C'est un honneur et un plaisir pour moi de m'exprimer devant vous aujourd'hui, et je tiens à remercier les parlementaires qui sont à l'origine de cette commission d'enquête. Plusieurs d'entre vous sont élus d'Amiens et de Picardie, mais ce dossier est plus généralement représentatif de la politique industrielle menée dans notre pays depuis les années 1950 : au moment où l'on parle beaucoup du sort de l'industrie sur notre territoire, je crois utile de rappeler que l'usine Goodyear a fortement marqué l'histoire de notre ville. La zone industrielle concernée, « l'espace industriel nord », a été construite dans les années 1950, et c'est de cette époque que datent les usines Goodyear et Dunlop ; dans les années 1960 et 1970, plus de 20 000 personnes y travaillaient. Aujourd'hui, il en reste environ 11 000, ce qui révèle la désindustrialisation de notre ville. Ces deux usines, parfois appelées Amiens-Nord et Amiens-Sud, sont construites côte à côte ; elles partagent d'ailleurs maintenant certains équipements.
L'usine Dunlop a été rachetée en 1984 par l'entreprise japonaise Sumitomo, puis en 2003 par Goodyear. Tous ceux qui s'intéressaient à l'industrie amiénoise – j'en étais déjà – ont alors espéré que des investissements importants permettraient de moderniser ces usines, car les investissements avaient été faibles durant les années 1990-2000. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé, et il me paraît important de remonter jusque-là : fondamentalement, c'est le manque d'investissement qui a été fatal, car on sait bien que, dans l'industrie du pneumatique, l'investissement est crucial. Chaque année, ou en tout cas très régulièrement, la modernisation de telles usines exige que l'on y dépense des dizaines de millions d'euros. C'est à ce prix que l'outil de production peut demeurer performant.
En 2007, la direction de Goodyear, face à des difficultés qu'elle définit comme des problèmes de productivité de l'usine, essaye de modifier le rythme de travail des salariés. Un long débat s'en est suivi, dont les Amiénois ont été les témoins. Les salariés, vous le savez, ont accepté ces modifications dans l'une des usines et les ont refusées dans l'autre. Je n'ai pas à me prononcer sur l'organisation du travail dans une entreprise : cela relève du dialogue social entre la direction et les représentants des salariés.
C'est en 2008 que sont annoncés le premier plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) et les premières suppressions d'emploi – PSE par la suite annulé par la justice. Les élus amiénois de l'époque ont bien entendu mené des actions – M. de Robien, qui fut mon prédécesseur, pourra vous en dire davantage à cet égard. Avant même mon élection, j'avais pris des contacts avec les salariés et leurs représentants ; dès mon élection, des contacts ont été pris avec la direction. Je me suis personnellement impliqué dans toutes ces discussions : tout au long de ces six années, j'ai régulièrement rencontré, plusieurs fois par an, la direction de Goodyear France et celle de Goodyear Europe, pour poser des questions sur leur stratégie industrielle et leur projet pour ces usines. J'ai aussi tenté, mais sans succès, de rencontrer la direction de Goodyear International. J'ai rencontré les salariés, pour me renseigner sur leurs conditions de travail, mais aussi pour recueillir auprès d'eux certaines informations dont ne disposent pas les élus locaux – comment ceux-ci peuvent-ils agir alors qu'ils n'ont pas accès aux données économiques, à certains documents qui leur permettraient de demander des précisions sur une stratégie industrielle qui, comme ici, a des conséquences immenses pour une collectivité ?
Le conseil régional, le conseil général et la métropole – collectivités qui partagent certaines compétences et qui sont directement concernées – ont uni leurs efforts pour organiser des réunions communes avec la direction et avec les organisations syndicales. Je me suis toujours impliqué dans ces réunions, avec la volonté de favoriser le dialogue social, et non de prendre parti – sauf lorsque des faits objectifs m'y poussaient.
