Permettez-moi de rappeler l'historique du dossier.
Les pneumatiques étant des produits volumineux, la proximité des constructeurs automobiles est une donnée importante du marché, lequel se divise en marchés matures – États-Unis et Europe de l'Ouest, où sont concentrés les principaux constructeurs – et marchés émergents – Asie, Europe de l'Est et une partie de l'Amérique latine, caractérisés par une forte croissance.
Dans les années quatre-vingt-dix, Goodyear a fait le choix de s'installer dans les pays émergents. En 1992, le groupe est le premier à s'implanter en Chine, où il produit sous sa propre marque. En 1997, il prend position en Inde. Ces localisations n'ont pas d'effet direct sur la production en Europe. En revanche, après la chute du mur de Berlin, en 1989, plusieurs constructeurs automobiles, dont Volkswagen, PSA et Renault, se déploient en Europe de l'Est. Entre 1999 et 2009, le nombre de véhicules assemblés dans les pays d'Europe centrale et orientale (PECO) passe de 1,4 million à plus de 3 millions.
Le marché du pneumatique se partage entre la première monte, déterminée par les constructeurs automobiles, et le remplacement, qui dépend de l'importance du parc. Dès 1995, Goodyear choisit de se développer en Pologne, en prenant une participation dans Dębica. Le groupe annonce un investissement de 115 millions de dollars. Il s'installe en Slovénie en 1997. Dębica se situe dans une zone économique, où les entreprises sont exonérées de taxes, d'impôts sur le revenu et de taxe foncière. Ce zonage, d'abord reconduit jusqu'en 2012, vient d'être prolongé jusqu'en 2020.
La concurrence entre le site polonais et les sites français et allemands est allée en se renforçant. En 2002, Goodyear construit un important pôle logistique à Tarnów et, en 2006, entreprend de moderniser l'usine polonaise. En 2007, le groupe annonce un plan d'investissement de 100 millions d'euros sur quatre ans, pour augmenter la production de pneus à haute performance. D'ordinaire, les constructeurs se fixent près des lieux de consommation. S'ils produisent le onze, le treize ou le quinze pouces dans les PECO, ils maintiennent la fabrication du dix-sept, du dix-neuf et du vingt-et-un pouces dans l'Europe développée. Goodyear masse toute la production à l'Est. L'usine polonaise devient sa vitrine technologique. Sa production passe de 26 000 à 48 000 unités par jour, alors que celle d'Amiens-Nord ne dépasse pas 20 000. Le chiffre d'affaires de Dębica augmente de 62 millions d'euros en 2003 à 218 en 2007, puis à 247 en 2011. En 2009, la production du site polonais est exportée à 74 % vers les pays européens.
Le deuxième volet du redéploiement est l'alliance avec Sumitomo, conclue en février 1999. Celle-ci renforce la présence du groupe dans les pays développés, où les marchés sont à maturité. En Europe, elle conduit au regroupement de six usines Goodyear et de huit usines Dunlop, dans une filiale commune Goodyear Dunlop Tires Europe. Chacun des groupes possède une unité à Amiens. L'établissement de Goodyear deviendra Amiens-Nord et celui de Dunlop, Amiens-Sud. Le second sera rattaché à la filiale européenne après l'échec du plan de modernisation. Ce site avait bénéficié d'un investissement de modernisation de 100 millions et se positionne sur des pneus haut de gamme. Entre les deux sites, la différence de culture industrielle et sociale, comme de situation matérielle, est significative.
Le repositionnement entraîne une vague de restructurations industrielles. Dès 1999, Goodyear annonce 2 500 suppressions d'emploi. En 2000, le groupe ferme une usine en Italie, supprime 1 500 postes dans l'usine anglaise de Wolverhampton et 400 emplois à Montluçon, ancien site de Dunlop. En 2003, il ferme l'usine de Huntsville en Alabama. En 2005, il annonce que sa production européenne chutera de 25 à 15 millions d'unités. L'année 2007 voit la fermeture de deux sites, l'un à Valleyfield, au Québec, l'autre en Australie. En 2011, celui d'Union city, dans le Tennessee, disparaît à son tour. Goodyear, qui, en 2000, possédait quatre-vingt-seize entités dans vingt-huit pays, n'en compte plus, en 2010, que cinquante-six dans vingt-deux pays.
