Intervention de Michel Lesage

Réunion du 22 octobre 2013 à 17h15
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Lesage :

Le rapport qui m'a été confié s'est inscrit dans le prolongement de la réunion du Comité interministériel pour la modernisation de l'action publique (CIMAP) de décembre 2012, qui avait décidé de faire procéder à l'évaluation d'une quarantaine de politiques publiques – parmi lesquelles, la politique de l'eau. Deux missions ont été confiées à des parlementaires : l'une, à Philippe Martin, sur les enjeux quantitatifs de la gestion de l'eau, c'est-à-dire essentiellement les problèmes liés à l'irrigation et aux conflits d'usage ; l'autre, à moi-même, sur les aspects qualitatifs et la mise en oeuvre de la directive-cadre sur l'eau (DCE) n° 200060CE du 23 octobre 2000. Par ailleurs, une mission interministérielle CGEDD IGF CGEIET CGAAER IGA pilotée par Anne-Marie Levraut a conduit sa propre évaluation de cette politique et remis son rapport le mois dernier.

L'ensemble de ces travaux ont préparé la conférence environnementale de septembre 2013 qui, pour la première fois, a consacré une table ronde à l'eau. À l'issue de ses travaux, une feuille de route a été publiée par le Gouvernement.

La politique de l'eau se caractérise par sa grande complexité et sa technicité, qui la rend difficile à appréhender hors le cercle des praticiens et des acteurs de terrain. Peu de débats y sont consacrés au plan national, un seul groupe d'études parlementaire existe – celui que j'ai l'honneur de présider à l'Assemblée nationale, depuis sa création il y a deux ans – car elle est segmentée, parcellisée, parfois cloisonnée. Pourtant, l'eau n'est pas un bien comme les autres : elle est un bien commun, patrimoine de la nation, mais tiraillé entre des usages multiples et concurrents. Elle est un marqueur de notre société et symbolise l'ensemble des défis auxquels nous sommes confrontés : elle se situe au coeur d'enjeux économiques, sociaux, environnementaux et autres. Comme l'écrit Érik Orsenna, « dis-moi ce que tu fais de ton eau, je te dirai qui tu es. ».

L'eau est confrontée à de multiples enjeux, d'ordre quantitatif (les conflits d'usage) mais aussi liés aux inondations, aux sécheresses, au réchauffement climatique, à la santé publique, à l'accès à l'eau pour tous ou à la fiscalité – peu nombreux sont ceux qui savent que les flux annuels liés à la politique de l'eau représentent aujourd'hui 23 milliards d'euros, dont 17 milliards d'euros pour le « petit cycle » et plus de 5 milliards d'euros pour le « grand cycle ». Le secteur mobilise un certain nombre de très grandes entreprises, une dizaine de redevances sont prélevées par les agences de l'eau dans la limite d'un plafond fixé à 2,2 milliards d'euros par an. Quant aux enjeux démocratiques, ils sont également considérables : la gouvernance de l'eau est structurée à différents niveaux – Conseil national de l'eau, agences de bassin, commissions locales de l'eau, etc. – et l'articulation de ces différents niveaux s'avère souvent complexe.

Il faut par ailleurs avoir conscience que la plupart des politiques publiques sont impactantes dans le domaine de l'eau, qu'il s'agisse d'économie, d'aménagement du territoire, de tourisme, d'énergie, d'agriculture, d'urbanisme ou de logement. Entre une approche institutionnelle des politiques menées par catégories d'acteur (État, régions, départements, collectivités territoriales) et les approches sectorielles et fonctionnelles développées, par exemple, par les agences de bassin, il faut réinstaurer des transversalités et des complémentarités intelligentes.

La politique française de l'eau est aujourd'hui largement structurée, dans ses textes et dans les obligations instituées, par le droit communautaire : 80 % de la réglementation en matière d'environnement sont en effet issus de l'Union européenne et c'est encore plus vrai dans le domaine de l'eau. Cette situation a d'ailleurs induit une rupture dans les politiques publiques, puisque la France doit régulièrement rendre compte des efforts qu'elle accomplit pour se rapprocher des objectifs assignés. La DCE impose des résultats à atteindre sur le bon état des masses d'eau, alors que la tradition administrative française s'en tenait habituellement à des obligations de moyens. D'où ma préconisation d'un « agir mieux » au niveau de l'Europe, très en amont pour associer l'ensemble des acteurs et défendre notre vision et notre modèle auprès de la Commission européenne. D'où également ma proposition de créer un lieu de pilotage national, sous forme d'une commission parlementaire de six membres responsable du suivi de l'élaboration et de la mise en oeuvre des différentes directives européennes.

La mission a été extrêmement intéressante, mais parfois difficile : délais courts, faiblesse des moyens mis à disposition par le Gouvernement, difficulté à composer entre des ambitions et des intérêts à la fois antagonistes et pleinement légitimes – reconquête de la continuité écologique des cours d'eau vs soutien aux énergies renouvelables et à l'hydroélectricité, défense de la compétitivité de l'agriculture vs protection des captages et des nappes phréatiques, etc.

J'en viens maintenant aux soixante-dix actions que je suggère de mettre en oeuvre au regard de la douzaine d'objectifs principaux à atteindre : lutter plus efficacement contre les pollutions diffuses d'origine agricole, préserver la continuité écologique des cours d'eau, sauvegarder et restaurer les zones humides, etc.

