Intervention de Général Bertrand Ract-Madoux

Réunion du 16 octobre 2013 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Bertrand Ract-Madoux, chef d'état-major de l'armée de terre :

Je vous remercie de m'offrir une nouvelle fois l'occasion de m'adresser à la représentation nationale sur un sujet capital : le projet de loi de programmation militaire (LPM) et le projet de loi de finances (PLF) pour 2014, qui en constitue la première annuité.

Le Livre blanc de 2013 rappelle combien la protection, la dissuasion et l'intervention structurent de façon complémentaire l'action des forces de défense. Il pose également la nécessité de connaître, d'anticiper et de prévenir. En complément de l'action de ses unités de sécurité civile et de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, l'armée de terre assure tout d'abord une présence opérationnelle permanente sur la totalité du territoire dans le cadre des missions Vigipirate, Harpie, Héphaïstos et Titan. Les hommes qu'elle mobilise pour venir au secours de nos concitoyens attestent de sa contribution et de sa réactivité.

Depuis plus de vingt ans, elle répond aussi, souvent dans l'urgence, aux objectifs militaires qui lui sont assignés, en se déployant sur tous les fronts où la France juge indispensable d'intervenir. La permanence de son dispositif outre-mer et à l'étranger renforce en outre les moyens de prévenir les crises. De plus, son ensemble cohérent de moyens de renseignement contribue à la fonction connaissance et anticipation. Enfin, l'engagement au sol de l'armée de terre, au contact d'adversaires déterminés et au profit de populations menacées, marque la détermination de la France à assumer ses responsabilités internationales. L'armée de terre contribue de fait à asseoir le rang de notre pays. La France peut, je crois, s'enorgueillir de disposer de forces terrestres capables de mener une opération telle que Serval. Mais cette détermination, qui se mesure aux sacrifices que la Nation est prête à consentir pour défendre ses valeurs, se mesure également aux efforts qu'elle accepte de fournir pour entretenir son outil de défense.

Le projet de LPM pour les années 2014 à 2019 me semble rechercher le meilleur point d'équilibre possible entre, d'une part, le redressement des comptes publics et, d'autre part, l'ambition stratégique de la France de conserver une défense forte. À cette fin, il met en avant tant l'importance des équipements que le rôle déterminant de l'entraînement pour disposer de forces opérationnelles performantes. Dans le contexte de ressources comptées qui est actuellement le nôtre, le maintien de cet équilibre fera appel au volontarisme budgétaire du pays. La manoeuvre de déflation des effectifs restera, quant à elle, délicate à conduire.

Le PLF pour 2014 relance la modernisation des forces terrestres engagée en 2008. Toutefois, le rythme envisagé ne permet pas de lever tous les risques de rupture capacitaire, plaçant ainsi l'armée de terre « sur le fil du rasoir » en matière d'équipements.

Il convient en premier lieu de reconnaître que la LPM pour les années 2009 à 2014 a permis, conformément à ce qui était prévu, d'amorcer de façon significative le renouvellement d'une partie des matériels de l'armée de terre. L'arrivée en 2010 du système FÉLIN – fantassin à équipement et liaisons intégrés – a accru l'efficacité du combattant débarqué en améliorant ses capacités d'observation et d'agression, de jour comme de nuit, conférant ainsi à nos soldats une supériorité tactique, vérifiée en opérations. Le 21e régiment d'infanterie de marine de Fréjus est le douzième régiment à en être doté. La mise en oeuvre du plan d'équipement, ajusté au nouveau contrat opérationnel – c'est-à-dire réduit –, sera achevée en 2014.

Mis en service opérationnel en avril 2012, le véhicule blindé de combat d'infanterie (VBCI) offre, quant à lui, un excellent compromis entre mobilité et protection, d'une part, entre précision et puissance de feu, d'autre part. Le déploiement d'une trentaine d'engins au Mali a confirmé son extraordinaire plus-value technique, déjà établie en Afghanistan et au Liban. Le 16e bataillon de chasseurs de Bitche, sixième régiment d'infanterie sur huit à en être équipé, est en cours de transformation. En 2014, après la livraison de 77 nouveaux exemplaires, un peu plus de 600 véhicules auront été réceptionnés sur une cible de 630.

