Intervention de Yvette Roudy

Réunion du 16 octobre 2013 à 16h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Yvette Roudy :

Tout d'abord, merci de m'accueillir. Je suis attentivement vos travaux, surtout depuis que nous avons un nouveau Président de la République et une nouvelle – la seconde – ministre des Droits de la femme. Je suis ravie de constater que vous avez obtenu des résultats, que je mets sur le compte de la parité. Bien sûr, nous en avons encore pour quelques siècles. Mais après tout, le féminisme ne date que de 200 ans, alors que le machisme est là depuis plus de 2 000 ans et on n'éradique pas 2 000 ans de pratiques, de coutumes et de lois en un clin d'oeil. Pour avoir été aussi députée, maire, députée au Parlement européen et avoir appartenu aux instances du parti socialiste, je sais à quel point votre tâche est difficile.

La loi sur l'égalité professionnelle de 1983 différait des lois précédentes, dans la mesure où c'est une loi visant à l'égalité, et non plus une loi de protection. Les femmes ont toujours travaillé, mais elles travaillaient gratuitement. La question du travail des femmes s'est posée à partir du moment où elles ont prétendu être salariées. Dès cet instant, on a commencé à poser des barrières en mettant en avant que le travail des femmes allait faire baisser le taux de natalité. Et c'est bien ce qui s'est passé au cours de la Révolution industrielle, lorsque les femmes sont venues des campagnes pour travailler au fond des mines et dans les usines. Plusieurs lois ont donc été votées, afin de protéger la capacité d'enfantement des femmes.

La loi de 1983 est donc une loi d'égalité, avec ses avantages, ses inconvénients et ses effets pervers.

L'élément principal de cette loi est la création d'un rapport de situation comparée, obligatoire tous les ans. Mais j'avais fait écrire à l'époque : ce rapport « peut » donner lieu à des plans d'égalité, au lieu de : « doit » donner lieu à des plans d'égalité. C'était un peu naïf, car si ce rapport est bien obligatoire, il ne donne pas toujours lieu à des plans d'égalité. En outre, les inspecteurs du travail ne connaissent pas la loi, ou n'en voient pas l'utilité.

Je vous félicite d'avoir fait entrer dans les discussions annuelles entre patronat et syndicats une négociation sur l'égalité professionnelle qui s'appuie sur les éléments figurant dans le rapport de situation comparée. C'est fondamental. Mais encore faut-il, là aussi, que ceux qui défendent l'égalité professionnelle connaissent bien la loi. Les inspecteurs du travail, quant à eux, doivent vérifier si les plans d'égalité donnent des résultats. Il existe des modèles et des exemples de plans d'égalité, qui peuvent prendre des formes différentes selon les entreprises – au-delà de 50 salariés.

Lorsque j'ai quitté mes fonctions ministérielles et que je suis devenue parlementaire, j'ai fait un rapport qui m'a amenée à visiter un certain nombre de pays. Je me suis alors aperçue que c'était en Finlande que la loi sur l'égalité professionnelle – qui découle, à l'origine, d'une directive communautaire – était la mieux appliquée. Au Québec et dans les pays développés, j'ai relevé aussi quelques éléments intéressants.

Il conviendrait de mettre en avant l'argument selon lequel les entreprises ont intérêt à faire monter des femmes dans la hiérarchie et à leur donner des postes de décision. On s'est en effet aperçu que, pour des raisons liées à leur éducation, les femmes ont des qualités de négociatrices parce qu'elles ont davantage de patience dans les discussions et que leur ego n'est pas fondamental. Cela m'a été dit dans des entreprises où il y a beaucoup de personnel féminin, c'est-à-dire dans les banques et dans les assurances. Les entreprises ne doivent donc pas avoir peur de l'arrivée des femmes. D'ailleurs, la mixité dans les entreprises est un élément d'apaisement à tous les niveaux – davantage de fluidité dans les relations, et de sérénité.

