Intervention de Yves Jégouzo

Réunion du 23 octobre 2013 à 9h45
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Yves Jégouzo, professeur émérite de l'université Paris I Panthéon-Sorbonne :

Je ne suis pas sûr d'être à même de répondre à toutes les questions, d'autant que nous nous sommes posés certaines d'entre elles sans pouvoir y répondre ! (Sourires)

Faut-il une législation nouvelle ? Nous le pensons, et c'est à cet effet que la Garde des sceaux nous a saisis.

L'état actuel du droit en la matière, c'est la loi du 1er août 2008 transposant la directive européenne sur la responsabilité environnementale. Or, selon les statistiques du ministère chargé de l'écologie, ce texte n'a donné lieu à aucune application à ce jour. S'il fallait simplifier le droit, je proposerais donc de supprimer le chapitre « De la responsabilité environnementale » du code de l'environnement ou, à tout le moins, je le remplacerais par un autre, sachant que la directive est en cours de révision.

Ce constat n'est pas généralisable. En Pologne, par exemple, le dispositif semble s'appliquer un peu plus. Mais, dans le système français, il ne rencontre pas de champ d'application tant on a multiplié les exclusions et les exceptions.

Il existe une législation spéciale relative à la responsabilité pour risque nucléaire. Pour ce qui est du risque maritime, on se heurte à quantité de conventions internationales avec lesquelles, d'ailleurs, nous devrons articuler le système choisi.

Restent également les articles 1382 et 1384 du code civil qui ont été appliqués dans l'affaire de l'Erika, mais avec beaucoup de difficulté. L'arrêt de la Cour de cassation est un exercice d'acrobatie juridique, qui joue également sur la notion de préjudice moral. Pour arriver à une solution qui est indiscutablement légitime, la Cour a dû « tordre » quelque peu les textes pour arriver à une solution légitime.

D'où l'idée d'introduire dans le code civil – qui est, contrairement au code de l'environnement, le code d'application générale et la « mère du droit » pour les juristes français – un titre sur la responsabilité pour préjudice écologique.

Notre définition de ce préjudice, j'y insiste, exclut les préjudices individuels réparés normalement par l'application des articles 1382 et 1384 – préjudices au patrimoine ou à la santé, notamment. Défini comme « résultant d'une atteinte anormale aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ainsi qu'aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement », le préjudice écologique concerne par exemple la qualité des sols ou la biodiversité – dans la mesure où elles n'ont pas d'incidence sur la santé, car, si tel est le cas, on peut passer à un autre dispositif. En d'autres termes, le préjudice écologique est un système de responsabilité résiduelle.

Le groupe de travail a beaucoup débattu de l'expression d'« atteinte anormale » et il n'est pas parvenu, sur ce point, à un consensus. Précisons seulement que nous sommes ici sur le terrain de la responsabilité sans faute et que tout le droit français en la matière fait appel à la notion de dommage anormal : « dommage anormal et spécial » pour l'action administrative, « troubles anormaux de voisinage », « dommages anormaux de travaux publics » etc. De plus, le trouble à l'environnement est permanent. Le simple fait de respirer constitue une perturbation de l'environnement. Il faut donc que le trouble soit d'une certaine gravité. Nous rejoignons là les textes européens, qui font toujours appel à un seuil.

Beaucoup d'intervenants ont regretté que la définition soit « vague ». Pourtant, le juge a l'habitude de travailler avec ces concepts depuis cent ans ! Son appréciation se fera en fonction de l'environnement existant et de la sensibilité du milieu.

D'autre part, si ce rapport est « prudent », c'est que nous avons voulu que nos propositions soient opérationnelles. Peut-être ne sont-elles pas l'idéal, mais le dispositif imaginé peut fonctionner. Nous le soumettons maintenant à ceux qui ont compétence pour faire la loi : à eux de déterminer s'ils veulent pousser le système plus loin ou si, au contraire, ils considèrent que nous avons été trop audacieux.

Il n'est pas étonnant, à cet égard, que la création d'une Haute autorité environnementale ait soulevé un si grand nombre de questions et de critiques. C'est en effet la proposition la plus audacieuse, qui a fait d'ailleurs que le ministère chargé de l'écologie ne s'est pas associé au vote sur le rapport final.

Notre raisonnement se fonde sur la Charte de l'environnement, à l'élaboration de laquelle j'ai participé au sein de la commission Coppens. Celle-ci pose le principe de prévention en son article 3, le principe de réparation en son article 4 et le principe d'information et de participation en son article 7. Le groupe de travail est persuadé que ces trois principes sont étroitement articulés. Avant de mener une action ou une politique publique, il faut tout d'abord évaluer ses incidences sur l'environnement, puis informer la population et recueillir sa participation. La prévention est le b-a ba du droit de l'environnement ; la réparation est la marque d'un échec, mais elle est fonction de l'évaluation réalisée au départ.