Enfin, je terminerai ce tour d'horizon en évoquant l'hélicoptère d'attaque Tigre, dont les performances ont été remarquées en Afghanistan, en Libye, en Somalie et au Mali. Le Tigre est devenu incontournable sur les théâtres d'opérations. Les quarante appareils en version appui-protection (HAP) livrés à ce jour sont complétés, depuis juin 2013, par les premiers hélicoptères en version appui-destruction (HAD), qui disposent de missiles. En 2014, l'aviation légère de l'armée de terre réceptionnera quatre HAD supplémentaires, portant à quarante-huit le nombre de Tigre livrés sur une cible ramenée à soixante appareils. L'arrivée de tous ces équipements a incontestablement élevé le niveau d'équipement de l'armée de terre et renforcé sa capacité opérationnelle.

Toutefois, vous le savez, ce bilan positif mérite d'être nuancé. En effet, en raison des contraintes financières pesant sur les conditions d'exécution de la LPM, le processus de modernisation aura finalement connu un fort ralentissement en 2011 et en 2012, qui s'est accentué en 2013 avec le budget d'attente. De fait, cela a nettement modéré l'ambition que portait le Livre blanc de 2008 en matière de remise à niveau des moyens terrestres. Avant même les décisions du Livre blanc de 2013, les mesures d'économie imposées à l'armée de terre se sont ainsi traduites par une baisse de l'ordre de 14 % des investissements consacrés aux programmes à effet majeur et aux autres opérations d'armement. Ces mesures d'économie ont touché toutes les armées. Cependant, l'armée de terre, qui ne représente que 20 % du programme 146, a assumé 40 % de l'ensemble de ces économies en 2012 et 2013, ce qui a freiné la dynamique qui avait été lancée.

Je constate donc avec satisfaction que le projet de loi de finances pour 2014 traduit la volonté de relancer cette dynamique. L'enjeu de cette première annuité, et plus globalement de l'ensemble de la LPM, réside dans le respect de la programmation : il convient de ne pas amplifier les conséquences des retards accumulés dans le cadre de la précédente LPM. À ce titre, je partage pleinement la volonté de garantir une exécution fidèle de la LPM, en renforçant, au besoin, le contrôle parlementaire.

Même décalé de deux ans, avec un investissement réduit de la moitié sur la période, le lancement du programme Scorpion en 2014 est de ce point de vue un soulagement, car il constitue une obligation. Ce programme, qui a vocation à structurer les capacités de combat médianes des forces terrestres, répond parfaitement aux impératifs opérationnels et à aux objectifs d'économie que s'est fixés l'armée de terre. Il satisfait d'abord, au juste niveau, aux exigences du combat moderne en matière de protection, de mobilité, de précision des armes et, enfin, de valorisation de l'information. D'autre part, la maîtrise des coûts d'acquisition, mais aussi d'emploi et de soutien, constitue une donnée clé de cette opération d'armement. La standardisation des plateformes réduira les coûts de maintenance des engins et de formation des équipages. La reconfiguration, grâce au concept de kits additionnels communs, permettra de différencier les véhicules en fonction du type d'engagement. Enfin, la simulation embarquée améliorera les conditions d'entraînement et contribuera à l'appui aux opérations, tout en réduisant les coûts.

Compte tenu des reports qu'a déjà subis le programme et au regard de l'étalement des livraisons, les forces terrestres ne seront renouvelées par Scorpion qu'à l'horizon 2025, lorsque 50 % de ce parc aura été livré. Ma vigilance portera donc prioritairement sur le respect du calendrier. La livraison des vingt-quatre premiers véhicules blindés multirôles (VBMR) en 2018 et celle des quatre premiers engins blindés de reconnaissance et de combat (EBRC) en 2020 constituent un objectif certes ambitieux, mais surtout crucial pour une opération particulièrement attendue. Le respect de ce calendrier est d'autant plus impératif que tout nouveau report s'accompagnerait inévitablement de nouvelles opérations de vieillissement des AMX10 RC et des véhicules de l'avant blindés (VAB), dont vous connaissez déjà la vétusté. J'estime en outre qu'il serait extrêmement préjudiciable de succomber à la tentation de l'achat « sur étagère » pour remplacer une des trois opérations constituantes de Scorpion, ce qui remettrait en cause les économies d'échelle réalisées en faisant appel à une seule famille d'équipements.

