Je remercie les orateurs pour leurs questions et leurs observations. Je ne prétends pas que mes réponses les satisferont tous, mais je leur répondrai de la manière la plus sincère possible. Pour commencer, un mot personnel à ceux qui jugent le Président du Conseil européen ou les dirigeants des instances européennes « déconnectés » politiquement et socialement. J'ai été élu toute ma vie, je suis entouré (aussi dans ma famille) d'élus locaux, régionaux, nationaux. J'accepte de recevoir des leçons, mais que ceux qui me les donnent sachent néanmoins qui je suis.
Lorsque, en 2010, je suis arrivé au Conseil européen, j'ai découvert que nous avions une monnaie commune mais aucun moyen de la défendre. L'euro, lancé par le président François Mitterrand et par le chancelier Helmut Kohl juste après la chute du Mur de Berlin, était un grand projet politique visant à intégrer une Allemagne réunifiée dans une Union européenne elle-même plus unifiée. Mais il aurait fallu aller au bout de la démarche et créer une monnaie commune assortie de plus de politique commune. Lorsque, en 2010, la crise économique, induite par la crise financière dont la source était aux États-Unis, éclate en Europe, il apparaît que si elle touche un pays de l'Union, elle se propage à tous ; autrement dit, nous avons à cette occasion découvert la signification concrète de l'interdépendance. Nous avons sauvé les pays qui n'avaient plus accès aux marchés financiers. N'y serions-nous pas parvenus qu'ils auraient fait faillite et que, par un effet domino, les pays à l'économie vulnérable auraient, de proche en proche, été contraints de quitter la zone euro, laquelle aurait été réduite à presque rien. En bref, on aurait assisté au rétablissement de l'ancienne zone d'influence du deutschemark.
Voilà pourquoi nous nous sommes battus pendant presque trois ans : pour sauver notre monnaie commune. Ne l'eussions-nous pas fait que notre économie ne serait pas en récession mais en dépression. C'était une question de survie. Il y a un an encore, on ne discutait pas de l'éventualité de l'échec de la monnaie unique mais du moment où il adviendrait. Maintenant, on n'en parle plus : depuis un an, le monde est convaincu que la zone euro n'est plus soumise à une pression existentielle, et ce n'est pas la moindre des réalisations. Il ne s'est pas agi d'une lutte cruciale pour la stabilité financière en soi mais en tant que condition nécessaire – mais pas suffisante – pour retrouver la croissance économique et davantage d'emplois.
Ces événements ont été aussi l'occasion de découvrir que certains pays européens étaient très mal gouvernés. À son début, la monnaie unique a été un grand succès. Les taux d'intérêt ont baissé dans toute la zone euro, avec un différentiel de taux presque nul non seulement entre l'Allemagne, la Belgique et la France mais dans presque toute la zone, ce qui ne reflétait aucunement la force économique ou le potentiel de certains pays. Avec la crise financière, toutes les faiblesses structurelles ont fait surface et les États qui s'étaient lourdement endettés parce que les taux d'intérêt appliqués à leurs emprunts étaient extrêmement bas se sont trouvés en difficulté. Des corrections ont dû être apportées, de manière douloureuse dans certains pays.
L'Union n'impose pas, sauf par une décision commune, les moyens de réduire le déficit et le poids de la dette dans une économie nationale. Ces choix relèvent des gouvernements et des parlements nationaux. Certains ont privilégié l'impôt, d'autres la dépense, d'autres encore ont associé les deux – et même en matière d'imposition, les possibilités d'intervention sont nombreuses. Tout dépend de la majorité dans chaque pays.
Ce que nous demandons, c'est la convergence dans l'évolution des finances publiques et d'autres paramètres économiques. On ne peut maintenir une monnaie unique si le déficit public est de 15 % en Grèce alors que l'on est presque à l'équilibre dans d'autres pays : c'est intenable. Il a donc fallu agir et sur le plan collectif et dans chaque État membre pour renforcer la convergence, pour qu'il y ait non seulement une monnaie commune mais davantage de politique commune. L'opération a été douloureuse, mais l'on a su apaiser la situation et l'on est maintenant dans des eaux plus tranquilles, ce qui permet de se pencher à nouveau sur les conditions du retour à la croissance et à l'emploi, à court et à long termes. Le défi démographique majeur auquel sont confrontés la plupart des pays de l'Union – la France moins que d'autres – nous oblige à préparer nos économies à cette nouvelle situation, ce qui demande des efforts structurels. Je sais que ce discours ne sera pas entendu au cours de la campagne électorale à venir, mais cela n'empêche pas les responsables que nous sommes de devoir agir, et au moins d'en parler entre nous.