En 1983, j'ai absolument refusé d'introduire dans la loi le travail à temps partiel. Ce n'est pas faute d'avoir reçu des pressions de tous les côtés. Mais j'avais été à l'école de Marguerite Thibert, une grande féministe – qui n'est plus de ce monde – qui appartenait au Mouvement démocratique féminin, où j'ai été formée, avec Colette Audry, Marie-Thérèse Eyquem, et qui était au Bureau international du travail. Cette grande personnalité, qui faisait autorité, considérait le travail à temps partiel comme un piège. De fait, il est très difficile d'en sortir. Cette forme de travail n'offre aucune possibilité de promotion, et les retraites sont également partielles. En fait, tout est partiel dans le temps partiel.

Cela va à l'encontre de certaines idées reçues. Or nous savons à quel point celles-ci sont difficiles à combattre. Mme Najat Vallaud-Belkacem répète souvent cet argument d'Einstein, selon lequel il est plus facile de désintégrer un atome qu'une idée reçue. Alors que j'étais maire à Lisieux, j'ai reçu un monsieur qui allait ouvrir une grande surface et qui pensait me faire plaisir en m'annonçant qu'il allait donner du travail aux femmes et que ce ne serait que du temps partiel ! Comment lui expliquer mon point de vue ? C'était très difficile à faire comprendre.

Malheureusement, le temps partiel a explosé en France après 1986, quand la gauche est tombée. Les femmes s'y sont précipitées, et on le comprend. En effet, elles ont cru pouvoir « concilier » travail de la famille et travail professionnel – question qui ne se pose pas pour les hommes. Georgina Dufoix, qui est par ailleurs tout à fait sympathique, défendait le temps partiel. Elle a même fait adopter en 1985 une loi sur le congé parental d'éducation. Ainsi, je poussais les femmes à aller travailler, tandis qu'une pression s'exerçait par ailleurs dans l'autre sens.

Au bout de trois ans, les femmes ont compris que le travail à temps partiel était un piège. Mais beaucoup travaillent encore à temps partiel. C'est le mode d'emploi de la caissière de supermarché, qui constitue en elle-même tout un symbole : symbole des nouvelles poches de pauvreté, de la femme la plus pauvre parmi les pauvres, qui n'arrive pas à boucler son budget et à se faire payer la pension alimentaire…

Je ne veux pas vous décourager, mais vous avez encore beaucoup de travail à faire. Comme la démocratie, les droits des femmes procèdent par bonds, avec des avancées, des reculs et des moments de stagnation. Nous vivons dans une démocratie inachevée. Mais n'oubliez pas que les « droits des femmes » sont un principe nouveau, lancé pour la première fois par Olympe de Gouges. À ce propos, je pense qu'il faut conserver cette appellation de « droits des femmes », pour éviter toute ambiguïté, nous qui vivons au pays des droits de l'Homme – dans les autres pays, on parle de Human Rights…

Quoi qu'il en soit, et bizarrement, la loi sur l'égalité professionnelle de 1983 est passée comme une lettre à la poste. Je n'ai eu aucun problème, même avec la disposition selon laquelle les plans d'égalité pouvaient donner lieu à des stages de formation spécifique ouverts aux seules femmes, et financés par des fonds issus de la formation professionnelle. Je pensais que le Conseil constitutionnel allait interdire, au nom de l'égalité, cette mesure tendant, précisément, à réduire les inégalités. J'avais des raisons de me méfier, dans la mesure où il avait déjà déclaré non conformes à la Constitution plusieurs de mes textes. Mais ce ne fut pas le cas.

Je ne sais pas pourquoi cette loi sur l'égalité professionnelle est la seule qui porte mon nom, alors que j'en ai fait adopter six. Mais j'en ai préparé davantage : un certain nombre d'entre elles n'ont pas été adoptées, comme le projet de loi anti-sexiste, qui vous attend encore, et qui donnait à une association le droit de se porter partie civile dès l'instant où elle considérait qu'il y avait atteinte à la dignité de la femme dans une représentation publique – dans la pratique, il s'agissait des affiches. Or ce projet de loi n'a jamais été inscrit à l'ordre du jour du Parlement, alors qu'il avait été présenté sans problème au conseil des ministres. Mais les publicitaires – Jacques Séguela en tête – se sont dressés contre lui et j'ai été, un mois durant, la cible d'attaques relevant du machisme le plus bête. Mais peut-être pourriez-vous le reprendre ? M. Zapatero a fait voter une loi équivalente en Espagne.