Concernant les hélicoptères de manoeuvre, la commande passée le 29 mai 2013 pour la seconde tranche de livraison de trente-quatre NH90 est évidemment une source de satisfaction. Mais elle ne doit pas masquer le fait que la future LPM limite à ce stade à 115 le nombre d'hélicoptères de manoeuvre de l'armée de terre, affaiblissant ainsi, pour le moment et dans l'attente d'un retour à meilleure fortune, la capacité aéromobile des forces terrestres. En outre, l'étalement des livraisons des NH90 – qui seront au nombre de trente-huit en 2019 et de soixante-huit à l'horizon 2024 – repousse l'amélioration qualitative de notre flotte d'hélicoptères de manoeuvre. Cela contraint donc l'armée de terre à conserver des Puma en limite d'obsolescence au-delà de 2025 – ils auront alors près d'un demi-siècle –, ainsi que des Cougar et des Caracal au-delà de 2030.

S'agissant des drones tactiques, les engagements récents ont confirmé l'apport essentiel qu'ils représentent en opérations. En offrant au chef tactique et aux forces terrestres un appui renseignement immédiat, adapté au rythme des opérations menées au sol, ils contribuent à l'efficacité et à la protection des unités engagées. Dans ce cadre, l'évaluation du système Watchkeeper, conduite avec nos amis britanniques, se poursuit avec des résultats techniques prometteurs mais encore perfectibles, qui permettent d'entrevoir sa maturité prochaine. Sa fiabilité vient d'ailleurs d'être reconnue et certifiée au Royaume-Uni. La coopération entre les deux armées de terre autour du Watchkeeper fonctionne parfaitement. Pour ma part, je considère que cet appareil offre des capacités très intéressantes d'emport combiné de moyens optiques et électromagnétiques, ainsi qu'une bonne autonomie de vol. Enfin, j'observe une forte volonté, de part et d'autre de la Manche, de lever les dernières difficultés pour faire aboutir ce projet. Sa dimension européenne constitue d'ailleurs un atout supplémentaire : elle ouvre des perspectives de mutualisation non seulement en opérations, mais aussi en matière de formation et d'entraînement.

Le programme d'équipement en missiles moyenne portée (MMP) exige, quant à lui, une vigilance particulière, afin que le marché de développement et de fabrication soit bien notifié avant le mois de novembre 2013, ce qui semble en bonne voie. L'acquisition de cet armement, qui constituera un élément majeur de nos unités de combat d'infanterie et de cavalerie, permettra de remplacer trois armements par deux. Ce programme contribue donc à l'effort général d'économie sur les moyens et de rationalisation de l'armée de terre. Il s'agit surtout de limiter l'ampleur de la réduction de capacité, inévitable à partir de 2016, du fait de l'obsolescence définitive du Milan et de son poste de tir.

Le cas du porteur polyvalent terrestre (PPT) illustre également les risques de rupture capacitaire que font peser les reports successifs d'opérations et le ralentissement des cadences de livraison. Les premières versions de ce camion logistique ont été livrées en 2013. Cent quinze exemplaires le seront en 2014, et seulement 450 avant 2020 sur une cible de 1 600 porteurs. Ceci nécessitera de procéder à nouveau au vieillissement des camions logistiques actuels : le TRM 10 000 et le véhicule de transport logistique (VTL), aujourd'hui réellement à bout de souffle. Une rupture capacitaire pourrait intervenir à partir de 2019. Elle soumettrait alors à une très forte tension la fonction logistique, dont l'importance a pourtant été confirmée au Mali et en Afghanistan, et qui est quotidiennement sollicitée en métropole pour assurer le transit interarmées et le soutien des activités d'entraînement. J'ajoute qu'une escouade de six de ces nouveaux camions PPT a embarqué hier matin pour le Mali. La projection rapide des nouveaux matériels est ainsi pratiquée depuis plusieurs années avec succès par l'armée de terre, afin de doter les hommes des matériels les mieux adaptés à leurs conditions d'engagement.