Cette lutte de survie est un passage obligé pour garantir une croissance structurelle beaucoup plus élevée qu'elle ne l'est maintenant. Elle implique des réformes à différents niveaux et sur différents plans. Je ne les détaillerai pas, mais vous savez très bien les mesures qui doivent être prises au sein des États membres. Les institutions européennes peuvent y inciter, y encourager, d'une certaine manière les imposer en concluant des contrats pour qu'elles soient menées à bien. Mais permettez-moi de souligner que les institutions européennes, à proprement parler, n'existent pas : aucune décision n'est prise sinon à la majorité qualifiée des États membres, ou à l'unanimité. Le Conseil européen lui-même ne prend jamais de décision qui ne soit unanime : il suffit d'une seule voix « contre » pour que l'on soit en panne. « Bruxelles », ce sont les États membres.
Pour ce qui est du « déficit démocratique », il faut certes réfléchir à d'autres méthodes mais si, pour résoudre la crise de la zone euro, on a beaucoup eu recours à l'intergouvernemental, c'est que l'on n'avait pas un budget communautaire suffisant pour faire autrement. Si l'on a pu aider la Grèce, le Portugal, l'Espagne, l'Irlande pour que l'euro survive, c'est que l'on a fait appel aux États membres et aux contribuables nationaux – j'observe toutefois qu'il s'est agi de prêts, non de dons. Cela supposait que les parlements nationaux contrôlent davantage leurs dirigeants, et c'est ce qui s'est produit. Le débat européen a été beaucoup plus intense que par le passé, car chacun savait que son avenir en dépendait. L'engagement des parlements nationaux est, par la force des choses, devenu beaucoup plus fort qu'il ne l'était précédemment – c'est la réalité.
Savoir s'il faut traduire cette nouvelle réalité – la double légitimité – en créant de nouvelles instances est une autre question. Il faudrait pour cela modifier les traités européens et, dans le climat actuel, nous avons d'autres défis à affronter. Le débat, lancé à Bruxelles en 2001, a suscité le projet de traité constitutionnel, dont vous savez le sort qu'il a connu en 2005. L'ouvrage remis sur le métier a conduit à l'adoption du traité de Lisbonne. Il y aura fallu près de huit ans. Alors que nous devons combattre le chômage, relancer une croissance économique trop faible et veiller à ce que la crise ne se reproduise pas, le moment n'est pas bien choisi, me semble-t-il, pour rouvrir le débat institutionnel. Je suis tout-à-fait conscient qu'il existe un problème de légitimité démocratique, mais entretemps les parlements nationaux jouent leur rôle et continueront de le faire.
Nous vivons une phase que nous espérons être transitoire. Pour permettre le retour de la croissance, nous nous sommes employés à sauver l'euro, et ce faisant nous avons commis des fautes en y consacrant trop de temps, car cela a été beaucoup plus long que nous ne le pensions. Nous savons que nous serons jugés sur nos résultats en termes d'emplois et de niveau de vie, mais il est un peu facile de rendre l'Europe responsable de tout cela. Quand je vois dans quelle situation économique sont un grand nombre d'États membres, je dis : on connaissait les problèmes, on savait ce qu'il fallait faire mais on ne l'a pas fait – cela vaut pour mon propre pays. Les problèmes qui se posent aujourd'hui ne sont pas dus à la politique européenne mais à l'absence de politiques nationales pendant tout un temps, et à ce que certains pays ont été mal gouvernés. Les peuples n'y peuvent rien, mais les responsabilités doivent être assumées par ceux à qui elles reviennent, et il est un peu facile de faire porter à « Bruxelles » une responsabilité qui incombe aux capitales nationales. À présent, les institutions européennes, c'est-à-dire les États membres, doivent donner des messages déplaisants et donc impopulaires, en expliquant qu'il faut une base solide à la monnaie commune pour parvenir à une croissance durable.
Je ne dis pas qu'il ne faut pas s'attaquer à certains problèmes, dont le dumping social. Mais, sur la proposition de directive relative au détachement de travailleurs, l'accord ne se fait pas – c'est le moins que l'on puisse dire. Je me suis engagé à ce qu'une solution soit trouvée à ce problème épineux, qui tracasse les gens et qui pourrait être un thème important de la campagne électorale en défaveur de l'Europe. Il y a de très grands avantages à la libre circulation des personnes sur le territoire de l'Union et il faut aussi garder à l'esprit le coût de la « non Europe ». Oui, l'Union a des défauts, mais on oublie toujours de mentionner les avantages que constituent les acquis des soixante dernières années ; une étude éclairante montre pourtant quels seraient les effets de la « non Europe » et du repli sur soi. Mais il faut corriger les défaillances du système et faire cesser les abus : le détachement de travailleurs dans certains secteurs et dans certains métiers pose problème, et il faut essayer d'y remédier le plus vite possible même si les États membres et les partenaires sociaux ne tombent pas facilement d'accord sur ce type de démarche.
