Nous discutons d'un dossier sensible, qui a suscité plusieurs décisions de justice. Il y a quelques années, le CE de Goodyear m'a demandé de lui fournir des éléments de droit positif concernant la désignation d'un administrateur provisoire, mais je ne m'exprime pas ici en tant qu'avocat, ce que je ne suis pas. Je m'en tiendrai à des remarques objectives.
Au regard du droit français, Goodyear France représente une personne morale possédant son intérêt propre, que ses dirigeants sont tenus de défendre. Que le groupe lui donne ordre de fermer un établissement crée une situation délicate. Sur ce sujet, on peut s'inspirer de la jurisprudence Rozemblum de 1985, dont il ressort qu'une société peut accorder à une société de son groupe une aide qui n'excède pas ses possibilités financières, c'est-à-dire qui ne mette pas en cause sa survie. On peut considérer qu'en s'amputant d'une activité, une société prend une décision contraire à son intérêt.
En l'espèce, la société exerce l'activité de façonnier. Elle réalise des pneus à la commande, pour des sociétés du groupe, qui les livrent à ses clients. Il existe un décalage entre l'autonomie formelle de la personne morale, tenue de défendre son intérêt, et son mode de gestion.
Dès lors que le groupe lui rembourse ses coûts en lui consentant une faible marge, il est difficile d'apprécier sa rentabilité d'une société. Celle-ci appartient à une chaîne de fonctionnement, mais ne recherche pas de clients et ne développe pas d'activité propre. On comprend que les salariés soient frustrés de s'entendre dire qu'ils ne sont pas rentables, car Goodyear France n'a jamais eu la maîtrise de sa rentabilité. Cette société sans autonomie a évolué comme on le lui demandait, dans des conditions convenues avec le groupe ou imposées par celui-ci.
En créant Goodyear France, le groupe s'est protégé, puisque les salariés de cette société ne dépendent pas de lui. Si, en cas de préjudice environnemental, la loi permet qu'on puisse dans certains cas se retourner contre la société mère, c'est là une exception : la règle de principe, c'est celle selon laquelle le passif éventuel pèse uniquement sur la filiale. Notre droit distingue la société, qui a son intérêt propre, et le groupe, qui poursuit un autre intérêt, lequel peut être contraire à celui de la société.
Dans un procès, on peut considérer que la responsabilité civile ou pénale des dirigeants est engagée, puisque le droit français reconnaît l'abus de biens sociaux ou l'abus de pouvoir quand un chef d'entreprise privilégie son intérêt propre ou celui d'une société à laquelle il est lui-même intéressé.
Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, la demande de désignation d'un administrateur provisoire est recevable, même si une des décisions précise qu' « aucune disposition légale ne donne au comité d'entreprise le droit de solliciter la désignation d'un administrateur provisoire dans l'intérêt des salariés de l'entreprise. »
S'il faut modifier la législation, c'est peut-être sur ce point qu'il faut agir, en rendant plus sûre la désignation d'un administrateur provisoire ou du moins d'un mandataire chargé d'une mission plus réduite. L'administrateur provisoire a pour mission de gérer l'entreprise à la place des dirigeants, ce qui peut être vécu comme un dessaisissement. La loi pourrait prévoir la désignation d'un observateur ou d'un mandataire ad hoc, auquel le juge assignerait une mission particulière, en vertu d'une procédure attestée dans la jurisprudence.
La proposition de loi visant à redonner des perspectives à l'économie réelle et à l'emploi industriel, surnommée « loi Florange », vise à sanctionner les dirigeants qui arrêteraient les activités rentables. Mais un site est-il rentable en tant que tel ? Son appartenance à un groupe détermine l'accès à une clientèle comme à des fournisseurs, et impose des contraintes, des frais et un mode d'organisation. De ce fait, un établissement peut ne pas être rentable à l'intérieur d'un groupe, alors qu'il le serait s'il était indépendant.