La communauté d'agglomération Amiens Métropole – comme la ville d'Amiens – a voté des voeux, par deux fois, à l'unanimité, ce qui marque la volonté de tous les élus, quelle que soit leur sensibilité et quelle que soit leur commune d'origine, de faire passer plusieurs messages. Ainsi, le 19 mars 2009, un premier voeu déplore le manque cruel d'investissements et appelle au dialogue social tout en demandant l'intervention des pouvoirs publics locaux et nationaux.
Dès 2009, Amiens Métropole a également voté une aide exceptionnelle au comité d'entreprise de Goodyear, afin notamment d'aider les salariés à aller devant les tribunaux. Le conseil général et le conseil régional ont voté des aides semblables. C'est une démonstration concrète de la solidarité des collectivités locales, qui voulaient contribuer à sauver le maximum d'emplois chez Goodyear.
En 2009, un nouveau PSE s'est heurté à un nouveau refus du tribunal de grande instance de Nanterre. Dès 2009-2010, Titan a envoyé une lettre d'intention puis annoncé officiellement sa volonté de reprendre la partie agricole de la production des usines Goodyear d'Amiens. C'est l'un des points dont j'aimerais beaucoup qu'il soit clarifié, car je n'ai jamais pu obtenir de précisions très convaincantes. À ce moment, il faut le souligner, la stratégie mondiale de Goodyear était bien de vendre une grande partie de son activité agraire, ce qui a été fait en Amérique du Nord et du Sud, mais pas en Europe.
À la fin de l'année 2010, la direction présente un PSE qui prévoit 817 licenciements : seule l'activité agraire serait maintenue, et revendue à Titan.
En 2011 a lieu une rencontre mémorable, pour moi comme pour le président du conseil général et le représentant de la région, avec M. Taylor, PDG de Titan, dont les propos ont pour le moins surpris les élus de la République que nous sommes. Titan a confirmé qu'il ne reprendrait la partie agraire qu'une fois que les licenciements auraient eu lieu, c'est-à-dire après la mise en oeuvre du PSE – ce qui était son droit – ; il nous a également précisé que son entreprise attachait une grande importance à cette activité pour le marché européen, africain et moyen-oriental. Mais il a aussi tenu des propos – qu'il a ensuite confirmé par écrit à Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif – sur le fait que les ouvriers français ne travaillaient pas beaucoup et qu'il y avait parmi eux de nombreuses « pommes pourries » ! Nous avons gardé notre calme et n'avons pas répondu à ces assertions. Nous avons seulement continué de souhaiter que soit rétablie à Amiens une activité industrielle qui ait un avenir. Le marché agraire me paraît en effet ouvrir des perspectives intéressantes ; il peut se développer et permettre de créer par la suite de nouveaux emplois.
Le manque d'investissements dans la partie tourisme a été criant : je me demande si, dès 2003, Goodyear avait vraiment la volonté de créer un pôle de production à haute valeur ajoutée, puisque, jusque dans les années 2007-2008, les pneus fabriqués par l'usine Goodyear, ou même par l'usine Dunlop, étaient des pneus à faible valeur ajoutée, et donc à faible marge : ils pouvaient donc être fabriqués dans d'autres pays, et dans d'autres conditions financières. C'est pour moi un fait marquant.
En juin 2012, la direction de Goodyear renonce au PSE au profit d'un plan de départs volontaires (PDV). C'était un moment de dialogue : durant toute la fin de l'année 2012, nous avons toutefois reçu peu d'informations, tant de la direction que des organisations syndicales. À cette époque, la CGT est le seul interlocuteur de la direction. Malheureusement, vous le savez, cette négociation échoue ; à la fin du mois de janvier 2013, la direction de Goodyear annonce la fin des négociations avec Titan et la fermeture totale du site.
Les élus locaux des trois collectivités ont alors demandé à être reçus par des responsables de l'État : c'est ainsi que, le 5 février 2013, ils ont pu rencontrer Arnaud Montebourg et Michel Sapin, en compagnie de deux parlementaires. Le conseil de la métropole a voté, à l'unanimité, un voeu pour interpeller l'ensemble des autorités et demander une table ronde, tout en dénonçant la responsabilité de Goodyear dans la fermeture de l'usine ; il a voté, également à l'unanimité, une nouvelle aide destinée à soutenir les salariés.