Plusieurs orateurs ont évoqué la défense européenne. Le Conseil européen de décembre se saisira de la question, sous l'angle spécifique de la politique industrielle militaire. Étant donné les contraintes budgétaires, tous les budgets nationaux de défense sont sous pression. Dans le même temps, force est de constater que la dépense militaire des Vingt-Huit est équivalente à celle des États-Unis, mais avec une performance bien moindre. Pour augmenter l'efficacité et l'efficience de notre dépense, nous devons donc travailler ensemble à la réalisation d'un plus grand nombre de projets militaires communs. Nous sommes en train de cibler les secteurs dans lesquels nous pourrions faire des progrès gigantesques en mutualisant nos ressources. Je pense par exemple aux drones mais aussi au ravitaillement en vol, domaines dans lesquels nous ne pouvons actuellement nous passer de l'aide des Américains pour mener certaines opérations. Nous pouvons à la fois augmenter nos capacités industrielles et mieux rentabiliser les deniers publics consacrés aux budgets de défense.
Nous devons aussi renforcer la qualité de la douzaine de missions civiles et militaires conduites par l'Union dans des pays tiers et vitales pour eux, je le sais pour me l'être entendu dire par mes interlocuteurs : « Sans vous », m'ont dit le Président du Mali et celui de la Somalie, « nous serions sous le joug des terroristes ». « Sans l'Union européenne », me disent les Haïtiens, « où en serions-nous ? ». L'Union est le plus grand donateur mondial d'aide au développement et d'aide humanitaire. C'est le cas, singulièrement, en Syrie, où les réfugiés et les personnes déplacées sont déjà 2 millions – et, si rien ne change, elles seront 3,5 millions à la fin de l'année, selon l'Organisation des Nations Unies. Ces peuples nous remercient. Autant dire que la « non Europe » serait aussi un défi pour les non Européens.
J'espère donc que ce premier Conseil européen consacré à la défense sera suivi d'autres. Certes, la diversité des situations rend le sujet délicat. Certains membres de l'Union sont membres de l'OTAN, d'autres ne le sont pas ; certains dépensent beaucoup en matière de défense, d'autres très peu ; certains ont une tradition neutraliste, d'autres sont pacifistes, d'autres encore prennent leurs responsabilités de temps à autre… Il n'empêche : nous devons engager le débat et, pour cela, j'ai choisi l'angle qui permet de progresser vers une intégration renforcée.
L'économie numérique est effectivement à l'ordre du jour du Conseil européen d'octobre. Voilà un exemple éclatant du potentiel économique que recèle l'Union. L'Europe, qui était leader en ce domaine il y a vingt ans, est maintenant à la traîne. La raison n'en est pas que l'Union manque de scientifiques ou de créativité mais notre incapacité à traduire la recherche en succès commerciaux à cause de l'excessive fragmentation du marché numérique comme de celui des télécommunications. Quand certains pays forts d'un milliard d'habitants ont, en tout et pour tout, trois ou quatre opérateurs de télécommunications, l'Europe s'offre le luxe d'en avoir des dizaines. Il nous faut permettre à nos entreprises de se consolider pour tirer avantage d'un marché unique qui n'existe pas dans le secteur numérique et insuffisamment pour les télécommunications.
De même, nous devons généraliser l'interconnexion du marché de l'énergie. Si nous ne parvenons pas à transcender les politiques nationales, nous risquons de nous trouver sous peu confrontés à un triple échec : sur le plan climatique car nous utiliserons plus de charbon ; en matière de sécurité d'approvisionnement en raison du manque d'investissement dans le secteur ; en matière de compétitivité enfin, les États-Unis disposant, grâce au gaz et au pétrole de schiste, de ressources énergétiques d'un coût bien moindre que les nôtres. J'ai porté la question énergétique à l'ordre du jour du Conseil européen de mai dernier, mais il faut faire plus, et laisser les esprits mûrir. C'est déjà le cas : les États membres sont déjà plus favorables à un saut qualitatif. Nous y reviendrons lors du Conseil de février 2014.