Le projet de LPM fait de l'activité opérationnelle une priorité. Cela se traduit par une augmentation des crédits dédiés à l'entretien programmé des matériels (EPM) et par le maintien de l'entraînement à son niveau de 2013. Cependant, cet effort s'accompagnera d'une forte contrainte sur les dépenses de fonctionnement et de cohérence opérationnelle, qui risque d'asphyxier progressivement l'activité et de dégrader les conditions d'exercice du métier militaire.

L'augmentation des crédits consacrés à l'EPM permet globalement de satisfaire nos besoins en entretien courant, mais elle ne couvre pas les coûts de régénération des matériels rapatriés des théâtres d'opérations extérieures. C'est pourquoi, en l'absence de financement spécifique, la remise à niveau de ces véhicules ne pourra se faire qu'au détriment de la disponibilité des parcs en service en métropole. En 2014, pour régénérer les 1 400 engins terrestres ramenés des opérations Pamir et Daman – dont près de 560 VAB –, auxquels il convient d'ajouter les équipements rentrés de l'opération Serval, le besoin est évalué à 24 millions d'euros par an sur une période de cinq ans. La couverture de ce besoin nous a été refusée à ce stade de l'élaboration du budget. En dépit des difficultés que posent le soutien simultané des matériels de nouvelle génération et l'entretien des engins d'ancienne génération, l'armée de terre sait pouvoir contenir ses besoins en EPM terrestres et aéronautiques à environ 900 millions d'euros de 2013 jusqu'en 2020, grâce à la poursuite de politiques innovantes, rigoureuses et contraignantes. Vous pouvez en tirer la conclusion que l'armée de terre est soutenable dans la durée.

En effet, l'impératif de maîtrise des coûts constituant un enjeu prioritaire, l'armée de terre a fait des choix structurants pour optimiser l'emploi de ses ressources. Elle a notamment généralisé à tous les matériels, en 2008, une politique d'emploi et de gestion des parcs différenciée par nature d'utilisation : alerte Guépard, entraînement en camps ou service permanent en garnison. Les objectifs de disponibilité technique opérationnelle sont également différenciés selon qu'ils s'appliquent aux théâtres d'opérations ou à la métropole. Toutefois, compte tenu des efforts déjà réalisés dans ce domaine et de leurs résultats, les marges de progrès me semblent dorénavant réduites.

Concernant la préparation opérationnelle, les ressources programmées devraient permettre de la maintenir à son niveau de 2013. L'insuffisance des ressources nécessaires pour atteindre les objectifs de 90 journées de préparation opérationnelle et de 200 heures de vol est, pour l'instant, compensée par les efforts d'entraînement consentis par l'armée de terre pour préparer les opérations et par son expérience capitalisée au cours de ces opérations. La préparation opérationnelle différenciée, que l'armée de terre pratique depuis 2009, a pour objectif d'adapter le niveau d'entraînement au type de mission et d'optimiser l'emploi des moyens par type de préparation. Nous avons d'ailleurs fait évoluer ce concept en 2011, en développant la préparation opérationnelle décentralisée en garnison.

Enfin, pour entretenir l'expérience de ses unités, l'armée de terre privilégie l'armement des forces prépositionnées et des forces de présence avec du personnel en mission de courte durée. Outre les économies réalisées par rapport au coût d'un personnel permanent outre-mer, cela permet chaque année à plus de soixante unités de combat de remplir des missions contribuant directement à leur préparation. Pour les mêmes raisons, nous employons nos propres soldats pour la protection de nos emprises, cette mission contribuant au maintien des compétences qu'ils mettent en oeuvre dans le cadre de leur mission de protection sur le territoire national.

Toutefois, si les contraintes budgétaires devaient se maintenir au même niveau au-delà de 2015, toutes ces « bonnes pratiques » ne suffiraient pas à écarter le risque d'une dégradation progressive de l'aptitude de l'armée de terre à honorer son contrat opérationnel.

S'agissant des dépenses de fonctionnement et de cohérence opérationnelle, l'armée de terre identifie des tensions contraignant les conditions d'exercice du métier militaire et les conditions de vie. Ces tensions pourraient avoir des effets sur sa capacité opérationnelle et sur son moral. En effet, en l'état, le cadrage budgétaire comprimera les crédits dédiés aux équipements d'accompagnement et de cohérence (EAC), à l'entretien programmé du personnel (EPP) et au fonctionnement et aux activités spécifiques (FAS). Cette situation est d'autant plus préoccupante que ces dépenses sont de plus en plus rigides compte tenu de leur volume, tandis que les marges d'économie restantes sont dorénavant faibles. À titre d'exemple, afin de ne pas porter préjudice à la sécurité de nos hommes, je devrai probablement choisir de financer à hauteur d'environ 10 millions d'euros le renouvellement de nos moyens d'évacuation sanitaire et de retarder celui des chariots élévateurs, pourtant indispensables sur les théâtres d'opérations extérieures.