Aujourd'hui, c'est le Conseil général de l'environnement et du développement durable – anciennement Conseil général des ponts et chaussées – qui est chargé de cette évaluation. Les inspecteurs généraux qui le composent sont très compétents mais ils restent dans la structure administrative, ce qui les expose à des suspicions – il suffit, pour s'en convaincre, de lire quelques rapports européens. L'information et à la participation, quant à elles, sont de la compétence de la Commission nationale du débat public, laquelle est déjà une autorité administrative indépendante et, si je puis me permettre cette remarque, tourne très largement à vide. (Murmures sur certains bancs) La réparation, enfin, ne fait l'objet d'aucun dispositif alors qu'elle est liée aux deux aspects précédents. Dans notre proposition, l'instance mettant en oeuvre les réparations aurait eu à connaître, auparavant, des évaluations menées. Elle est la mieux à même de gérer l'articulation des trois principes de la Charte.

Peut-être sommes-nous trop ambitieux, mais nous sommes persuadés que c'est la condition pour que le dispositif fonctionne bien. Cela dit, sans Haute autorité, on pourra aussi faire fonctionner un système de réparation du préjudice écologique, à condition d'ouvrir le prétoire aux catégories que j'ai déjà énumérées. L'intérêt de la Haute autorité est qu'elle pourra être saisie conjointement par des particuliers et par des collectivités territoriales, et qu'elle pourra mobiliser des moyens. Il existe en effet un important problème d'expertise. Les avocats nous l'ont dit : lorsqu'ils sont en défense dans une affaire de pollution, il suffit de demander des expertises pour paralyser la procédure. En effet, l'expertise est à la charge du demandeur, qui généralement ne peut la financer, ni même, parfois, trouver un expert. Quant aux parquets, ils n'ont pas les crédits nécessaires.

C'est pourquoi nous en sommes venus à l'idée d'une instance d'une certaine dimension, alimentée par le produit des amendes civiles et des dommages et intérêts. Je ne dis pas que cela réglera tous les problèmes, mais cela peut faire bouger le dispositif.

Je tiens à préciser aussi que nous ne recommandons pas la création de juridictions spécialisées en matière environnementale, formule à laquelle, du reste, le ministère de la justice est très défavorable. La compétence resterait au tribunal de grande instance de droit commun ; le choix du TGI du chef-lieu du ressort de la cour d'appel permet de conserver une certaine proximité.

Concernant le Fonds de réparation environnementale, nous nous sommes heurtés à de nombreux problèmes. Le dispositif de rémunération des commissaires enquêteurs, dont j'avais été le rapporteur au Conseil d'État, prévoit que les maîtres d'ouvrage de l'enquête publique versent le montant de l'indemnité à un fonds qui est en réalité une simple ligne dans les comptes de la Caisse des dépôts et consignations, et que ce fonds reverse la somme aux commissaires enquêteurs. On ne peut s'en inspirer en matière de préjudice environnemental, puisqu'il faut avoir la personnalité morale pour intervenir devant le juge. Si l'on veut que le Fonds puisse être destinataire de dommages et intérêt ou du produit d'amendes civiles, il faut une institution dotée de la personnalité juridique, que ce soit la Haute autorité ou le Fonds lui-même.

Ensuite, c'est au premier chef le juge qui garantira que le produit des condamnations ira bien à la réparation. Mais il faut aussi envisager des hypothèses où la réparation est impossible : disparition d'une espèce, destruction irréversible d'un milieu... Dans ce cas, c'est le principe classique de compensation qui s'appliquera : on essaiera par exemple de ramener une autre espèce dans un autre site, etc. Le Fonds, s'il est créé, devra donc être doté d'un conseil scientifique pour déterminer à quels organismes techniquement compétents verser les montants destinés à la compensation. Quoi qu'il en soit, il doit être bien précisé que cet argent ne sera jamais versé au requérant.

Je conviens bien volontiers que quelques difficultés restent pendantes, mais je pense que le dispositif est gérable. Nous avons exclu un rattachement au Fonds de prévention des risques naturels majeurs : en effet, le financement de la réparation du préjudice écologique ne saurait relever d'un système d'assurance et le ministère des finances, représenté au sein du groupe de travail, s'est empressé de nous faire savoir qu'il n'en était de toute façon pas question !

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