Je voudrais attirer votre attention sur les récentes réorientations stratégiques de la Turquie.
Au début 2013, face à un processus d'adhésion en panne, les dirigeants turcs ont décidé de se tourner plus résolument vers l'Est. En 2012, un sondage révélait en effet que 17 % seulement de la population turque espérait une adhésion, contre 78 % en 2004. En octobre 2012, le Premier ministre Erdogan a prévenu que la Turquie allait s'éloigner de l'Europe si elle ne lui accordait pas l'adhésion d'ici 2023. C'est une sorte de « chantage », pas très agréable pour l'Union européenne.
Face à la lenteur des négociations, la Turquie a décidé d'amorcer ce tournant, notamment en allant à la conquête des marchés de l'Est. L'Asie totalise en 2013 36 % des exportations turques, contre 14 % dix ans avant.
En parallèle, la Turquie a opéré un changement en matière de politique étrangère. Le pays cherche ainsi à étendre son influence diplomatique dans les Balkans. Des conséquences s'ensuivent d'ailleurs sur la façon dont certaines populations peuvent circuler dans les Balkans via la Turquie, et des problèmes de trafic d'êtres humains se posent parfois. Souhaitant exercer une politique de voisinage et de stabilité au Proche-Orient, la Turquie a par ailleurs joué un rôle prépondérant dans les crises irakienne, libanaise, iranienne, et dans la crise syrienne.
Ayant rompu avec son ex-allié syrien, elle abrite aujourd'hui plus de 500.000 réfugiés de ce pays sur son sol. C'est un facteur déstabilisant dont il ne faut pas mésestimer l'importance. Elle a affirmé son soutien au principe d'une intervention multilatérale contre la Syrie à la suite des attaques chimiques du 21 août 2013, qu'elle impute au régime du Président Bachar El-Assad. Début septembre 2013, avant de participer au sommet du G20, le Premier ministre Erdogan a répété que son pays soutiendrait toute coalition contre la Syrie. On peut à cet égard se demander dans quelle mesure ce n'est pas également un moyen de détourner l'attention des problèmes de politique intérieure.
A ce point de vue donc, la Turquie se montre quand même clairement « pro-occidentale » ; sa rupture stratégique – puisqu'elle était auparavant alliée de Damas – illustre bien son balancement actuel, qui peut expliquer ses appels récents à une clarification des intentions de l'Union à son égard.
La Turquie observe par ailleurs avec inquiétude les évolutions de la crise qui a commencé à l'été 2013 en Égypte : redoutant sans doute pour elle-même une évolution similaire, elle a été l'un des pays les plus critiques à l'égard de l'intervention de l'armée contre Mohamed Morsi, alors que l'Union Européenne s'est plutôt posée en médiateur, en condamnant les violences des deux côtés.
En février 2013, la Turquie a menacé de demander son adhésion au « Shanghai Five », une organisation regroupant la Russie, la Chine et quatre pays d'Asie centrale. La Turquie est aujourd'hui considérée comme un partenaire de discussion de cette organisation, mais son Premier ministre a déclaré au début 2013 que si l'adhésion au « Shangai Five » était acceptée « alors nous dirions au revoir à l'Union européenne ». Il n'est pas sûr pour autant que cette organisation offre plus à la Turquie que l'Union européenne !
Ces déclarations ne doivent sans doute pas être surestimées. Elles entrent plutôt dans un rapport de force que la Turquie semble tentée d'établir avec l'Union européenne. Néanmoins cette réorientation a visé un effet d'annonce et de semonce : montrer que la Turquie pourrait se passer de l'Europe et se tourner vers d'autres régions, le monde arabe, l'Asie centrale par exemple.
Je résumerai maintenant les points de vue des États membres
Certains États, au premier rang desquels la Grande-Bretagne, sont traditionnellement favorables à la candidature turque, et ce même après les événements de la place Taksim ! Mais d'autres États membres ne se montrent guère enthousiastes s'agissant de l'adhésion de la Turquie, qui par ses dimensions et sa population serait le deuxième pays le plus peuplé après l'Allemagne. Plusieurs, comme l'Allemagne, l'Autriche et les Pays-Bas, auraient préféré que le chapitre sur les droits fondamentaux soit d'abord ouvert à la négociation, avant le chapitre 22 relatif à la coopération régionale. Cela présenterait sans doute l'avantage de mieux cibler les progrès nécessaires en matière de démocratie.
Réunie les 24 et 25 juin 2013 à Dublin, la XLIXe COSAC a pour sa part exprimé sa profonde préoccupation sur la situation en Turquie et rappelé que le droit de manifester pacifiquement est un des piliers de la démocratie.
Pour ce qui concerne les positions françaises et enjeux pour la France, ces cinq dernières années, avant l'élection présidentielle de 2012, les relations franco-turques ont connu quelques tensions liées aux prises de position française. Le Président Nicolas Sarkozy a refusé en 2007 de poursuivre les discussions sur l'adhésion de la Turquie, alors que la demande était ancienne. La France a alors estimé que le processus de négociation devait conduire à une association et non à une adhésion. L'adoption de la loi sur la pénalisation de la négation des génocides au premier semestre 2012 a également fortement perturbé les relations franco-turques.
