations et une large dispersion des troupes au sol. Il faut ajouter à ces considérations tactiques le fait que l'opération s'est déroulée à grande distance du territoire national, dans des conditions environnementales éprouvantes. Tous ces éléments ont représenté autant de contraintes majeures pour nos soldats comme pour le soutien médical.

Mais les capacités du service sont également mises à l'épreuve par la contrainte budgétaire qu'il subit à l'instar de l'ensemble de notre défense. Cette contrainte impose de concevoir un modèle qui préserve les investissements sans dégrader le fonctionnement. Il est exclu de majorer le coût de possession pour la défense, et de compromettre la soutenabilité budgétaire du service rendu. Il s'agit donc de s'organiser afin que les ambitions restent compatibles avec les moyens alloués.

Enfin, le corps social étant totalement légitime pour exiger des pertes minimales et, en cas de blessure au combat, les meilleurs soins permettant d'éviter au maximum les séquelles, le service doit répondre à un véritable défi technique. Il doit garantir au citoyen que le soldat engagé en opérations sera protégé et surtout secouru et soigné au mieux, et donc rester en mesure de déployer, en toutes circonstances, l'ensemble de ses capacités.

Pour faire face à cette situation complexe, on ne saurait se contenter d'une nouvelle adaptation ; il faut désormais envisager de changer de modèle. Résolument centré sur l'opérationnel, le nouveau modèle de service devra répondre aux ambitions stratégiques de la France. Il devra préserver la capacité des armées à entrer en premier sur un théâtre d'opérations, et pouvoir s'adapter à la diversité des formes d'engagement auxquelles les forces seront confrontées. Ce modèle pour le futur, étalonné sur le calendrier de la loi de programmation militaire, fait actuellement l'objet d'un projet de service dont l'élaboration est en cours de finalisation.

Ce projet s'appuie sur cinq principes majeurs. Le premier d'entre eux est celui de la concentration : le SSA doit concentrer ses activités sur sa mission régalienne – le contrat opérationnel –, tout en densifiant ses équipes et ses structures. Un nouvel équilibre entre ses différentes composantes devra être recherché, particulièrement entre la médecine des forces et la médecine hospitalière.

Le service devra ensuite mettre en oeuvre une ouverture au service public de santé, tout autant nécessaire à la performance technique qu'à l'efficience économique du nouveau modèle de service. Cette ouverture lui permettra d'instaurer un dialogue utile avec son environnement, et de le rendre plus visible. Il pourra ainsi mieux intégrer des réseaux de soins, s'engager dans des partenariats efficaces et favoriser son interopérabilité. Les systèmes d'information et de communication seront placés au centre de cette politique d'ouverture, qui sera conduite tant au niveau local – avec les établissements de santé – que régional – avec les agences régionales de santé (ARS) – et national – entre les administrations centrales.

Le nouveau modèle de service suppose également le développement des coopérations internationales. Ce troisième principe répond à un impératif d'efficacité opérationnelle et d'économie de moyens. En effet, si l'ambition du service est d'assurer un soutien santé garantissant la capacité d'entrer en premier, il ne disposera à l'avenir que de capacités limitées pour tenir seul dans la durée. Des coopérations multinationales devront donc être développées dans un souci de complémentarité, de réciprocité et de culture médicale opérationnelle partagée, tout en tenant compte de la limite que représente l'absolue nécessité de préserver l'autonomie de la France et sa capacité à conduire seule, au moins initialement, une opération militaire.

Il faudra également renforcer les coopérations interministérielles. Ce principe est essentiel pour permettre, dans les meilleures conditions, la participation du service à la résilience de la Nation, comme cela lui est demandé. Cette participation ne peut se concevoir que sur la base de collaborations renforcées, mais sans mobilisation de capacités ou de compétences nouvelles. Le maintien et l'extension des coopérations interministérielles contribueront de surcroît à l'entraînement du personnel du SSA et à la diminution de son coût de possession pour les armées.

Enfin, le dernier principe – la simplification – s'inscrit résolument dans le programme ministériel visant à réformer la gouvernance, à clarifier la chaîne de décision, à simplifier les organisations, à alléger les échelons de commandement et à fluidifier les flux d'information, tout en générant des économies de fonctionnement.