Je me réjouis de la création de cette commission d'enquête parlementaire, dont j'espère qu'elle permettra de faire toute la lumière sur l'enchaînement des événements.
Le président du conseil régional a demandé lui aussi, en 2011 ou 2012, à rencontrer les responsables du Gouvernement, et nous nous sommes rendus au ministère de l'Économie et des finances. Nous avons demandé l'organisation d'une table ronde avec la direction internationale de Goodyear, pour essayer d'apprendre quelle était la stratégie de cette entreprise : il n'y a pas eu de suites. Mais je sais que vous n'avez vous non plus pas pu auditionner la direction internationale de Goodyear, qui a refusé de s'exprimer sur ce dossier.
Les conséquences de cette affaire, c'est d'abord un immense gâchis humain. Les salariés des deux usines n'ont aucun avenir professionnel, voire personnel, puisqu'ils sont sous la menace constante d'un licenciement. Leurs conditions de travail dans cette usine, qui n'a pas été modernisée, sont rudes ; ils y sont exposés aux poussières, à des produits dont, comme chimiste, je connais la toxicité. Voir les ouvriers sortir de ces usines me fait penser à la sortie des salariés des mines de charbon que je voyais, enfant, dans le Pas-de-Calais… Physiquement comme psychologiquement, les salariés sont épuisés. Il faut aussi s'imaginer qu'ils viennent pour huit heures de travail, mais n'en font souvent que deux ou trois, ce qui n'est absolument pas leur souhait. Ils vous le diront comme ils me le disent – je les rencontre souvent –, et l'un de mes adjoints a travaillé très longtemps à l'usine Goodyear.
Les menaces, les inquiétudes sont plus grandes que jamais : le projet de regrouper les usines Goodyear et Dunlop pour former un pôle compétitif est mis en danger par la disparition de l'une des deux usines.
Il reste 1 173 emplois, il y en avait encore près de 1 400 en 2007-2008 : cela représente une perte importante. Je n'ai pas de chiffres pour les sous-traitants et les emplois induits.
Les conséquences financières pour les collectivités locales sont limitées par la suppression de la taxe professionnelle. Les pertes d'Amiens Métropole en 2012 sont estimées à près de 1,2 million d'euros pour l'agglomération : 345 000 euros de cotisation foncière des entreprises (CFE), 290 000 euros de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), 31 000 euros de taxe foncière sur les propriétés bâties, 500 000 euros de versement transport. Pour la ville d'Amiens, on peut évaluer ces conséquences à 340 000 euros de taxe foncière. Au total, on est donc aux alentours de 1,5 million d'euros : c'est important – pour donner un exemple, c'est à peu près le coût de la mise en place des nouveaux rythmes scolaires… Au titre de la loi de finances pour 2014, il est prévu une diminution de recettes de 840 millions d'euros pour le bloc communal : cela représente pour la ville d'Amiens une perte de 1,2 million d'euros et pour la métropole 1,6 million. Ces pertes de recettes seraient doublées pour 2015. Mais ce n'est pas le débat qui nous occupe aujourd'hui.
De nouvelles friches vont également apparaître dans la zone industrielle nord, qui s'étend sur environ 570 hectares, aménagés à partir des années 1950. Environ 70 000 mètres carrés bâtis sont déjà des friches ; la fermeture de Goodyear en ajouterait 80 000 : sur un site de 27,5 hectares, c'est considérable.
Je n'ai pas d'informations sur ce point, mais il est probable que ce site soit pollué, et que le coût de la dépollution sera considérable.
Tout au long des réunions qui ont eu lieu, les collectivités locales, fortement touchées par la perte des emplois, ont bien entendu été à l'écoute de l'ensemble des acteurs. Elles ont, ensemble, essayé d'intervenir régulièrement auprès des autorités, de la direction de Goodyear et des syndicats ; elles ont interpellé les gouvernements qui se sont succédé.