Parallèlement aux restructurations industrielles, le groupe optimise l'organisation du travail. Dès 1995, il veut que les unités travaillent sept jours sur sept. Le premier conflit éclate à Amiens, où les syndicats s'opposent fortement au travail du dimanche. La presse signale un climat social dégradé.
En 1998, alors que l'accord Robien a réduit le temps de travail a trente-six heures par semaine, Goodyear souhaite élever la durée hebdomadaire de travail. Le groupe généralise les 4x8 à tous ses établissements. La proposition du plan de modernisation des sites survient dans un climat social tendu et dégradé à Amiens-Nord et une forte différenciation des deux sites.
En avril 2007, Goodyear propose un plan en trois volets, qui prévoit l'investissement de 52 millions d'euros sur le nouvel ensemble, la suppression de 450 postes en trois ans sans licenciement, le passage aux 4x8, avec quatre équipes au lieu de cinq (trois en semaines et deux le week-end).
Ce plan de modernisation est soumis à consultation. En octobre 2007, il est rejeté par 64,5 % des salariés. Le 17 mars 2008, Dunlop signe un accord avec la CGT, la CFTC et FO. Le site de Dunlop est bloqué. Deux responsables de la CGT sont révoqués par leur syndicat. Un boycott est lancé en juin 2008, suivi d'une consultation par correspondance. La CGT, SUD et FO appellent au boycott. Le fait qu'il y ait deux consultations, dont l'une organisée par la direction, permet à chaque partie de camper sur ses positions. On a le sentiment que la direction voulait depuis longtemps fermer le site et a joué un jeu pervers qui a fait monter la tension au sein des organisations syndicales jusqu'au point de non-retour.
La signature de l'accord chez Dunlop durcit encore les positions. Le site de Dunlop est moderne, positionné sur le haut de gamme. Dans l'usine Goodyear, qui souffre d'un manque d'investissement, le climat social est dégradé. Les 52 millions d'euros annoncés apparaissent comme un plus pour les salariés d'Amiens-Sud, tandis qu'ils apparaissent insuffisants pour les salariés du site Amiens-Nord, qui n'a pas connu d'investissement récent et reste positionné sur des gammes ordinaires. D'après les syndicats, il aurait fallu y consacrer 80 millions. L'écart matériel et social entre les deux usines explique la différence d'appréciation des personnels. Pourtant, Claude Dimoff, qui signe l'accord pour la CGT, qualifie la proposition de la direction d' « odieux chantage ».
Les conditions contestables de la consultation, la signature de l'accord chez Dunlop et l'éviction de deux représentants de la CGT conduisent une fraction dure et jusqu'au-boutiste à tenter un bras de fer avec la direction. Celle-ci, qui n'accorde de valeur qu'à la seconde consultation, poursuit une logique qui conduit à la fermeture de l'activité de tourisme et à la cession de l'agraire.
Le groupe cède à Titan l'activité agraire en Amérique du Nord en 2005 et en Amérique latine en 2011, ce qui traduit sa volonté depuis plusieurs années de se désengager d'un secteur très technique, exigeant des investissements et des efforts en R&D. En choisissant le tourisme et en investissant dans de nouvelles unités, il se positionne sur le haut de gamme. Compte tenu de son endettement, il lui était difficile d'être leader dans les deux domaines, où l'organisation de la production et la logistique sont distinctes.
En France, Goodyear, qui a choisi de céder l'agraire et d'arrêter le tourisme, pense probablement que le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) passera plus facilement s'il est associé à la sauvegarde de 570 emplois, mais le tribunal de Nanterre a considéré qu'il s'agissait d'une seule et même opération. De ce fait, le manque d'information sur le projet de Titan a permis d'invalider le PSE. Or, tant que celui-ci n'est pas entériné, le pôle agraire n'existe pas en tant que tel.