En juillet 2012, M. François Hollande, nouvellement élu, a décidé de poursuivre les négociations d'adhésion, en considérant que la Turquie est un partenaire essentiel. Dans la foulée, la France a accepté en février 2013 la reprise des discussions à Bruxelles en vue de l'ouverture du chapitre 22. Il convient de rappeler cependant qu'au cours de sa campagne présidentielle, François Hollande a précisé que l'adhésion ne pourrait être envisagée qu'une fois toutes les conditions remplies
Un dialogue bilatéral s'est de fait instauré, avec la mise en place de concertations sur des sujets d'actualité internationale, tels que la crise financière, le G20, les questions climatiques, les crises au Proche et Moyen-Orient, l'Afghanistan, l'Union pour la Méditerranée ou encore la lutte contre le terrorisme. Il existe de plus une coopération culturelle, scientifique et technique forte entre les institutions françaises et turques. Notre pays déplore toutefois le recul de l'enseignement du français en Turquie, du fait de la suppression de postes d'enseignants en français, alors même que l'étude d'une seconde langue y est devenue obligatoire.
Au niveau parlementaire, rappelons que des contacts suivis ont été établis entre nos deux pays. Depuis 2012, on note une relance de la coopération, avec le projet européen « échange et dialogue interparlementaire », financé par la Commission européenne afin de rapprocher les points de vue sur la candidature turque. On peut espérer en 2014 une reprise encore plus marquée.
Pour la France, il est désormais important que la Turquie montre sa détermination à rejoindre l'Union européenne, avec des actes clairs : en consentant des efforts de conciliation avec Chypre ; en procédant sans tarder à la signature de l'accord de réadmission ; en accentuant les efforts réclamés par la Commission européenne dans son rapport annuel de suivi ; en poursuivant le travail mené dans le cadre de « l'Agenda positif » dont la réunion de lancement a eu lieu à Ankara le 17 mai 2012. L'un de ses objectifs est de soutenir les efforts d'harmonisation avec l'acquis communautaire, y compris sur des chapitres qui ne sont pas encore ouverts dans le cadre des négociations d'adhésion, les 23 et 24 sur la justice et les droits fondamentaux notamment. Vu ce qui se passe aujourd'hui, ce serait bienvenu. Le régime se durcit en effet vis-à-vis de son opposition. Ma collègue Marie-Louise Fort en a donné des exemples et je pourrais moi-même en citer beaucoup d'autres.
On peut néanmoins se poser aujourd'hui la question de l'impact des récentes manifestations anti-gouvernementales sur le processus d'adhésion. Suite à celles-ci qui ont débuté le 31 mai 2013, les députés européens ainsi que les instances européennes ont appelé au calme et à une solution pacifique.
Certains analystes estiment que les mesures anti-laïques adoptées par le gouvernement turc ces dernières années n'auraient pas pu être appliquées, ni même adoptées, si le processus de négociation n'avait pas été bloqué et si l'Union Européenne avait continué à adopter une position d'ouverture et à encourager des réformes respectant les droits humains.
Malgré les derniers événements, l'Union Européenne n'a jamais envisagé d'arrêter les négociations d'adhésion. Au contraire, il semblerait qu'ils ont marqué l'urgence de l'ouverture des chapitres relatifs aux droits fondamentaux et à la démocratie, les chapitres 23 et 24.
Néanmoins, la poursuite des aides à la Turquie est l'objet de remises en question, notamment par certains eurodéputés qui se sont émus de la répression trop violente des manifestations, qui de plus continue. De façon générale – cela ne concerne pas seulement la Turquie – la Commission européenne a annoncé pour 2014 une réforme de cette politique d'aide à la pré-adhésion. En résumé, il s'agirait de modifier l'usage de ces fonds pour les rendre « plus efficaces » selon la formule de la Commission, qui défend leur principe au nom du réalisme. Elle fait valoir qu'ils représentent à la fois un bon investissement et une préservation des intérêts européens : les pays bénéficiaires font en effet partie du voisinage immédiat de l'Europe et peuvent, avec ces fonds, mener à bien des réformes, renforcer leurs institutions, améliorer leurs critères environnementaux, lutter contre la criminalité, etc.
Enfin, quelles sont les perspectives sous la présidence de la Lituanie ?
Je précise simplement que l'accélération des négociations avec la Turquie est un des objectifs de la présidence lituanienne. Elle espère pouvoir ouvrir quatre chapitres, à savoir le chapitre 17 « Politique économique et monétaire », le chapitre 19 « Politique sociale et emploi », le chapitre 23 « Pouvoir judiciaire et droits fondamentaux » et bien sûr le chapitre 22.
En conclusion, on soulignera que l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne ne se fera pas avant que des réformes politiques et sociales ne soient entreprises et que des conflits gelés ne soient définitivement réglés ; on a cité l'exemple du problème kurde.
Après une coopération de plus de cinquante ans, la Turquie attend aujourd'hui des réponses claires de l'Union Européenne. Parallèlement, l'Union Européenne attend une adoption de l'acquis communautaire sans compromis, et les récentes mesures de répression contre les opposants au régime l'ont confortée dans un certain attentisme.
Au vu de ces considérations, les négociations ne semblent pas prêtes de se terminer. Elles ne sont néanmoins plus bloquées et il semble important que le dialogue, même s'il est difficile, se poursuive. La prochaine étape, la publication imminente du rapport de suivi 2013 de la Commission européenne, devrait donner le ton de l'ouverture du chapitre 22 relatif à la politique régionale, et peut-être, pourquoi pas, d'autres chapitres.