La tension qui s'exerce sur les dépenses liées à la mobilité du personnel retient également mon attention. Structurellement sous-dotés, ces crédits subissent depuis 2011 une érosion significative qui accroît chaque année le décalage entre les ressources programmées et les besoins de l'armée de terre. Des mesures d'économie visant à réduire la mobilité outre-mer et à l'étranger – la durée des séjours a ainsi été réduite progressivement à trois ans – et à diminuer le plan de mutation en métropole au strict minimum sont mises en oeuvre pour résorber cet écart. À cette sous-dotation s'ajoute à présent l'absence préoccupante de financement des dépenses de mobilité directement liées aux restructurations à venir. Afin que nos soldats n'assument pas directement la charge des réorganisations qu'impose notre nouveau modèle d'armée, je serai très probablement amené à transférer les efforts d'une ligne budgétaire à l'autre, affectant ainsi celles qui sont déjà dotées au minimum.

J'y insiste : les coupes dans les crédits de fonctionnement, décidées par plusieurs gouvernements successifs, finissent par porter atteinte aux droits individuels des soldats – par exemple au droit au remboursement des déménagements, alors que la mobilité est inhérente à notre métier. Dans l'armée de terre, les crédits de fonctionnement servent également à financer les campagnes de communication pour le recrutement et certains aspects de la préparation opérationnelle. Le fonctionnement a été trop rationalisé par le passé pour pouvoir subir de nouvelles mesures d'économie.

J'en viens aux infrastructures. Leur qualité est un élément essentiel de la capacité opérationnelle des forces terrestres et conditionne le moral des hommes. Le régiment est à la fois un lieu de vie et d'entraînement. Or, malgré une forte rationalisation de ses besoins et en dépit d'une programmation à long terme, l'armée de terre ne peut que regretter le report de ses projets d'infrastructures et la dégradation continue des installations de vie courante de ses hommes. En effet, la modernisation des espaces d'entraînement devra être rééchelonnée dans le temps pour dégager des économies. De même, des crédits d'investissement limités seront consacrés à certaines installations d'instruction pourtant essentielles, mais considérés comme moins prioritaires. Comme vous le savez, les infrastructures de vie et les équipements sportifs sont parfois dans un état critique. Dans plusieurs régiments, comme au 121e régiment du train de Montlhéry, ils semblent avoir été laissés à l'abandon. Initialement prévue en 2013, la fin du plan d'hébergement des militaires du rang – le plan VIVIEN – a dû être reportée à 2017, obligeant certains d'entre eux à loger dans des conditions précaires. De nombreux casernements se dégradent faute de ressources pour les entretenir, et les conditions de vie et de travail du personnel deviennent de moins en moins acceptables. Je vous invite d'ailleurs à venir visiter les lieux les plus édifiants de ce point de vue.

La « clause de revoyure » de la LPM me semble donc une occasion à ne pas manquer. Elle pourrait permettre de compléter les crédits de fonctionnement et de cohérence opérationnelle avec des montants somme toute faibles – un bâtiment pour loger les troupes coûte trois millions d'euros – et d'améliorer ainsi significativement les conditions d'exercice du métier.

L'armée de terre poursuit en 2014 les déflations d'effectifs à un rythme que peut encore supporter son modèle de ressources humaines. Sa masse salariale est équilibrée, mais les objectifs de « dépyramidage », très ambitieux, méritent d'être ajustés.