Conformément à ces cinq principes, le service fera principalement porter son effort sur certains axes d'intervention, qui concernent l'ensemble de ses composantes. Pour trois d'entre elles – la formation, la recherche et le ravitaillement sanitaire –, il s'agit d'accentuer les mesures déjà engagées dans le cadre de la transformation en cours depuis 2008. Les efforts nouveaux viseront à concentrer ces composantes sur le soutien santé des forces en opérations, et à les ouvrir plus largement à des partenariats interministériels. Enfin, la valorisation financière des savoir-faire sera systématisée afin de préserver la capacité de progrès et d'innovation de ces composantes essentielles à la cohérence du service.

Pour la médecine des forces, la réorganisation issue de la création des centres médicaux des armées en 2011 sera poursuivie et complétée. Une attention particulière sera portée à leur insertion dans leur territoire de santé, notamment dans le cadre de la permanence des soins. Concentrées sur leur mission opérationnelle, leurs activités seront prioritairement orientées vers la pratique médicale et soignante dans des domaines d'intérêt majeur pour les armées, comme la prise en charge des urgences, mais aussi vers la prévention des risques sanitaires et l'expertise médico-militaire. Par ailleurs, un effort particulier sera consenti pour faire face aux différentes contraintes matérielles qui pèsent actuellement sur le fonctionnement quotidien de nombreux centres médicaux des armées.

La composante hospitalière, dont le périmètre ne sera pas réduit, fera cependant l'objet d'une réorganisation importante. Celle-ci adaptera l'offre de soins des hôpitaux militaires aux besoins actuels des armées et de la défense, tout en favorisant leur insertion dans les territoires de santé. L'élaboration d'un nouveau modèle hospitalier, autour de plateformes renforcées, visera à concilier les nouvelles exigences du contrat opérationnel et les contraintes qui pèsent actuellement sur tous les établissements. Une nouvelle gouvernance, locale et centrale, garantissant une plus grande souplesse en gestion sera également mise en oeuvre.

Toutes ces évolutions demanderont du temps pour produire leur plein effet. Leur réussite exigera une implication et un accompagnement attentif des personnels du service de façon à impulser et à maintenir la dynamique de changement dans la durée. Elle passera aussi par une nouvelle relation entre le SSA et le service public de santé ; la solidarité accrue entre ces deux grands acteurs s'inscrira dans une optique de lien entre l'armée et la Nation. La réussite nécessitera également de revisiter en profondeur la place des réserves citoyenne et opérationnelle du SSA, dont le rôle indispensable sera amplifié et valorisé. Ces évolutions majeures supposent un dialogue au plus haut niveau entre les ministères concernés et ne pourront se faire sans une volonté politique partagée à l'échelon national et régional. Le nouveau projet ne peut se concevoir qu'ensemble, puisque c'est ensemble qu'il se déclinera, dans le respect des missions spécifiques et de l'identité de chacun des acteurs, civils comme militaires.

Enfin, je voudrais évoquer une autre ambition du SSA. Par sa position unique au sein des mondes de la défense et de la santé, il réalise la synthèse des valeurs portées par ces deux communautés, toutes deux animées par l'esprit de service. Tout au long de son histoire – et encore aujourd'hui, lorsqu'il s'engage dans l'urgence au sein des forces armées –, il a fait la preuve des aptitudes exceptionnelles que lui confèrent sa militarité et sa mission de soins : capacité de réaction immédiate, robustesse dans l'engagement opérationnel, potentiel de résistance et d'adaptation en milieu hostile, voire agressif. Toutes ces aptitudes rares, précieuses et pour certaines uniques, sont indispensables au soutien des opérations militaires. Pour autant, elles pourraient être sollicitées plus largement dans le cadre de la résilience de la Nation, à laquelle le service participe déjà. Ainsi, au-delà de l'ouverture vers le service public de santé, c'est la question de l'organisation d'un dialogue interministériel plus large qui est soulevée aujourd'hui.

En somme, le nouveau modèle proposé par ce projet de service souligne clairement le fait qu'aujourd'hui le SSA ne peut plus, et ne veut plus, décider seul de ses évolutions, ni conduire seul un tel changement. Dans le contexte économique actuel, l'importance des enjeux – militaires, sanitaires et sociaux – nous impose de rechercher ensemble une solution qui permette de garantir, d'une part, la qualité du soutien médical opérationnel des forces engagées sur les théâtres d'opérations – priorité absolue –, et d'autre part, l'utilisation pleine et entière des capacités du SSA dans le cadre de la résilience de la Nation – priorité fondamentale.

Soyez assurés, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, de mon engagement dans cette voie, comme de celui de l'ensemble des personnels du SSA, qui en font la preuve au quotidien – tant sur le territoire national que sur les théâtres d'opérations où nos forces sont déployées.

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