Dans le cadre de la mise en oeuvre de la politique agricole commune, nous devons nous engager de manière plus volontaire dans des modèles économiques respectueux de l'environnement, limitant progressivement et durablement les intrants – engrais et pesticides. Ceci suppose des instruments réglementaires mais aussi des signaux-prix pertinents à travers une fiscalité écologique suffisamment incitative. Pourquoi ne pas imaginer ainsi, comme certains le préconisent, une redevance sur l'azote minéral ou une taxation alourdie des pollutions diffuses ? Mais il faut également plus de formation des acteurs et de conseil afin de réorienter les pratiques.

S'agissant de la protection des cours d'eau et des zones humides, les altérations écologiques sont cause du déclassement des masses d'eau dans un cas sur deux. Beaucoup de difficultés sont à affronter : il faut convaincre du bien-fondé de la restauration des milieux, les prises de conscience sont insuffisantes, les appuis techniques sont défaillants, les programmes d'action nationaux sont incomplètement activés, les visions des acteurs sont souvent divergentes, etc.

La lutte contre les pollutions diffuses et la reconquête de la continuité sont des objectifs qui font consensus. D'autres avancées sont, au contraire, sujettes à débat. Je pense notamment à l'évolution de la gouvernance, pour laquelle je propose une réappropriation par la puissance publique – c'est-à-dire par l'État et par les collectivités territoriales. La transversalité des politiques publiques et la multiplicité des enjeux imposent une présence étatique au coeur de l'action publique : par la connaissance et la recherche, mais aussi par la police de l'eau, par la mobilisation des territoires et par la clarification du droit. Ceci passe par le nouvel acte de décentralisation, sur lequel l'Assemblée nationale ne s'était pas encore prononcée lorsque j'ai achevé la rédaction de ce rapport. Ceci me conduit, aussi, à proposer la création d'une autorité nationale indépendante chargée de l'eau. Je pense que nous y reviendrons dans nos échanges.

En ce qui concerne les territoires, considérant qu'une politique pertinente ne peut s'inscrire que dans le cadre des bassins et des sous-bassins, je suggère de développer le trépied unissant en premier lieu les commissions locales de l'eau (CLE) que je qualifie volontiers de « parlement local de l'eau » dans la mesure où il associe tous les acteurs, en second lieu l'outil de planification par bassin versant que sont les schémas d'aménagement et de gestion de l'eau (SAGE), et en troisième lieu les syndicats mixtes de collectivités portant les SAGE et assurant la mise en oeuvre des actions. Je crois qu'il faut en passer par un contrat multithématique et pluriannuel pour une gestion optimale. Ce socle permettra de fédérer les acteurs sur les territoires.

Le modèle économique de financement de l'eau a, de mon point de vue, atteint ses limites. Les recettes sont en régression structurelle puisque la consommation d'eau diminue chaque année de deux à trois pourcents alors que le financement des infrastructures repose sur les quantités distribuées. Au contraire, chacun peut apprécier le caractère considérable des investissements à effectuer pour la modernisation et l'extension des réseaux, le perfectionnement des stations d'épuration, la lutte contre les pollutions, la prévention des inondations, etc. Comment appréhender ces enjeux financiers ? Quelle est la part de fiscalité à introduire, et au bénéfice de quel niveau de collectivité ? Les enjeux sont immenses, d'autant que le flux de vingt-trois milliards d'euros que j'évoquais précédemment apparaît fort peu lisible.

On peut s'interroger sur le caractère démocratique de notre modèle de gestion, sans pour autant renier ses aspects positifs. Certains pays voisins ont privilégié des gouvernances différentes. En Allemagne et aux Pays-Bas, ce sont les régions qui détiennent la compétence de gestion des eaux et il n'existe pas d'agences de bassin. Je précise pour autant que je ne préconise pas de supprimer celles-ci, ce qui est un mauvais procès fréquemment instruit contre mon rapport. Le bassin versant est une échelle pertinente, mais je pense que les institutions de la République que sont les collectivités territoriales doivent s'organiser, à travers des syndicats mixtes, pour dialoguer avec les agences : il faut définir une complémentarité intelligente entre ces deux échelles institutionnelle et fonctionnelle. Les agences de l'eau sont fréquemment critiquées par la Cour des comptes ; je constate dans mon territoire d'élection que l'agence Loire-Bretagne, située à Orléans, peine à définir une vision d'ensemble entre la baie de Saint-Brieuc et la distribution à Saint-Étienne, ce qui est compréhensible. Les agences ont une fonction de banque mutualiste pour les redevances et les financements, mais peuvent-elles intégrer les politiques publiques d'aménagement du territoire et de développement économique ? Je ne pense pas ; je plaide pour privilégier les collectivités.

Élu local depuis trente ans mais parlementaire seulement depuis 2012, je connaissais mal les structures nationales et la haute technocratie qui les peuple. Cet entre-soi, certes entre gens de qualité, me paraît impropre à une stratégie de reconquête de la ressource : car il faut être au plus près des territoires pour mobiliser efficacement tous les acteurs et perfectionner les politiques de l'eau.

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