En l'espace de onze ans, de 2008 à 2019, 35 000 postes auront été supprimés et 22 000 transférés. Au total, 57 000 hommes et femmes de l'armée de terre auront été touchés par les réformes. En 2013, les déflations se sont poursuivies au rythme imposé par la précédente LPM : 2 260 postes militaires ont été supprimés au titre du budget opérationnel de programme (BOP) « Terre » et environ 2 980 dans l'ensemble de l'armée de terre. Cette réduction a été obtenue par la dissolution du 8e régiment d'artillerie de Commercy et l'adoption d'une trentaine de mesures de restructuration, permettant chacune des gains variant de trois à quatre-vingt-dix postes. En 2014, 2 600 suppressions de postes sont prévues au titre du BOP « Terre ». Les mesures de restructurations ont été identifiées. Celles dont l'annonce a pu être faite à ce jour sont en cours de mise en oeuvre.

L'effort de réorganisation qu'impliquent ces déflations est chaque année plus complexe. Nous avons capitalisé au fil des ans une expérience solide en termes de mise en oeuvre des restructurations et d'accompagnement individualisé. Nous disposons par ailleurs d'un modèle de ressources humaines cohérent, qui a fait la preuve de son adaptabilité aux contraintes actuelles. Je considère qu'il n'est sans doute pas nécessaire, pour le moment, de le revoir en profondeur ou d'en modifier les fondements. Compte tenu de l'ampleur des efforts qui nous attendent, il convient selon moi de ne pas précipiter les réformes et de les faire se succéder à un rythme supportable tant par les organisations que par nos hommes. Avec la crise du projet Louvois, nous mesurons, hélas, les effets d'une trop grande ambition réformatrice.

À ce stade, l'armée de terre confirme donc son attachement à son modèle de ressources humaines, qui s'appuie sur un impératif de jeunesse, sur la diversité du recrutement, sur l'équilibre entre contractuels et militaires de carrière et, enfin, sur la promotion interne au mérite. En vertu de ces principes, deux tiers des sous-officiers proviennent de la troupe et 70 % des officiers sont recrutés en interne. Ainsi, l'armée de terre offre à ses hommes des perspectives de carrière attractives. Elle valorise l'expérience professionnelle et fait de « l'escalier social » une réalité. En outre, ce système permet une gestion dynamique des flux. En l'espace de dix ans, l'armée de terre a ainsi diminué son recrutement direct d'officiers de 38 %. Pour faire taire les mauvaises langues, je précise que, de 2006 à aujourd'hui, nous sommes passés de trente-neuf nouveaux généraux par an à vingt et un.

D'autre part, je précise que l'armée de terre maîtrise parfaitement sa masse salariale, signe qu'elle contrôle ses effectifs. Les difficultés liées au logiciel Louvois mises à part, la masse salariale devrait afficher, en 2013, un léger excédent d'environ six millions d'euros, après avoir été à l'équilibre en 2011 et en 2012, hors mesures exogènes telles que la refonte des grilles indiciaires ou les mesures de revalorisation des bas salaires. Je peux donc vous affirmer que, pour la catégorie du personnel militaire dont elle a la charge, l'armée de terre est un bon gestionnaire.

Cependant, l'évolution des dépenses en personnel militaire, ces dernières années, suscite des interrogations. En effet, en dépit de la baisse des effectifs, la masse salariale du personnel militaire a continué à croître. Le « repyramidage » des effectifs est avancé comme une cause probable de cette hausse. Sans porter un quelconque jugement sur cette analyse, j'observe que le titre 2 du BOP « Terre » a diminué de 10 % entre 2010 et 2012. S'agissant du « repyramidage », je constate que, au sein du ministère, entre 2008 et 2013, le nombre d'officiers a diminué de l'ordre de 5 %, tandis que celui du personnel civil de catégorie A a augmenté d'environ 25 %.

D'autre part, avec un taux d'encadrement inférieur à 12 %, et de seulement 8 % dans les forces terrestres, l'armée de terre affiche un ratio très raisonnable, notamment par comparaison avec ses homologues étrangères : ce même ratio est d'environ 14 % aux États-Unis et au Royaume-Uni. C'est pourquoi elle éprouve des difficultés à adhérer à l'objectif visant à ramener le taux d'encadrement « officiers » du ministère à 16 %, ce qui implique un effort de déflation considérable sur cette catégorie de personnel. En dépit des nouveaux leviers d'aide au départ, au demeurant plus attractifs et donc plus incitatifs que les précédents, le bilan des années passées m'a conduit à considérer que les objectifs fixés à l'armée de terre en la matière étaient déraisonnables au regard des effets déstructurants dont ils sont porteurs. Un arbitrage est attendu sur ce point.

