À mon sens, les deux décisions les plus marquantes du dossier ont été rendues en 2013 par le TGI de Nanterre. Le 20 juin, le tribunal qui avait sanctionné Goodyear dans des audiences précédentes a démonté point par point l'argumentaire relatif à l'opacité ou à la mauvaise qualité des informations fournies par le groupe, ainsi qu'à la déloyauté du débat qui s'est tenu devant les instances représentatives du personnel. Le 24 septembre, il a affirmé que le plan de sauvegarde est conforme à la loi.
Dans ce dossier, ce n'est pas le nombre d'assignations qui pose problème mais leur sens. Le débat judiciaire remplace la grève, en créant un rapport de force presque aussi important que le conflit collectif, sans exposer les travailleurs aux mêmes risques. On peut parler d'assignation pression, car l'action en justice a un sens dynamique, qui force la négociation. Cela dit, l'organisation syndicale qui obtient 85 % des suffrages aux élections professionnelles de l'établissement n'a jamais examiné les solutions alternatives proposées aux salariés, lesquelles ont évolué en fonction des schémas économiques. Au vu de la décision du 20 juin, on peut se demander si l'action judiciaire n'a pas été hypertrophiée au détriment de l'emploi, alors que 1 400 personnes allaient perdre leur poste.
Le droit du travail, qui prévoit l'information et la consultation des salariés dans des termes extrêmement vagues et généraux, est fait pour être instrumentalisé. Il ouvre au magistrat un champ d'appréciation très vaste pour savoir si les représentants du personnel sont convenablement informés, sachant que, comme les avocats le répètent à l'envi, le poids du papier ne fait pas la qualité du dossier.
Le législateur français n'est jamais allé jusqu'à donner au CE un droit de veto suspensif, qui déclenche une nouvelle procédure. Le nouveau texte instaure une sorte de médiation, puisqu'en cas de conflit, l'administration du travail recevra les représentants de l'entreprise et des organisations syndicales, et leur demandera de formuler des propositions plus sérieuses. Sur la cause économique, le législateur n'a pas souhaité que l'administration se prononce, mais celle-ci peut néanmoins s'exprimer, par exemple en récusant sa propre compétence sur un dossier. Un droit de veto suspensif, joint à l'intervention d'un tiers, n'est pas à l'ordre du jour, mais il offrirait une solution quand un plan social pose problème.
La semaine dernière, M. Lacabarats, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, a publié un article dans lequel il insiste sur la nécessité de revoir l'organisation judiciaire, lorsqu'on est face à une opération d'une certaine ampleur qui touche l'information consultation. Mieux vaudrait confier à un seul tribunal l'ensemble des dossiers liés à une restructuration. On éviterait ainsi une multiplicité des décisions prises à Montluçon, Amiens ou Nanterre. Un juge unique pourrait être désigné par le président de la Cour d'appel du siège ou, comme c'est le cas en droit de la concurrence, un même tribunal pourrait être chargé de tous les grands dossiers d'information consultation. Les organisations syndicales, les représentants du personnel et les entreprises y gagneraient en sécurité juridique.
Il faut aussi réfléchir à l'organisation du débat judiciaire. Quand il s'agit de savoir si la politique de marge menée par Goodyear aux États-Unis organise la faillite d'un établissement en France, la plaidoirie en robe noire n'est guère de mise. J'en ai parlé à des membres du syndicat de la magistrature. Mieux vaudrait organiser des audiences auxquelles assisteraient les experts du comité d'entreprise et de la direction. Le juge pourrait-il lui-même être assisté d'un sachant indépendant, et traiter ainsi le dossier avec le sérieux qu'il mérite.
Il importe d'être réaliste. Dans le droit français, la santé des entreprises et la sauvegarde de la compétitivité sont des notions restrictives, si on ne les analyse pas d'un point de vue économique et industriel. On rencontre la question de la compétitivité hors coûts, qui soulève celle des marges, dans un environnement international particulier. Pour qu'une entreprise soit prospère, elle ne doit pas reverser la totalité de ses marges aux actionnaires, mais les réinvestir en partie. Reste à savoir où mettre le curseur, quand l'activité industrielle est en perte de vitesse. On lit souvent dans la presse, ou l'on entend dire à l'Assemblée que « les dirigeants n'ont pas pris à temps les décisions courageuses qui s'imposaient. » Dans certains cas, notamment dans le dossier Moulinex, on les a empêchés de le faire.