J'essaye d'inscrire aux sessions du Conseil davantage de points concernant notre avenir. Ainsi avons-nous aussi traité, en mai dernier, de la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale, et adopté le principe de l'échange automatique des données pour combattre la fraude à grande échelle. Nous y travaillons, afin que le dispositif entre en vigueur en 2014-2015. Je vous l'ai dit, le Conseil traitera de l'économie numérique et de l'innovation ce mois-ci, de l'industrie de défense en décembre, de compétitivité industrielle et d'énergie en février. En juin prochain, le Conseil se penchera sur la politique d'asile et d'immigration.
J'ai comme vous tous été terriblement choqué par le drame de Lampedusa, mais poser le diagnostic de ce qui s'est passé demande de l'honnêteté. Tant au niveau des États membres qu'au niveau collectif, des occasions ont été manquées et des erreurs commises. Nous devons donner davantage de moyens à Frontex, l'Agence européenne de surveillance des frontières, et renforcer le système Eurosur pour que des tragédies de ce type ne se reproduisent plus. Cela suppose des investissements supplémentaires, et financiers et en hommes, et donc davantage de ressources communes. Au-delà, un sujet beaucoup plus délicat reste en suspens, sur lequel l'accord ne s'est pas fait à ce jour : la répartition de ce que certains qualifient de « fardeau », en d'autres termes la solidarité entre les États membres face à l'immigration illégale. Sur ce point, il est très difficile de parvenir à une convergence suffisante au Conseil des ministres de l'intérieur et de la justice. Des pays prennent leur part volontairement – dont certains ordinairement considérés comme peu solidaires, et que je ne nommerai pas pour ne pas désobliger les autres… Il va sans dire que le sujet sera abordé lors du Conseil européen d'octobre – des gens se sont noyés par centaines devant nos côtes, et nous n'en parlerions pas ? Les ministres de l'intérieur et de la justice ont évoqué la question hier et défini quelques orientations. Nous verrons si cette impulsion politique peut être encore renforcée lors du Conseil européen.
Quelques mots à propos de l'union bancaire. Nous avons mis sur pied un mécanisme de supervision unique, rendu indispensable par l'échec de la supervision nationale des institutions financières, dans certains pays plus que dans d'autres. La décision a été prise en juin et, six mois plus tard, ce nouvel instrument, quasiment révolutionnaire, est créé. Avant qu'il n'entre en vigueur, il faut évaluer les actifs des banques pour avoir une vision correcte de leur situation respective et, si nécessaire, leur demander de procéder à une augmentation de capital. Ainsi le secteur financier européen sera suffisamment solide avant que la supervision unique ne s'engage. Cet exercice, qui se fera au cours des mois qui viennent, est capital : il en va de la confiance des marchés, et avec elle de la croissance et de l'emploi.
La Commission européenne a aussi fait une proposition de mécanisme unique de résolution bancaire sur la base du traité existant, sur laquelle nous devons nous mettre d'accord avant la fin de l'année. Vous avez également évoqué la scission entre banques d'affaires et banques de dépôt. Un rapport a été rédigé à ce sujet à la demande de la Commission européenne, mais les États membres peuvent anticiper les propositions de la Commission en ce domaine et prendre eux-mêmes des initiatives ; certaines sont ainsi déjà en discussion en Belgique.
L'union bancaire est capitale pour ancrer la confiance en notre système financier. Je serai donc heureux de pouvoir constater qu'au terme de mon mandat, l'intégration européenne est beaucoup mieux établie, solidement installée et performante. De constater aussi que l'intégration budgétaire est réalisée – à l'aide d'outils qui, certes, ne font pas plaisir. En décembre, le Conseil européen prendra des décisions relatives aux contrats de croissance et de compétitivité, qui respecteront bien sûr les compétences nationales mais qui comprendront des engagements plus fermes des États membres au lancement des réformes structurelles sans lesquelles notre monnaie sera à nouveau en difficulté dans quelques années. On ne peut plus se satisfaire de recommandations appliquées avec plus ou moins de sérieux. Les contrats renforcent le poids de ces recommandations, et ainsi les orientations choisies. Mais cela se fait bien sûr en négociant avec les États membres, non pour le plaisir de réformer mais parce que la réforme est essentielle. En matière d'union bancaire, fiscale et économique, nous aurons donc fait des progrès considérables.
L'amour ne se décrète pas et nul n'est tenu d'aimer l'Europe, mais nous avons fait le choix d'une monnaie commune et nous devons en tirer la conclusion, qui est l'intégration économique, financière et budgétaire. Elle nous apporte de très nombreux avantages, si nombreux que même en Grèce, en dépit de tous les sacrifices consentis par la population, il ne s'est pas trouvé de majorité pour quitter la zone euro.
Tel est mon plaidoyer pour notre Europe. Je sais ne pas vous avoir tous convaincus, mais je vous ai fait part de ma conviction.