Enfin, pour clore le sujet des effectifs, j'estime que la cible d'environ 15 000 suppressions de postes hors forces opérationnelles, c'est-à-dire essentiellement dans l'environnement et le soutien de ces forces, constitue à mes yeux un défi d'ampleur. Les économies drastiques réalisées depuis 2008 laissent peu de marges de rationalisation, dans des domaines qui conditionnent très directement tant la capacité opérationnelle que le moral des hommes. Dans l'administration générale et le soutien commun, dont la réorganisation aura de lourdes conséquences sur la vie courante de nos unités, l'effort pourrait représenter environ 40 % du total de ces déflations. Il est capital que ces nouvelles réductions ne dégradent ni le soutien aux activités opérationnelles ni leur sécurité, et qu'elles ne causent pas non plus de défauts d'administration préjudiciables à la condition du personnel. Tel est l'enjeu du travail d'identification en cours au sein du ministère, le risque étant que l'on décide de reporter in fine sur les forces les suppressions qui n'auront pas pu être réalisées. Nous passerions alors en deçà du format de 66 000 hommes projetables qui doit permettre à l'armée de terre d'honorer son contrat opérationnel.

Pour conclure, j'évoquerai les enjeux pour l'avenir : premièrement, notre capacité à mobiliser nos hommes autour de la réforme ; deuxièmement, la nécessité de confier aux chefs d'état-major les leviers d'action indispensables pour garantir le niveau de préparation opérationnelle de leur armée et le moral de leur personnel.

Les hommes et les femmes de l'armée de terre font preuve, sur les théâtres d'opérations, d'un sens de l'engagement et d'un dévouement qui forcent mon admiration. Depuis de nombreuses années déjà, ils mettent également en oeuvre, avec constance, de nombreuses restructurations et conduisent le changement de leur armée, avec détermination et avec un certain succès. Le nouvel effort qui leur est demandé aura naturellement des effets sur leur moral. Plus généralement, le contexte économique national ajoute à la perception globalement pessimiste que nos concitoyens ont de leur avenir. Tout cela alimente les inquiétudes de nos hommes, leur sentiment de lassitude, voire de mécontentement. Nous devons donc veiller à ne pas affecter leur motivation et la satisfaction que leur procure leur engagement au service de notre pays, en leur donnant les moyens non seulement de bien vivre leur métier, mais aussi de vivre bien de leur métier.

S'agissant de la modernisation de la gouvernance du ministère, une clarification des responsabilités et une simplification de l'organisation sont nécessaires. Les dysfonctionnements du projet Louvois ont montré les limites d'une approche trop fonctionnelle des organisations. En dispersant les leviers de commandes entre de trop nombreuses mains, dans une logique mal comprise de recentrage sur le coeur de métier et de spécialisation des fonctions dites « en tuyaux d'orgue », cette méthode dilue finalement les responsabilités et pourrait être porteuse de déconvenues. La volonté de donner la primauté à l'opérationnel fixe une ligne directrice très compréhensible dans un ministère comme le nôtre. Celle-ci justifie que les chefs d'état-major des trois armées restent les garants de la cohérence capacitaire et opérationnelle des forces dont ils sont responsables. Il me semble donc légitime qu'ils disposent des moyens leur permettant de répondre, devant le chef d'état-major des armées, le ministre de la Défense et les commissions parlementaires, de l'atteinte des objectifs qui leur sont fixés.

Je vous ai livré avec franchise et transparence l'analyse d'un chef d'état-major dont l'armée contribuera de manière significative à l'effort de redressement budgétaire du pays. Le projet de LPM et le PLF pour 2014 me semblent se présenter aujourd'hui convenablement, à l'exception de la manoeuvre de déflation des effectifs, qui restera délicate à conduire. En outre, ils supposent que notre pays fasse preuve de volontarisme pour soutenir dans la durée l'ambition stratégique qui est la sienne.

Je vous remercie chaleureusement du soutien apporté par votre commission aux hommes et aux femmes de l'armée de terre, que ce soit sur les théâtres d'opérations, aux côtés de nos familles et de nos soldats dans les moments difficiles ou, tout au long de cette année, lors des travaux du Livre blanc, de l'examen du projet de LPM et de l'université d'été de la défense.

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