Auparavant, j'avais pu faire adopter, relativement facilement d'ailleurs, le remboursement de l'IVG. Je crois que nous sommes un des rares pays à l'avoir voté.

J'ai essayé de faire passer la transmission du nom de la mère, comme en Espagne ou ailleurs. Je n'y suis pas parvenue mais, quelques années plus tard, dans les années 2000, c'est devenu possible – grâce à M. Gérard Gouzes, avocat et député socialiste de Marmande.

Je souhaiterais maintenant que les associations féminines et féministes soient consultées, à l'instar des syndicats. Aujourd'hui, elles sont nombreuses, parfois très compétentes et pourraient vous apporter des idées. J'imagine que Mme Najat Vallaud-Belkacem a été obligée de consulter la CGT, la CFDT, etc. Il conviendrait qu'elle consulte également le Planning familial ou l'Assemblée des femmes.

En 1992, à partir du moment où l'Europe a lancé un appel à la parité en direction des États membres, nous avons créé l'Assemblée des femmes, avec Françoise Durand, et nous avons beaucoup travaillé sur ce thème. Comme les partis politiques, qui détenaient la clé du problème dans la mesure où ce sont eux qui désignent les candidats, restaient sourds à nos demandes, j'ai monté un petit coup politique, qui a d'ailleurs failli me faire exclure du parti socialiste : je suis allée voir Simone Veil, je lui ai demandé son appui et nous avons présenté le « Manifeste des dix pour la parité », signé par cinq femmes de droite et cinq femmes de gauche, anciennes ministres. Nous avons publié, avec l'aide de L'Express, une série de propositions – dont Lionel Jospin s'est largement inspiré par la suite.

Mais venons-en au texte de Mme la ministre Najat Vallaud-Belkacem. Je considère que celle-ci a eu raison de choisir une loi-cadre, qui permet de tout regrouper et de donner une visibilité globale sur tout ce qui concerne les femmes.

Cela dit, je ne suis pas toujours d'accord avec les formules utilisées, et je trouve que l'on n'y est pas assez sévère en cas de manquements à la parité. Personnellement, je supprimerais la totalité de leurs subventions aux partis qui ne la respecteraient pas. Certains partis préfèrent payer des amendes, ce qui est cynique et révélateur de la profondeur du machisme !

Mais il faut savoir que la question du droit des femmes est aussi de nature politique et qu'elle dépend du rapport de forces que l'on saura instaurer. Qu'a fait le mouvement ouvrier pour défendre les ouvriers ? Il a créé des syndicats pour affronter le patronat. Il faut donc que les femmes soient nombreuses à s'organiser. Aujourd'hui, grâce à la loi sur la parité, elles commencent à le faire. Cela étant, je trouve honteux d'avoir dû recourir à la loi. Les pays scandinaves, qui sont beaucoup plus démocrates que nous, y sont venus naturellement.

Nous avons des alliés masculins, dont certains sont présents, et que je remercie. Mais si nous parvenions à réunir autant d'hommes que de femmes, nous aurions plus d'écho. Nous ne pourrons avancer qu'avec quelques hommes généreux, assez libres et qui n'ont pas peur des femmes.

Je regrette enfin que cette loi n'aborde pas la première des violences, à savoir la prostitution. J'ai écrit au Premier ministre, au Président de la République et à un certain nombre de personnes « décisionnaires » qu'il était honteux de laisser perdurer la situation. Mais cela ne suffit pas de dire que c'est une honte, il faut agir. Sans clients, ce que je considère comme un marché s'appauvrirait, et les proxénètes se tourneraient vers d'autres marchés plus fructueux. Cela suppose que l'on sanctionne les clients. Je crois que c'est le moment de s'y mettre, même si je suis consciente que la lutte contre la prostitution prendra des années.

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