La CFE-CGC relève cette faiblesse. En mars 2013, elle demande à la direction d'ouvrir des négociations sur un plan de départs volontaires et de séparer juridiquement les deux entités de production. Titan avait annoncé un investissement de 5,5 millions de dollars l'année de la reprise, sans donner d'information pour les suivantes, ne voulant pas s'engager au-delà de deux ans. Le montant est faible, comparé aux 100 millions de dollars consacrés à la reprise des actifs aux États-Unis et aux 20 millions d'euros qui semblaient nécessaires pour moderniser le site. Au dernier moment, M. Wamen refuse de s'engager, au motif qu'il avait demandé à Titan de s'engager sur cinq ans.
Le secteur a connu un drame social : 1 173 emplois sont frappés, voire 2 000 si l'on y ajoute la sous-traitance. À mon sens, la direction avait décidé depuis l'origine de ne pas conserver les deux sites. Avec Continental, la Picardie avait vécu une affaire similaire, mais du moins, avant l'OPA hostile, la crise de 2008 et l'obligation pour les actionnaires, qui avaient tout emprunté aux banques, de se débarrasser des sites de Compiègne et de Hanovre, le groupe avait pourtant fait le choix de produire des pneus haut de gamme. Pendant la dernière année de production, il a gagné 14 millions d'euros. Dans le cas de Goodyear, je crains qu'il n'y ait eu aucune stratégie industrielle et que le groupe ait agi au coup par coup.
J'ai fait allusion à la partie qui se jouait en permanence au tribunal de Nanterre. Un groupe aussi puissant que Goodyear aurait eu les moyens de s'offrir des conseils avisés, au lieu de prolonger une partie de ping-pong avec les organisations syndicales. La fermeture du site de Continental, gérée par des Allemands respectueux du droit européen, s'est effectuée dans des délais courts, alors que Goodyear a fait toute une cavalerie sans jamais construire sa stratégie. Si le groupe voulait vendre l'agraire, il fallait séparer les activités en amont. Cette absence de gestion lui a coûté une fortune, en dehors même de la fermeture, qui représentera peut-être encore 200 millions.
Je tiens à votre disposition tous les courriers que j'ai échangés à ce sujet. En 2007, M. de Robien m'a appelé pour me proposer de l'accompagner aux États-Unis où il devait rencontrer les représentants du groupe. J'ai accepté, mais il n'a jamais pu obtenir de rendez-vous. La direction ne manifestait aucune volonté de s'installer à la table de négociation.
Elle s'est plainte de ne pas avoir été aidée par les collectivités. Celles-ci ne pouvaient s'opposer à son départ, mais tenaient à ce que le site soit réindustrialisé, pour maintenir l'emploi. Quand les actionnaires décident de fermer une usine, s'ils respectent la loi, on a du mal à leur interdire. Mais est-il juste qu'ils interdisent au repreneur d'exercer la même activité qu'eux, ce qui entraîne la perte de tous les savoir-faire, ceux de l'usine comme des sous-traitants ? Le problème a été le même chez Continental. Quand on se réclame du libéralisme, on doit accepter le jeu de la concurrence ! C'est pour faire passer ce message que je me présente devant vous.
La région n'a pas le pouvoir d'empêcher une société de fermer une usine ou de licencier, sauf si elle a conditionné le versement d'une aide à un engagement inscrit dans un contrat. Cela n'a pas été le cas. Chaque fois que j'ai rencontré M. Dumortier, je lui ai dit que nous ne l'aiderions pas tant qu'il ne réglerait pas les problèmes en amont, car Titan, groupe texan brut de décoffrage, ne reprendrait pas l'activité si les problèmes sociaux n'étaient pas réglés par Goodyear, ne serait-ce qu'en raison du droit de suite. Or, quoi qu'en dise M. Dumortier, il n'a jamais créé les conditions de la reprise. Nous sommes arrivés au moment de vérité. Quelle politique a-t-il réellement poursuivie pendant des années ?
Je ne m'étendrai pas sur les conséquences de la situation pour la région. Parmi les salariés licenciés à Compiègne, très peu ont retrouvé un emploi. Le site n'a toujours pas été dépollué. Aucun problème n'est réglé, ce qui condamne toute possibilité de reprise. Il vous appartient de faire en sorte que, lorsque surviendra un nouvel accident, nous soyons armés pour agir et réagir.